L’exquis cadavre de «Mysterious Object»

140206

Mysterious Object at Noon d’Apichatpong Weerasethakul, avec Somsri Pinyopol, Kannikar Narong, Chakree Duangklao, To Hanudomlapr, Duangjai Hiransi. Durée : 1h23. Sortie le 27 janvier.

Il était une fois. Il était une fois un marchand de poissons qui parcourait les quartiers et les villages. Il était une fois un enfant extraterrestre. Il était une fois un tigre sorcier. Il était une fois des écoliers et des villageois. Il était, il est, il sont, une fois et plein de fois, des militaires au pouvoir, la terreur au service du parrain états-unien, la corruption dans les villes et les campagnes. Ils sont, un nombre infini de fois, des histoires, des visages, des lieux, des lumières, des atmosphères, des voix, des corps.

Il était une fois un film au nom d’OVNI, et qui de fait en était un, surgi dans le ciel des salles obscures en provenance d’une région alors peu féconde pour les écrans internationaux, la Thaïlande, et accompagné d’un nom qu’on allait apprendre à mémoriser, Apichatpong Weerasethakul.

Puisque ainsi se nomme l’un des plus grands artistes des premières décennies du 21e siècle, et que, oui, cela se voyait déjà dans son premier long métrage, repéré et salué dans une poignée de festivals occidentaux (Rotterdam, les Trois Continents à Nantes) mais jusqu’alors jamais sorti en salles. On y voyait déjà les trois sources auxquelles s’abreuverait ce conteur inspiré, ce chanteur-rêveur en images et sons.

Mysterious Object at Noon, avec une liberté qui déroute et emporte, nait en effet à la fois d’un gout immodéré pour les récits, l’invention narrative, avec un penchant prononcé pour le fantastique, en même temps que d’une proximité documentaire avec les réalités de son pays, villes et villages, campagne et jungle, politique et vie quotidienne, et également une inventivité formelle empruntant avec virtuosité aux ressources de l’art le plus contemporain, tel qu’il s’élabore dans les ateliers et les galeries au moins autant que sur les plateaux de tournage et dans les salles.

Apichatpong Weerasethakul avait 30 ans en l’an 2000, il avait étudié les arts plastiques à Chicago et réalisé en Thaïlande bon nombre de formes brèves déjà très inventives[1]. En 1997, il s’était lancé sur les routes de son pays, enregistrant des fragments de récits, se rendant disponible à l’apparition d’une sorte de cadavre exquis très vivant qui surgirait peu à peu sous ses pas, devant sa caméra.

Des clients d’un bistrot, des ménagères au marché, des écoliers contribuaient avec des fragments d’histoires imaginées par eux, ou venues de leur existence, ou empruntées au folklore. Même les infos de la radio étaient mises à contribution. Un film s’inventait dans le mouvement de paroles multiples, d’images à la fois documentaires (nous voyons ceux qui racontent) et fictionnelles (nous voyons ce qu’ils racontent).

C’est simple, étrange, inattendu. Tourné avec des moyens du bord, aujourd’hui restauré grâce à la Film Foundation de Scorsese, c’est un noir et blanc un peu instable, images et sons fréquemment attrapés au vol, malgré la beauté impressionnante de certains plans, qui annoncent déjà les splendeurs de Blissfully Yours, de Tropical Malady et d’Oncle Boonmee. C’est comme un rêve, avec des associations d’idées, ou de formes en apparence erratiques, et qui riment à beaucoup de choses, justement parce que le lien n’est pas logique. Car il est question du monde, ici, toujours, et de ses cruautés autant que de ses beautés, de ses abimes autant que de ses joies simples et de ses songes inventifs.

Non pas at noon mais à l’aube du siècle, un objet mystérieux en effet apparaissait. Sa lumière ne nous atteint qu’à présent, mais son rayonnement est tout aussi émouvant, enchanteur et stimulant.

 


[1] 1446563861854Mysterious Object at Noon vient d’être édité en DVD par le Musée du cinéma de Vienne, auquel on devait déjà le seul ouvrage de référence sur le cinéaste, Apichatpong Weerasethakuk, livre collectif sous la direction de James Quandt (en anglais). Sur le DVD figurent également trois courts métrages.

lire le billet

“Aferim!” une épopée historique, si loin si proche

aferim_une

Aferim! de Radu Jude, avec Teodor Corban, Mihai Comanoiu, Cuzin Toma.  Durée: 1h45. | Sortie le 5 août.

