Il y a en vérité deux plans, un en noir et blanc tourné en 1924 par Arnold Fanck, l’autre en couleur, tourné en 2013 par Olivier Assayas. Par deux fois dans Sils Maria, le serpent de nuages qui donne son nom à la pièce autour de laquelle vibrent et se déchirent les protagonistes s’avance entre les montagnes de l’Engadine, majestueux, spectaculaire, et pourtant tenu à distance, une fois par le lointain de l’archive, l’autre fois par le détournement de l’attention des personnages. Cette manière à la fois d’accueillir la beauté et de ne pas se prosterner devant elle, de construire les conditions d’une admiration extrême et de jouer avec elles, signe un art de la mise en scène d’un niveau qui connaît aujourd’hui peu d’équivalent.
C’est le premier plan de Still the Water. Il montre, de face, des vagues qui semblent se ruer vers la caméra. Ce qui est montré est sans doute une des situations les plus banales et les plus fréquemment enregistrées au cinéma. La manière dont ce plan est filmé est sans précédent. Il ne s’agit pas ici de ruse, de procédé technique astucieux, d’invention d’une stratégie de prise de vue. Il s’agit d’inspiration et de sensibilité. Cette mer qui n’a rien d’exceptionnel, nous ne l’avions jamais vue, jamais vue ainsi, à la fois menaçante et protectrice, mythologique et réelle.
Tout à la fin d’Eden de Mia Hansen-Løve, lorsque s’achève sur un mode désabusé la trajectoire du personnage principal, celui-ci déambule dans un club à demi vide, laissant de côté les autres protagonistes qui appartiennent à une histoire désormais révolue. Il est seul quand la caméra le quitte pour parcourir avec une grâce extrême un espace noir où finit par apparaître une jeune fille dans l’obscurité, seule avec son ordinateur. Belle, glaciale, peut-être un fantôme, le fantôme de cette musique qu’elle distille depuis son Mac, cette apparition incarne avec une puissance qui foudroie la violence du solipsisme où une jeunesse s’est perdue.
Un étrange agencement de réalisme et de théâtralité a composé le début du film, autour d’une famille marquée par la dépression du père qui abuse de sa petite fille, et les embardées désordonnées de la mère et des enfants pour échapper à ce destin atroce et minable, beaucoup plus grand qu’elles. Mais voici qu’il apparaît, encore plus grand que le destin. On le sent aussitôt. C’est un camion rouge garé près de la mer, c’est un navire de légende et un rêve d’enfant, c’est l’espèce de tapis volant qui permettra l’enchantement à venir de Je m’appelle hmmm… , le si beau film d’Agnès Troublé, dite agnès b.
D’où viens-tu Johnny? Qui es-tu, toi qui marches dans la poussière de la route, entouré de vaches aux grandes cornes, sans te soucier des voitures qui te frôlent? La chanson sur la bande-son le dit: tu es Gary Cooper en route vers le show down du Bien et du Mal. Tu es le cowboy absolu, toi qui, il y a quarante ans, chevauchais la moto ornée de ces mêmes grandes cornes dans le fulgurant Touki Bouki de Djibril Diop Mambety. Mati Diop, la nièce de Djibril, t’a retrouvé, toi Magaye qui, un peu bourré, gardes encore les vaches près de Dakar. Elle t’a reconnu etn par le miracle d’un plan au début de Mille Soleils, a fait jouer ensemble une mémoire d’Afrique, une mémoire de cinéma, une beauté des humains.
En aura-t-on lu, et entendu, des bêtises sur Nymphomaniac, ce grand film puritain et sentimental! Dans le vortex d’inquiétude et d’espérance enclenché par Lars von Trier, très tôt et obstinément, s’impose une surface singulière, mate, tendue, à la fois offerte et rétractée, espace comme promis à toutes les brûlures, toutes les entailles que les humains sont capables de s’infliger. Ce n’est pas un plan à proprement parler (ou alors au sens d’un plan d’immanence), et c’est pourtant bien un bloc circonscrit qui compose le film lui-même, dans sa grande richesse, sa complexité et ses contradictions. Ce «plan» (le visage de Charlotte G.), il réapparait cette année une fraction de seconde, la plus belle du beau film de Benoît Jacquot, Trois Cœurs, autour d’une cigarette au bout de la nuit.
