Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.
En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.
Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.
À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.
Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.
Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.
Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.
Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)
Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique est à lire ici.
Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»
Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?
Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.
La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.
Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.
Et qui porte sur quoi?
Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.
Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.
Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.
La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.
C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.
Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.
J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.
Le film était-il très écrit?
Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)
Le cinéaste Jacques Rivette est mort le 29 janvier. Il avait 87 ans. Il aura incarné, de manière sans doute plus juste qu’aucun autre réalisateur lié à ce mouvement, ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la Nouvelle Vague: sa radicalité, son goût pour l’expérimentation, son rapport intense à la fois avec l’histoire de l’art du cinéma et avec les dynamiques du monde réel.
Provincial monté à Paris de son Rouen natal, déjà passionné et grand connaisseur de littérature à 20 ans, il rencontre un aîné dans une librairie du quartier latin, Maurice Scherer, qui bientôt s’appellera Eric Rohmer. Ensemble, ils participent à la création d’une petite revue de cinéma, puis rejoignent vite la rédaction des Cahiers du cinéma, créés et dirigés par André Bazin, et avec comme collègues notamment François Truffaut, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol. Rivette s’y révèle un critique acéré et érudit, doté d’un humour aussi vif que sa capacité d’admiration et d’analyse –un article comme «Génie de Howard Hawks», publié en mai 1953, qui jouera un rôle important dans la construction de la pensée des Cahiers, en est un bon exemple, comme le seraient ses textes sur Rossellini et Mizoguchi.
Personnalité marquante de la bande des «Jeunes Turcs» qui fait alors la réputation polémique de la revue, il est sans doute celui qui, en même temps qu’à l’esthétique, accorde le plus d’importance aux questions d’économie et de politique publique du cinéma. Il est d’ailleurs le seul à faire preuve alors d’une conscience politique, inclinant à gauche. Godard a raconté comment, ayant un jour trouvé à son goût un rythme répété par des automobilistes avec leur klaxon, il s’était fait vertement engueuler par Rivette puisqu’il s’agissait du rythme 3-2 du slogan «Algérie française», antienne de l’extrême droite d’alors. L’anecdote est significative: Godard n’était pas pro-Algérie française, mais il ne portait attention qu’à la vertu esthétique. C’est assez représentatif d’une revue dont les autres jeunes rédacteurs, faute de s’intéresser à la politique, ont souvent été taxés de réactionnaires en des temps où il était exigé d’afficher ses engagements.
L’anecdote est significative de ce qui se joue lorsque Rivette remplace Rohmer à la tête des Cahiers du cinéma en 1963 à l’occasion d’une sorte de putsch. Avec lui, la revue va relier de plus en clairement l’association fondatrice, venue de Bazin et résumée par la formule de Godard «Le travelling est affaire de morale», entre esthétique et éthique, à la dimension politique, tout en s’ouvrant aux grandes figures la pensée et des arts à l’époque, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Pierre Boulez, auxquels succèderont bientôt Gilles Deleuze et Michel Foucault. Rivette aura ainsi accompagné l’ouverture au monde et à ses conflits théoriques et politiques d’une revue auparavant exclusivement focalisée sur le cinéma.
Mais du cinéma, lui-même avait alors déjà commencé d’en faire, précurseur parmi ses copains des Cahiers, avec le moyen métrage Le Coup du berger (1956). Deux ans plus tard, il tourne Paris nous appartient, dans des conditions matérielles très difficiles, film qu’il ne pourra mener à terme que grâce à l’aide de Truffaut et Chabrol, entretemps eux aussi passés à la réalisation. Outre un côté bricolage sur le tournage dont Jacques Rivette saura faire vertu et dynamisme, on repère dans son premier long métrage une dimension majeure de l’œuvre encore à venir: l’importance du mystère, d’une menace plus ou moins précise planant sur la ville, et dès lors la capacité à filmer rues et immeubles, dans leur apparence la plus quotidienne, comme hantés de dangers et puissances invisibles.