Les chevaux et les pierres. La lumière et la voix. Dans le creuset d’un Scope noir et blanc somptueux, mythologique, ce sont ces éléments concrets, sensibles, qui vont faire advenir le miracle Aferim! Soit un film d’aventures comique et violent, historique et onirique, où personnages et situations existent constamment à plusieurs titres.

Ces personnages sont les protagonistes d’un western roumain, qui est aussi un roman picaresque européen, avec poursuites, bagarres, rencontres étranges, moments de grâce suspendus à un rayon de soleil entre les branches, à la pénombre d’une auberge, à l’intensité d’un regard.

Mais ces personnages (hommes d’armes, paysans, nobliaux, tsiganes, tavernier, idiot du village, servantes, châtelaine, prostituées, artisans…) sont aussi les figures oubliées, niées, d’une histoire si voisine de la nôtre et restée si étrangère, histoire occultée aussi, là même où elle a pris place. L’histoire de l’esclavage des Tsiganes dans une partie de l’Europe du XIXe siècle, l’histoire proche de la misère insondable, de la brutalité des rapports de domination imposés par les prêtres et les seigneurs locaux, des bains de sang qui ont noyé les révoltes, émeutes de la fin et aspirations démocratiques.

Et ces personnages sont encore, mais du même mouvement, les incarnations de la haine raciste, de l’ignorance meurtrière qui commence par l’emploi permanent des mots de mépris, de la détestation des «autres», tous les autres, les Juifs, les Russes, les Turcs, et ceux qu’on n’appelait pas encore les Roms –maltraités en paroles et en actes pire encore que tous les autres, jusqu’aux extrêmes de la cruauté.

Ils sont des êtres de fiction d’il y a 180 ans joués par des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Des hommes et des femmes qui appartiennent à un pays (la Roumanie), à une région (l’ex-Europe de l’Est), à une Union européenne, à un monde où, avec d’autres mots et des règles différentes, le mépris, la peur et la haine des autres prospèrent toujours, humilient et maltraitent, regagnent du terrain, tuent encore.

En cet an de disgrâce 1835, le gendarme Costandin au service d’un potentat de Valachie traque un esclave tsigane en fuite. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

«L’Ombre des femmes»: Garrel ou l’instinct de cinéma

l-ombre-des-femmes-de-philippe-garrel-en-ouverture-de-la-quinzaine-des-realisateurs,M213681L’Ombre des femmes de Philippe Garrel. Avec: Clotilde Courau, Stanislas Mehrar, Lena Paugam. Durée: 1h13. Sortie: le 27 mai 2015.

Un couple, à Paris, aujourd’hui. Ils s’aiment mais bon ce n’est plus tout à fait ça. Lui fait des films, elle l’aide du mieux qu’elle peut. Monsieur rencontre une autre jeune femme.

Ce pourrait être un canevas de boulevard, ou plus ou moins l’argument de nombre de précédents films de Philippe Garrel. Des films qui ont pratiquement tous aussi en commun les mêmes moyens stylistiques, ce noir et blanc somptueux, comme jailli d’un incunable du cinéma, et que les grands chefs opérateurs de la Nouvelle Vague (Lubtchansky, Coutard, Kurant, cette fois Renato Berta) déploient pour le cinéaste, composant une longue route de lumière et d’ombres. Et pourtant chaque film de Garrel est unique, incomparable –L’Ombre des femmes, qui a ouvert avec éclat la Quinzaine des réalisateur à Cannes le 14 mai, tout particulièrement.