Un homme regarde le visage de sa femme endormie. C’est le premier plan du film de David Fincher. Et c’est le dernier. Ils sont parfaitement identiques, sauf que tout a changé –puisqu’entre les deux, il y a eu le film. Dans ce plan, chaque geste, et chaque mot, prend un sens différent. La terreur est réelle, c’est à dire que le scénario, avec toutes ses circonvolutions abracadabrantes, ouvre sur des abîmes qui n’ont rien de romanesques, et c’est, en passant, une délicieuse déclaration d’amour au cinéma.
On ne voit rien, d’abord. Et puis presque rien. Il y a cet homme noir qui marche dans ce couloir sans lumière. Peut-on dire qu’il en émerge, ou au contraire qu’il appartient à cette obscurité, et à la dureté des pierres –pierres de prison, pierres d’asile– qui enserrent son chemin? Il n’y a pas de réponse, il y la sensation puissante d’un désespoir royal, qui transforme en chant majestueux la détresse infinie des pauvres, des trahis de l’Histoire, des laissés pour compte des fausses modernités et des pseudo libérations. Il marche, Ventura filmé par Pedro Costa, vers les profondeurs de ce Cavalo Dinheiro que peut-être on ne montrera jamais en France, et c’est comme si le cinéma avait été inventé juste pour cet instant-là.
On ne l’aura vu que quelques secondes, vivant. Dans Eau argentée d’Oussama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, dans une rue en proie à la violence extrême, il raconte avec une ferveur bouleversante son amour du cinéma, sa certitude que montrer, malgré la guerre et la terreur, à cause de la guerre et de la terreur, un film d’Alain Resnais ou de John Cassavetes, c’est travailler à construire de l’humain en chacun, homme et femme, c’est moins mal comprendre le monde où nous vivons, dans ses violences et ses absurdités. Où nous vivons? Juste après, lui, il est mort. Assassiné par la soldatesque de Bachar el-Assad. Quel âge avait-il? On ne sait pas. Moins de 25 ans, assurément.
On ne sait pas encore très bien qui est ce type, après les premières scènes de Black Coal, le beau film de Diao Yinan, entre documentaire, polar et fantastique, avec ces histoires de morceaux de cadavres retrouvés aux quatre coins de la Chine. Il neige. C’est la nuit. L’homme est à moto, il roule de manière peu assurée, il est ivre, sans doute. Au sortir d’un tunnel, il dérape et tombe. Rien de spectaculaire dans la lumière jaunâtre des lampadaires au sodium, sur cette voie urbaine, vide, filmée de loin. Et cette chute presqu’au ralenti d’un personnage inconnu est comme un effondrement, le signe cabalistique d’un désespoir universel. Sans raison romanesque ou réaliste connue, aussi mystérieusement qu’imparablement, ce plan d’une tristesse infinie cristallise les impasses d’une société et celles d’une existence.

Adieu au langage, de Jean-Luc Godard
Black Coal, de Diao Yinan
Eau argentée, d’Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan
Gone Girl, de David Fincher
Mille Soleils, de Mati Diop
Mommy, de Xavier Dolan
Nymphomaniac, de Lars von Trier
P’tit Quinquin, de Bruno Dumont
Sils Maria, d’Olivier Assayas
Still the Water, de Naomi Kawase
Mais aussi, vu en festival mais qui risque de rester inédit: le sublime Cavalo Dinheiro, de Pedro Costa
Du 11 au 24 janvier, la Cinémathèque française présente l’œuvre du cinéaste portugais Pedro Costa. Elle a bien raison! A l’écart des feux médiatiques, il est un des artistes essentiels du cinéma d’aujourd’hui. Voici les quelques lignes que j’ai écrites pour le programme de la CF.
En avant, jeunesse
« Habiter signifie laisser des traces »
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle.
Un homme noir. Son corps nu fume dans la lumière. Nous ne savons ni qui il est, ni où nous sommes. Mais déjà le cadre et l’écoute ont construit notre disponibilité à des images que jamais, nulle part, nous ne voyons. C’est la deuxième séquence seulement de Dans la chambre de Vanda, ce film baobab poussé au centre du désespoir des villes. On songe à François Villon, à cette façon par le poème d’être proche du mythe, étant proche du plus matériel de l’humain, du trivial, du fécal, de l’infantile, de ce qui vient des peurs et des plaisirs fondateurs.