Radicalisant la théorie du MacGuffin élaborée par Hitchcock (l’intrigue prétexte, l’objet qui par convention met en mouvement les personnages), Rivette en fait le ressort d’une idée très riche du cinéma à la fois comme évocateur des tensions bien réelles qui travaillent le monde sans forcément s’afficher ou se formuler ouvertement, et comme mobilisateur de forces invisibles, évoquées sur des modes qui circulent entre jeu fantasmagorique et inquiétude politique.
Le cinéaste se lance ensuite dans un projet qui aurait dû être plus classique, malgré la liberté et l’élégance de la mise en scène, et qui, un peu par malentendu, va se transformer en brûlot: l’adaptation de La Religieuse de Diderot (1966) suscite une mobilisation des catholiques intégristes, qui obtiennent son interdiction, ce qui déclenche une véritable levée de boucliers, première expression, avant «l’affaire Langlois», du rôle central du cinéma dans la phase qui culmine avec Mai 68.
En écho avec ces événements, et dans le sillage de sa rencontre avec le grand artiste de théâtre expérimental Marc’O, Rivette se lie avec certains acteurs, dont Bulle Ogier, qui deviendra la comédienne avec laquelle il travaillera le plus souvent, et Jean-Pierre Kalfon. Avec eux, il commence d’inventer un cinéma non pas d’improvisation mais de création collective in situ, ancrée dans ses conditions réelles de fabrication et les affects entre les protagonistes, et simultanément ouvert aux vents de l’aventure et de l’imaginaire. C’est le coup de tonnerre de L’Amour fou (1968), film en amoureuse convulsion synchrone d’une société qui tremble alors de la tête aux pieds. (…)
Des Apaches de Nassim Amaouche, avec Nassim Amaouche, Laetitia Casta, Djemel Barek, Alexis Clergeon, André Dussolier. Durée : 1h37. Sortie le 22 juillet.
Le titre le suggère à sa façon, avec ce mot qui d’emblée mobilise plusieurs mythologies, plusieurs systèmes de référence, de Geronimo aux fortifs et de Casque d’or à La Flèche brisée. Le deuxième film de Nassim Amaouche, après le remarquable et remarqué Adieu Gary en 2008, joue – et gagne – sur de multiples tableaux. Sa richesse tient pour beaucoup à sa manière de circuler ainsi entre des cadres et des genres, sans s’y laisser enfermer, sans non plus se livrer à des pirouettes gratuites ou à des volte-face inutiles.
C’est à un étrange cheminement que convie Des Apaches, qui s’ouvre sur la lecture en voix off d’un texte peu connu de Karl Marx faisant l’éloge de l’organisation sociale traditionnelle berbère (extrait de Lettres d’Alger et de la Côte d’ Azur, édité par Le Temps des cerises), selon lui version archaïque mais accomplie du socialisme.
Ce qui mène… droit à Barbès, aujourd’hui. Là s’enclenche un mouvement qui va circuler entre drame identitaire et film noir dans un Paris contemporain filmé avec une précision d’ethnologue, pour mieux y suggérer des ouvertures de fiction, voire de fantastique.
Il est très rare qu’une écriture de scénario serve à ce point la mise en scène, par l’organisation subtile des informations peu à peu données au spectateur, la définition des personnages, et leurs relations, le moment du récit dans lequel on se situe. A nouveau il ne s’agit pas là de manipulation, mais de création des conditions d’une compréhension plus profonde, plus ample que ce que produirait un énonce plus linéaire – et d’autant mieux que, s’il accepte les règles du jeu, le spectateur en tire un plaisir certain.
Samir, paria parmi les siens, vivant à l’écart de la communauté dont il est issu, croise aux obsèques de sa mère un homme qu’il ne connaît pas : son père. S’enclenche alors une histoire complexe, entre générations, entre systèmes de vie, entre capacités à exprimer ses sentiments et à affronter son passé.