Cela tient en partie aux visages, aux corps, aux gestuelles des trois interprètes principaux. Ils sont comme trois instruments que Garrel ferait jouer successivement en duos, et dont les rencontres suscitent des harmoniques et des dissonances qui bouleversent. Stanislas Mehrar y est étonnant et Lena Paugam une belle découverte, mais au centre se trouve, extraordinaire, Clotilde Courau. Vingt-cinq ans après Le Petit Criminel, de Jacques Doillon, on redécouvre avec la puissance d’une évidence cette actrice de première force. Sa manière brute de bouger, la lumière et l’opacité de son visage et de sa voix comme un ciel changeant, quelque chose dans le port de tête qui a à voir avec un savoir et avec une sauvagerie, sont d’admirables effets spéciaux naturels, qui donnent au film une palpitation très singulière. (…)

LIRE LA SUITE

LIRE AUSSI L’ENTRETIEN AVEC PHILIPPE GARREL

lire le billet

Cannes/2 «L’Ombre des femmes»: filmer comme on respire

lombredesfemmesStanislas Mehrar et Clotilde Courau dans L’Ombre des femmes de Philippe Garrel, en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs

Hier, une fois n’est pas coutume, la Sélection officielle s’est ouverte avec un bon film, La Tête haute d’Emmanuelle Bercot. Aujourd’hui, la Quinzaine des réalisateurs ouvre avec un film magnifique, L’Ombre des femmes de Philippe Garrel. Ne serait-ce que pour le titre, en cette année où les organisateurs ont fait des efforts insistants (trop?) pour afficher la présence des femmes à Cannes, surjouant la contradiction aux attaques dont le Festival avait fait l’objet les deux précédentes années sous l’accusation de manque de présences féminines au sein de la sélection, le film aurait été bienvenu en compétition.

Mais il est tout aussi à sa place en ouverture d’une section créée par des cinéastes, et pour valoriser le rôle central du metteur en scène. Nul peut-être ne l’incarne plus parfaitement que Philippe Garrel, depuis… hé bien depuis la même époque que la création de la Quinzaine elle-même. Le Lit de la vierge figurait d’ailleurs dans la première édition de la section crée alors, dans le sillage de Mai 68, par la Société des Réalisateurs de Films (SRF), en 1969.

L’Ombre des femmes? C’est la plus simple, la plus commune des histoires. Un couple, ils s’aiment mais bon ce n’est plus tout à fait ça. Monsieur rencontre une autre jeune femme. Un canevas de boulevard si vous voulez. Ou plus ou moins l’argument de nombre de précédents films du même réalisateur, pratiquement tous avec les mêmes moyens stylistiques, ce noir et blanc somptueux, comme jailli d’un incunable du cinéma, et que les grands chefs opérateurs de la Nouvelle Vague (Lubtchansky, Coutard, Kurant, cette fois Renato Berta) déploient pour Garrel, composant une longue route de lumière et d’ombres.

Qu’il se renouvelle en changeant un peu les générations, et beaucoup les visages (on n’attendait pas forcément Stanislas Mehrar, 25 ans après Le Petit Criminel de Jacques Doillon on redécouvre avec la puissance d’une évidence Clotilde Courau, cette actrice de première force), n’est pas l’essentiel. L’essentiel est ailleurs, aujourd’hui comme sans cesse depuis bientôt 50 ans qu’il filme. Philippe Garrel est de longue date un réalisateur qui fabrique avec soin ses films. Il travaille désormais avec pas moins de trois coscénaristes –Jean-Claude Carrière rejoignant cette fois Caroline Derruas et Arlette Langmann. Mais écriture et soins, et acteurs doués ne sont que des contrepoints de l’essentiel: Garrel met en scène comme il respire. (…)

LIRE LA SUITE

 

lire le billet

« Qu’Allah bénisse la France » : contre « La Haine » et la fatalité

ac6896407-1Qu’Allah bénisse la France d’Abd El Malik, avec Marc Zonga, Larouci Didi, Mickaël Nagenraft, Matteo Falkone, Sabrina Ouazani, Mireille Perrier. Durée : 1h36. Sortie le 10 décembre.

Dès les premiers plans, noir et blanc soigneusement travaillé captant comme à la volée des scènes dans une cité de banlieue, l’affaire semble entendue. Le film d’Abd Al Malik prend modèle sur La Haine  de Mathieu Kassovitz. Plus tard, on lira dans le dossier de presse que le réalisateur revendique cette référence, rendant un hommage appuyé à son ainé. Or, apparemment sans le savoir, Qu’Allah bénisse la France  fait exactement le contraire du film de Kassovitz.