Cela avait commencé bien avant, au printemps de 1995. Sans crier gare apparaissait dans le ciel blanc des amoureux de cinéma un phénomène météorologique inconnu. Une femme blanche en robe rouge dans une île de misère noire, en charge de vie et de mort, immergée peu à peu dans un rapport au monde qui la (et nous) dépasse. Cela s’appelait Casa de Lava, « maison de lave », deuxième long métrage d’un jeune réalisateur portugais parti tourner aux îles du Cap-Vert. Phénomène inconnu ? Pourtant les apparences inscrivaient ce film dans un courant bien repéré du cinéma contemporain, aux confins de l’enregistrement documentaire et de ses descendances issues du néo-réalisme, et du projet formaliste, misant sur les effets de cadrages, de durée et de couleurs.

Casa de lava
On a bien vu alors que le cinéma Pedro Costa vient de là (ce qui n’est pas une origine médiocre), mais aussi qu’il s’en échappe comme un objet volant échappe à la gravitation d’une planète lourde. On a vu comme la construction narrative se défie ostensiblement des liens de causalité, préférant glissements et assonances qui ouvrent l’espace au temps, au rêve, à la peur, à la folie – espace géographique sur l’écran, espace mental chez le spectateur. On a vu comme l’attention aux corps, aux visages, aux gestes parie sur un langage secret, dont les hiéroglyphes sont faits de la chair même des hommes, de leur peau, de leurs os, de leur voix. Et aussi, et surtout, on a perçu cette vibration interne au plan, à chaque plan comme s’il était unique, et que son intensité modulée par d’invisibles variations pouvait et devait à lui seul tout dire des beautés et de l’horreur du réel.
Ossos
Pedro Costa a étudié à l’Escola Superior de Cinema de Lisbonne, il y a eu comme professeur Antonio Reis, auteur de ce film immense, fondateur, Tras-os-Montes. Plus tard, Costa dira que Reis, une des rares références qu’il se reconnaît, lui a transmis l’idée qu’il fallait tourner chaque plan comme si sa vie en dépendait.
Cette urgence se voit, et se sent, en regardant Casa de Lava, comme en découvrant le premier long métrage de Pedro Costa, O Sangue, réalisé en 1989, à l’âge de 30 ans. Ce sont des jalons sur le chemin du cinéaste, chemin qui connaît un tournant décisif avec le film suivant, Ossos (1997). Costa y rencontre les habitants d’un quartier misérable de Lisbonne, parmi lesquels il installe la fiction d’un enfant à essayer de maintenir en vie, au prix du désespoir ou du reniement, parmi ces immigrés africains, ces chômeurs, ces drogués, ces prostituées, ces voleurs qui deviennent devant sa caméra un peuple. Un peuple d’êtres humains, regardés sans complaisance et sans misérabilisme, sans folklore ni surplomb sociologique. Celui qui anima durant des décennies la cinémathèque portugaise, Joao Benard da Costa, l’autre grande figure à laquelle se réfère volontiers Costa, dira de Ossos que c’est « un film de mutants ».
C’est vrai au sens où la caméra prend acte de la singularité radicale de chacun des êtres filmés, qu’elle capte leur « mutation » par rapport à tout ce qui tend à les définir par avance, y compris et surtout avec les meilleurs sentiments du monde. Mais Pedro Costa mute lui aussi avec ce film, sous l’effet de la rencontre avec cet environnement urbain et humain, et en particulier avec une de ses interprètes, Vanda Duarte.
Elle l’emmène dans le quartier où elle vit, Fontainhas, encore plus misérable peut-être que celui montré dans Ossos, et en cours de destruction. Peu à peu, Pedro Costa va y trouver sa place de cinéaste. Avec une petite caméra numérique, il commence à filmer Vanda dans sa chambre, souvent en compagnie de sa sœur, et qui consacrent le plus clair de leur temps à fumer de l’héroïne. Il découvre les voisins et les lieux qui entourent cet endroit que désignera, près de quatre ans plus tard, le titre du film, Dans la chambre de Vanda (2001). Et c’est un monde à part entière que Costa explore et fera découvrir par les moyens du cinéma.