Encore cette histoire n’est qu’un des fils dramatiques, tendus par les obligations du droit coutumier kabyle, toujours en vigueur chez les bistrotiers « arabes » (!!) entre Goutte d’or et Belleville. Un père absent, une mère très belle qui travaille la nuit laissant seul son garçon… une autre histoire, la même histoire redoublée, avant ? Après ? En même temps ?
Loin d’affaiblir le film, cette incertitude lui donne une épaisseur et une humanité, qui trouvent écho dans la manière d’exister des protagonistes. Autour de Samir, le père, l’enfant, la femme, le conseil de la communauté flanqué de l’étonnant consigliere joué par Dussolier s’amusant beaucoup à rappeler Robert Duval dans Le Parrain : aucun ne se résume à sa « fonction dramatique », chacun a sa part d’incertitude – ce qu’on pourrait appeler sa liberté (de personnage de fiction).
Entre chiens perdus sans repères affectifs et loups des affaires et de la tradition, dans le secret des conciliabules entre familles pas moins mafieuses qu’ailleurs, éclats de violence, tentatives de tendresse, notations documentaires, Nassim Amaouche tisse une architecture délicate et tendue de mystère et d’émotion. Un beau travail de l’image privilégiant les ambiances sombres et un usage ciselé de la voix off participent de ce déploiement en clairs obscurs, et de cette circulation entre psychologie, règlements de compte et méditations sur la nature et la solidité des liens nombreux et différents qui relient les vivants entre eux, et aux morts.
Tenant lui-même le rôle de Samir, le réalisateur instille une présence aux aguets, parfois presque fantomatique, visage opaque, corps qui pourrait disparaître au détour d’un couloir. Nassim Amaouche ne devait pas jouer le rôle principal, que les circonstances l’aient amené à le faire donne à sa présence une sorte de retrait, polarisé par une volonté tendue à l’extrême et un manque d’assurance, qui sont la meilleure chose qui pouvait arriver au film.
Partant de l’extrême opposé, la visibilité maximale d’une vedette de l’écran et des médias, Laetitia Casta accomplit avec une grande élégance le chemin en sens inverse, laissant monter les parts d’ombre, se banalisant sans rien perdre de sa séduction.
Toujours en mouvement, celui de son récit mais aussi des perceptions que le spectateur en a, Des Apaches bouge entre polar, mélodrame, chronique réaliste et thriller psychologique, jusqu’à inventer sa propre issue, à nouveau en juste déplacement par rapports aux habitudes et conventions.
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Marussia d’Eva Pervolovici, avec Dinara Drukarova, Marie-Isabelle Shteynman, George Babluani, Dounia Sichov, Aleksey Ageev, Madalina Constantin, Sharunas Bartas, Denis Lavant. Durée: 1h22. Sortie le 21 janvier.
Il y a toujours quelque chose d’émouvant, de vivant, lorsqu’on éprouve une ressemblance entre un film et ses personnages, entre l’histoire racontée et la manière de la filmer. A fortiori si, comme c’est le cas avec ce premier film d’une jeune réalisatrice d’origine roumaine, cette ressemblance tient à une forme d’énergie à la fois ludique et essentielle, énergie qui semble commune à la cinéaste et à ses protagonistes.
Lucia (Dina Drukarova) est une jeune femme russe flanquée de sa fille de 6 ans, Marussia. Elles se sont retrouvées à Paris suite à des circonstances peu claires, et sur lesquelles les explications fournies à l’occasion par Lucia n’inspirent qu’une confiance limitée. Lucia et sa grosse valise jaune, Marussia et son sac à dos rose errent dans les rues de la capitale, d’église orthodoxe en foyers pour sans abri, de rencontres amicales mais sans lendemain et propositions de protection dont la jeune femme ne veut pas en cohabitations forcées avec les clochards sous les ponts de la capitale.