A l’opposé de la machine efficace et malhonnête qui, d’emblée, décidait de l’issue de l’enchainement d’événements agencés pour produire un maximum d’effets, au mépris de la réalité des quartiers et de ses propres personnages, le nouveau film ne cesse de suivre les méandres possibles, les embranchements ouverts d’un écheveau de relations autour de son personnage principal.

Non que le réalisateur ignore ce qu’il doit advenir à celui-ci, puisqu’il s’agit de nul autre que de lui-même. Non même qu’il doive dissimuler à tout prix au spectateur ce qui va arriver puisque le jeune homme issu du Neuhoff, quartier « difficile » de Strasbourg et devenu un rappeur reconnu, a raconté sa trajectoire dans un livre déjà intitulé Qu’Allah bénisse la France ! (Editions Albin Michel). Pour passer à la mise en scène, il semble qu’il lui a été utile de se référer au « film de banlieue » le plus connu – et ses producteurs ont voulu qu’il recoure au même chef opérateur, Pierre Aïm. Dont acte. Son film est pourtant une réussite pour des raisons qui ne tiennent qu’à lui-même, et qui se situent aux antipodes de son réputé modèle.

Abd Al Malik a trouvé en Marc Zinga un alter ego impressionnant de présence et de tonus, mais aussi, qualité indispensable, d’opacité. Il a trouvé ou retrouvé entre les barres de son quartier natal un sens de l’espace et de la vitesse qui vient peut-être d’une longue pratique des lieux, mais il y montre une capacité à jouer de l’organisation visuelle de ces espaces qui dénotent un authentique cinéaste, tandis l’usage rythmique des vitesses vient possiblement de sa pratique de musicien.

Surtout, brossant avec un mélange de précision documentaire, de liberté stylistique et de lyrisme l’image complexe d’un espace social composite, où cohabitent, s’allient et s’affrontent des personnalités, des pratiques, des visions du monde très différentes, bref rompant avec cette uniformisation mi-terrifiante mi-fascinante de « la » banlieue » et de ceux qui y vivent (le péché capital de La Haine), il a réussi un film remarquablement ouvert.

Le lycéen Régis devenu Abd Al Malik est lui-même à l’intersection de multiples voies, et il ne choisira pas toujours le même type de solutions, études sérieuses, musique, diverses formes de délinquance, attachements à des amitiés de jeunesse qu’il est aussi nécessaire de ne pas trahir que de ne pas s’y laisser enfermer, rapports à l’islam, aux attachements culturels, communautaires, religieux, mariage. Qu’Allah bénisse la France regorge de scènes fortes, certaines s’inscrivent avec talent dans les passages obligés du genre, d’autres y dérogent totalement.

Sa construction ne cesse de déjouer tout fatalisme (cette horrible petite machine scandée chez Kassovitz par le gadget « jusque là tout va bien », qui a déjà décidé, pour les spectateurs et pour les personnages, de la fatalité du destin). Sans doute parce qu’il l’a vécue (sans en faire une règle : des cinéastes ont su approcher de manière ouverte des situations qui n’ont pas été les leurs, et Abd Al Malik a bien raison de citer comme autre référence Rocco et ses frères),  sa manière d’aborder cette histoire reste en permanence, pour les protagonistes comme pour ceux qui y assistent, une expérience des possibles – dans ce qu’ils ont de plus angoissants comme de plus prometteurs.

Avec une verve réjouissante dans la caractérisation des personnages qui entourent le jeune homme, et le recours à de multiples régimes de langage loin de s’exclure entre eux, ce qui a l’avantage de les « défolkloriser », le cinéaste compositeur-interprète de Gibraltar trouve également des ressources dramatiques sans doute inspirées du rap, de ses usages de la répétition, de la variation, de la bifurcation dans les mots, de glissements de sens qui affirment et interrogent à la fois.

Spectacle prenant et très beau refus des assignations à résidences (y compris dans les cages de la fiction), Qu’Allah bénisse la France est un exemple lumineux de la manière dont la mise en scène peut participer de représentations de gens qui, contre les clichés, peuvent écrire leur propre histoire, individuellement et collectivement.

lire le billet

Philippe Garrel: “Un film tombe toujours dans votre jardin”

Entretien à propos de son film La Jalousie

(lire la critique)

 21029503_20130820171950091

Louis et Philippe Garrel en tournage

Pourquoi ce titre, La Jalousie ?