Dans la chambre de Vanda
Un monde minuscule et infini, où règne des rythmes et des règles particulières, presque une gravitation autonome, et qui pourtant tout à la fois fait partie du monde commun, et en donnent une image bouleversante. Avec les plus modestes outils, mais un énorme travail, le cinéaste élabore petit à petit les conditions (matérielles, humaines, dramatiques, plastiques) qui vont permettre l’existence d’un film sans comparaison. Un film où l’extrême beauté de chaque plan doit tout à la prise en compte au plus juste de la réalité des conditions de tournage, elles-mêmes déterminées par les conditions d’existence (la taille des pièces, l’absence de lumière, les effets de la pauvreté et des troubles physiques liés à la drogue, la menace policière) de ceux qu’il filme, et parmi lesquels il vit. Avec un amour vibrant pour celles et ceux qu’il a autour de lui, mais sans jamais se tromper sur sa propre place, ni la nature de ce qu’il fait là.
Dans le film, Vanda montrant des traces, des cicatrices sur son propre corps, dit : « Les marques c’est fait pour ne pas oublier ». Ne pas oublier quoi ? Peut-être simplement ce que c’est que d’être au monde, d’être humain, avec une histoire humaine, quelle qu’elle soit. Peut-être ne pas oublier qu’il y a eu un espoir, espoir rouge qui un jour d’avril au Portugal porta un œillet à sa boutonnière, et que cet espoir est mort. Si ça leur chante, que les comptables perdent leur temps à compter les points entre documentaire et fiction dans cette œuvre elle-même mutante, l’expérience de la chambre pulvérise ce type de distinction, ouvre sur une zone interdite, dont Costa serait le Stalker.
Après, Pedro Costa retourne à Fontainhas. Il invente une machine de vision : zoom avant vers l’avenir du quartier des déshérités détruit par le progrès, où Vanda et les autres sont relogés dans des studios froids et blancs construits par leurs frères noirs et blancs, où le maçon impérial Ventura surveille les toiles de maître accrochées au mur construit par ses mains, murs d’un musée qui n’a rien à lui montrer ; et travelling arrière dans la distance, géographique et temporelle, des combats et des amours anciens, là-bas en Afrique, où jeunes on chanta cet hymne déjà sinistre et ridicule, à présent tragique et dérisoire, qui donne son titre au film. En avant, jeunesse (2006) reprend pour l’emmener encore plus loin la possibilité d’utiliser la vidéo numérique comme matériel de peintre, pour chanter la dignité glorieuse de ceux qui vivent, même dans les taudis.

Jeanne Balibar dans Ne change rien
« Peut-être que pour Pedro Costa l’acte de tenir quelqu’un contre sa poitrine est en lui-même une aventure » écrivait le grand critique japonais Shigehiko Hasumi à propos d’Ossos. Oui, chez Costa, admirateur fidèle de John Ford, l’aventure est partout à qui sait comprendre ce qui se joue. Mais nulle part sans doute l’aventure n’est plus intense que dans le travail. C’est ce qu’aura montré le cinéaste portugais à deux reprises, en filmant deux situations de travail qui se transforment en exploits de chaque instant, dans l’exigence de gestes refaits sans cesse, d’essais repris et interrogés. Une fois un couple de cinéastes, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (Où gît votre sourire enfoui ? 2003), une fois une chanteuse, Jeanne Balibar (Ne change rien, 2009). Il ne faut pas s’y tromper : qu’il s’agisse ici de travail artistique permet seulement de mieux percevoir que le travail, au sens qui intéresse Costa, au sens du « faire », est acte de courage, d’élan hors de soi, de mise en jeu de tout ce qu’on est, de tout ce qu’on sait et de tout ce qu’on peut, pour atteindre ce qu’on n’était pas, ce qu’on ne savait pas, ce qu’on ne pouvait pas. Ainsi filme Pedro Costa, aventurier des mers chaudes du monde réel, sur son navire de cinéma entièrement fait à la main, barré à la diable.
lire le billet