La situation des deux personnages a beau être très précaire, Lucia refuse mordicus d’entrer dans une logique d’assistanat, dans un scénario misérabiliste – pour sa fille, à qui elle ne renonce pas à offrir des moments d’enchantement, et pour elle-même, dans une sorte d’obstination butée à vouloir croire qu’il est possible d’exister autrement que selon les codes auxquels les circonstances, et les gens même les mieux intentionnés, semblent la condamner.
Racontant cette histoire qui semble-t-il s’inspire d’une expérience vécue par une proche, Eva Pervolovici se conduit, comme réalisatrice, exactement comme Lucia : avec une sorte de vaillance indomptable et modeste, une tension joyeuse et intraitable malgré les obstacles « objectivement » insurmontables qui jalonnent sa route. Pratiquant une manière de collage sauvage entre moments réalistes et scènes oniriques, d’une fantasmagorie délibérément naïve qui peu à peu donne une présence à l’imaginaire de la petite fille, au point de déplacer vers elle le centre de gravité d’un film d’abord polarisé par sa mère, Marussia offre à ses deux héroïnes la ressource d’un optimisme sans niaiserie ni aveuglement. Et, sans rayer du paysage les “éléments de réel”, réel bien peu reluisant, ce film aussi cosmopolite par sa production que pour ses personnages est comme une revendication à la fois ludique jusqu’aux frontières du loufoque, et d’une grande dignité.
lire le billetLa femme, elle marche dans la ville. Paris, mais ce n’est pas très important. C’est une ville, plus tard on saura aussi que la femme s’appelle Anne, pas important non plus. L’important, c’est cette circulation dans les rues, ces étapes dans les cafés, ces espaces en chantier, ces rencontres. La femme est perdue. Perdue dans la ville qu’elle connaît. Ça ne veut rien dire, connaître une ville, c’est une simplification abusive, une tactique de réduction d’un ensemble d’une infinie complexité à quelques repères, quelques trajets, quelques abris. Mais il peut arriver que les repères se dérobent, que les trajets s’effilochent, que les abris soient emportés par une tempête – une rupture amoureuse, la perte d’un emploi, ou peut-être des événements moins nets, moins tranchants, mais aussi destructeurs.
Chez une personne, ça s’appelle une dépression, et Le Vertige des possibles serait, s’il était seulement l’histoire d’Anne, la description de sa dépression. C’est ça, et bien autre chose. La réinvention douloureuse de la complexité du monde, la cartographie ouverte, infiniment précise, des embranchements, des bifurcations, des connexions qu’elle recèle. Anne devrait écrire des histoires, c’est son métier, scénariste. Mais tout en elle désormais rejette ces simplifications et ces enchainements, ces conformités et ces mises au format. Ce n’est pas qu’elle ne veut pas, elle ne peut pas. Et elle se perd, non par ignorance mais par connaissance, et par solitude au sein de sa connaissance.
On songe à… On songe à ses côtés, c’est à dire aussi avec la deuxième voix, celle d’une autre femme, qui tente de décrire à Anne ce qu’elle fait, comment elle agit et réfléchit, une voix qui voudrait l’aider et peut-être l’enfonce encore plus dans la nuit de sa cité intérieure, dans le dédale de ses rues et de ses avenues, où ni les amis ni les souvenirs ne sont des points d’appui. Elles semblent flotter ensemble, souvent, la femme qui marche, la voix qui lui parle et la caméra qui la filme, dans les reflets et les ombres. Et la voix épouse le cheminement intérieur d’Anne, elle aussi adopte son mode de locomotion, qui est le conditionnel.