Durant les six mois qu’a duré l’écriture du scénario, il y avait ce titre sur le manuscrit, il était posé sur ma table de chevet, je me suis endormi chaque soir avec ce titre et réveillé chaque matin. Donc j’ai pensé que c’était possible de le garder. Un jour, j’avais essayé d’appeler un film La Discorde, et très vite j’avais rejeté le mot, ou le mot m’avait rejeté. Pourtant la jalousie c’est pire que la discorde, mais c’est aussi quelque chose que tout le monde a ressenti, et que tout le monde se reproche, il y a un versant qu’on tente d’éclairer. La jalousie est une énigme, à laquelle tout le monde a eu affaire.

 

Il y a aussi les deux titres de chapitres, « J’ai gardé les anges » et « Le feu aux poudres ».

Je le fais souvent, ça me sert quand je tourne. Ensuite je me pose la question de les enlever, et finalement j’ai envie de les garder même si ce n’est pas très cinématographique. C’est une manière de garder le moment de naissance du film près de moi.

 

Le titre « J’ai gardé les anges » est assez mystérieux.

L’expression vient d’un vieux professeur du lycée Montaigne, qui a été très important pour moi, et qui est représenté dans le film par l’homme âgé que va voir Louis à la fin, celui qui lui dit qu’il comprend mieux les personnages de fiction que les êtres dans la vie. J’ai vu ce prof de français jusqu’à ce qu’il soit très âgé, je me souviens que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés je lui ai demandé : « vous ne croyez toujours pas en dieu ? » et il m’a répondu « Non, mais j’ai gardé les anges ». ça m’est resté. Après il est mort. Bien sûr dans le film la formule renvoie plutôt au fait d’avoir gardé les enfants, au fait que la rupture entre l’homme et la femme n’a pas impliqué de cassure avec la petite fille.

 

Le film est co-écrit par Caroline Deruas, Arlette Langmann, Marc Cholodenko et vous. Quatre scénaristes, c’est beaucoup, non ?

Oui, c’est la première fois que j’y arrive, je trouve que c’est intéressant. Deux hommes et deux femmes. En fait on a écrit la première version en trois mois, à toute vitesse. Ensuite il ne s’est agit que de petits ajustements.

 

La présence d’Arlette Langmann  au scénario, de Yann Dedet au montage, et même de Willy Kurant suggère la référence à Maurice Pialat[1].

Exactement. Moi je n’ai jamais eu de problème à me référer à des maîtres, au sens des peintres qui étudiaient dans les musées. Il ne s’agit pas d’imiter, mais on est mieux armé si on sait s’appuyer sur ce qu’ont trouvé de grands artistes avant nous. Je suis un disciple de Bresson, de Godard et de Truffaut. Et il y a aussi d’autres références.

 

Cette multiplicité d’inspiration se retrouve dans le fait d’écrire à plusieurs ?

Pour moi il est important que le script résulte d’apports très différents. Le scénario final est un collage d’apport des quatre participants. On part d’un canevas très simple, et à partir de là, chacun choisit des scènes et les écrit de son côté, ensuite on les met ensemble et on regarde ce que ça donne, si on a assez pour que l’ensemble de l’histoire soit compréhensible. Après, la véritable unité de narration vient de l’écriture à la caméra, sur le tournage. Quelquefois deux personnes écrivent la même scène, chacune de son côté, on essaie ensuite de décider quelle version convient mieux.

 

Par exemple un ou une scénariste prend en charge les scènes au théâtre, un ou une autre celle avec l’enfant…

Non, pas du tout. Tout le monde prend des scènes partout dans le récit. C’est vraiment très libre, il faut juste qu’à un moment on ait, à nous quatre, parcouru l’ensemble du récit. A l’intérieur de ce déroulement, le fait de passer d’une scène écrite par un homme à une scène écrite par une femme apporte une diversité de sensibilité, de rapport au monde, qui est ce que je cherche. Une écriture masculine est souvent différente d’une écriture féminine.

 

Outre la différence des sexes il y a aussi la différence de génération, par exemple entre Arlette Langmann et Caroline Deruas.

Oui, ça compte aussi, même si je n’y accorde pas la même importance.