C’est très beau, le conditionnel, l’ouverture aux hypothèses, aux « peut-être » – mais c’est dangereux aussi, le conditionnel, lorsqu’il devient contagieux, endémique. Comme ces intertitres qui scandent le film, ou bien…, ou bien…
Alors on a tout loisir de songer, oui, à Walter Benjamin qui voyait Paris comme un réseau de passages, et aussi à un personnage de Borges pris dans un labyrinthe où l’esprit et le territoire sont identiques, et son regard est pareil au regard du ciel vide. On songe à Georges Perec, bien sûr et aussi au film qu’il a fait avec Bernard Queysanne d’après son livre L’Homme qui dort, tant Anne, la femme qui marche, évoque ce somnambulisme ultrasensible, ce désespoir en mouvement, à la fois attentif au moindre détail matériel et le traversant comme un milieu liquide. On songe aux films où Jacques Rivette voyait le quotidien de Paris comme un terrain d’aventure fantastique. Mais le fantastique n’est plus enchanté, il n’est plus solaire ni même lunaire.
Pourtant ce sont d’autres échos qui croisent au long de ces parcours dans ce qui serait peut-être une ville fragmentée, et on verra Venise, on entendra les mots d’Allan Ginsberg et ceux de Robert Musil, le chant de Norma et les accords de Mahler. Le film, mais tout à la fin, est dédié à la mémoire d’une femme, une femme qui peut-être est morte. Mais avec qui alors la femme de fiction s’est-elle rapprochée, et sur quel territoire, lorsqu’on a vu à la fois les corps s’enlacer et se disjoindre, comme chez Cocteau, comme chez Orphée? L’histoire n’est pas terminée, ni la ville circonscrite, cette ville dont rêvait le Grand Empereur de Chine, qui n’aurait pas pu l’entourer d’une grande muraille.
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« Qu’est-ce qui s’est passé en mai ? – Il a fait mauvais ». Cet extrait du dialogue ajoute une pointe d’ironie à l’aspect ô combien actuel du film de 1962. C’était, depuis 22 ans, « le premier printemps de paix », suite à la signature des accords d’Evian, point d’orgue de la décolonisation. C’était un moment décisif dans la modernisation de la société française et la mutation urbaine de Paris. C’était, aussi, un tournant dans les possibilités du cinéma de prendre en charge la réalité, grâce à l’arrivée de nouvelles caméras légères et d’enregistreurs de son direct. Et le cinéma se souciait de profiter de ses nouvelles ressources pour raconter et comprendre ces mutations.
La Nouvelle Vague, dont le premier élan était à son plus haut, avait ouvert les moyens artistiques de cette observation intelligente et sensible. Sur la ville et ses habitants, avec des moyens différents, Maurice Pialat (L’Amour existe, 1960), Jean Rouch et Edgar Morin (Chronique d’un été, 1961), bientôt Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1966) construiront de nouveaux regards, de nouvelles écoutes.
Le Joli Mai est un enquête. Une enquête de Chris Marker, c’est-à-dire une enquête sérieuse, poétique et politique. Le travail de fabrication est si décisif, si novateur que Marker décide d’associer comme co-auteur Pierre Lhomme, le chef opérateur (lire l’entretien). C’est justice –encore qu’Antoine Bonfanti, l’ingénieur du son, aurait aussi pu y prétendre.
Que s’est-il passé ce mois-ci ? Le cinéaste questionne, écoute, regarde. Rencontres de hasard, personnages choisis, visages citadins, voix parisiennes, paysages urbains. Sous le signe de Giraudoux (Prière sur la Tour Eiffel) et de Fantômas, avec la voix d’Yves Montand et les reflets du soleil sur la Seine comme effets spéciaux, le film trace un long et sinueux chemin, un chemin de rencontres, de tragédies, de souvenirs, d’anecdotes, de sourires, chemin que recompose un montage en rîmes et raisons, et sur lequel veillent des chats discrets et vigilants. Et l’enquête se mue en quête inquiète, exigeante et généreuse.
Qu’est-ce qui s’est passé en mai ? Pas si simple ! Mais les amoureux du Pont de Neuilly, l’étudiant africain, le prêtre ouvrier, les grévistes de la SNCF, les noctambules enfiévrés par le twist, la trace encore vive des manifestants silencieux en mémoire des morts de Charonne, les ingénieux ingénieurs et les urbains urbanistes, l’Algérien qui vient tout juste de devenir un immigré, le bougnat et le marchand de fringues surgissent en personnages. Les personnages d’une aventure collective qui s’écrit sous nos yeux, une histoire de France au présent. Et, miracle de l’intelligence sensuelle qui porte le film, c’est d’être tant dans son présent qui rend Le Joli Mai à ce point en phase avec le nôtre, de présent. Pour comprendre combien ce qui a changé a changé, et tout ce qui a si peu changé.
lire le billetSlimane Dazi dans Rengaine
Il faut regarder l’affiche. Elle indique que Rengaine est « un conte de Rachid Djaidani ». Le mot « conte » est décisif. Il pourrait s’intituler Le Renoi et les 40 frangins. Ce conte, c’est une histoire d’amour, une variante dans le Paris d’aujourd’hui de Romeo et Juliette, une chronique de la vie du mauvais côté des rambardes du pouvoir, de l’argent et de l’adaptation sociale, une fantasmagorie contemporaine. Il était une fois Dorcy et Sabrina, ils étaient jeunes et beaux, ils s’aimaient, ils voulaient se marier. Lui est, ou essaye d’être acteur. Elle est chanteuse. Mais voilà, Dorcy est noir (et issu d’une famille chrétienne), Sabrina est arabe (et issue d’une famille musulmane). Sous l’impulsion du grand frère de Sabrina, son innombrable fratrie se mobilise pour empêcher une mésalliance qui ne sied d’ailleurs pas davantage à la famille de Dorcy. Ça c’est le point de départ de l’intrigue, le film, lui, fait autre chose – plein d’autres choses.
Il fonce, à toute vitesse, dans les rue de la ville, les lumières du jour, de la nuit, des cafés, des boites et des gares. Il écoute la parole inventive et inspirée de ses multiples protagonistes, cette camarilla de « frères » prenant au pied de la lettre le vocable communautaire. Il se colle à tous et à chacune, sature l’écran de très gros plans instables, surchargeant d’énergie une réalisation qui ne peut compter que sur le magnétisme de ses interprètes, et la tension qui ne cesse de renaître entre leur visage et la caméra. Il débloque, ajoute des rebondissements beaux et improbables comme des coups de Jarnac trouvés in extremis par Shéhérazade pour sauver sa peau avant l’aube, mélange la fiction avec de la fiction dans la fiction pour être plus proche du réel, regarde aussi avec une affection sans limite ces deux visages qui polarisent la projection, Sabrina Hamida et Slimane Dazi,la petite sœur et le grand frère, le vrai couple du film, quoique prétende le scénario.
Remarqué à la Quinzaine des réalisateurs lors du Festival de Cannes 2012, Rengaine a aussitôt couru le risque d’être submergé par les histoires qui l’accompagnent, son label de petit film qui a gagné son ticket dans la cour des grands, l’odyssée de son réalisateur pulvérisant les obstacles matériels et institutionnels pour faire exister un long métrage en dehors des pistes balisées du cinéma français. Cela est vrai, et pas sans intérêt. Mais l’essentiel, c’est ce film brûlot, parfois sentimental et parfois gouailleur, emporté par des musiques nocturnes vibrantes et des sarabandes de paroles instables, sans doute souvent improvisées, en tout cas marquées d’une vigueur qui claque et qui résonne. Une façon de fabriquer une légende d’aujourd’hui avec les moyens du documentaire le plus radical (et le plus fauché), qui à l’exact croisement de la nécessité et de l’inventivité fait l’exactitude d’un style.
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