 

Le collage qui constitue le scénario est-il très proche de ce qu’on verra dans le film, ou reste-t-il de la place pour des changements ?

C’est vraiment l’histoire que nous avons écrite, telle que nous l’avons écrite, et pourtant il reste beaucoup de latitude sur le plateau. Il y a des parties improvisées, ce qu’on écrit n’est pas forcément dialogué, c’est souvent la situation en tant que telle qui m’intéresse. Quand la scène est écrite en privilégiant la situation sur les dialogues ou le déroulement dramatique, les acteurs ont de l’espace pour improviser.

 

Dans quelle mesure Louis intervient-il au scénario ? Vous savez dès le début qu’il jouera le rôle, vous travaillez avec lui depuis quatre films, c’est votre fils… Il est difficile d’imaginer qu’il n’influence pas la conception du personnage, qui d’ailleurs porte son prénom.

Il ne s’en mêle pas directement mais bien sûr nous, les scénaristes, savons qu’il jouera le rôle. Son personnage est écrit en pensant aux ramifications personnelles qu’il a avec telle et telle situation, le Louis du film lui ressemble évidemment. J’ai la chance d’avoir pu l’étudier, comme acteur, sur une longue durée, de même que, plus jeune, je l’avais fait avec mon père. Cela me sert beaucoup. De plus Louis improvise très bien, je sais qu’à l’intérieur du cadre qu’on lui a dessiné il saura inventer, qu’il évoluera bien, en apportant des choses qui viennent de lui.

 

Ce qui suppose de laisser malgré tout beaucoup d’espace aux acteurs.

Oui, Louis dit qu’il ne faut pas que les scènes soient soudées, il a raison. Cette ouverture permet que ce qui est écrit et ce qui est improvisé atteigne à une forme d’unité, et de vérité. Faire le film, pour moi, signifie en grande partie faire en sorte qu’il arrive. Comme si je le déposais. Quand je fais un film, je ne suis pas dans la volonté, ou dans l’accomplissement d’un projet qui l’aurait précédé. Il n’y a pas un fantasme du film suivi de sa réalisation, il n’y a que la pratique. En écrivant, en filmant, quelque chose se dessine, quelque chose apparaît dans l’acte de faire. C’est aussi ce que dit la chanson à la fin : laisse ici ton fardeau.

 

Quand vous parlez d’improvisation, d’apparition du film dans le moment où il se fait, cela veut dire que vous tournez sans savoir ce qui va se produire ?

Non non, pas du tout, on travaille énormément chaque scène. D’abord en répétition, puis sur le décor, puis après avoir choisi les positions de caméras, puis après que la lumière a été mise en place, avec la perche, etc. A ce moment-là, on n’a toujours rien tourné, c’est vraiment quand tout le monde a trouvé ses marques que je dis « moteur ». Et en principe on ne fait qu’une seule prise. Il faut qu’il se produise un incident important pour qu’on fasse une deuxième prise.

 

Pourquoi avoir tourné en format scope. Il vous aide pour votre manière de travailler ?

C’est le seul luxe de l’image auquel j’ai accès. J’utilise le vrai scope anamorphosé, en 35mm bien sûr. Il donne de très beaux résultats, en particulier, paradoxalement, dans les lieux exigus. Le système de prise de vue fait que la caméra attrape des choses qui sont à l’extrémité des deux côtés de l’image, et qui donne une ampleur que n’ont pas les autres méthodes. Mais pour cela il faut un cadreur exceptionnel comme est Jean-Paul Meurisse, capable de tourner en scope à l’épaule avec une précision parfaite. C’est ainsi que sont filmés la plupart des plans.

 

Il y a des choix de cadre très forts, très émouvants, d’autant plus qu’ils ne correspondent pas à une nécessité de narration. En particulier des gros plans, qui arrivent souvent alors que ce qui devait être dit l’a déjà été, et qui fonctionnent d’une autre manière.

Cela vient du cinéma muet. J’ai fait des films muets, j’adore le cinéma muet, j’en garde la trace même si je sais bien qu’aujourd’hui je ne trouverai plus la possibilité de réaliser un film muet. Pourtant j’adorerais, je sais que saurais le faire. Pour certains gros plans, j’utilise des objectifs particuliers, des optiques conçues pour filmer de très près et qui permettent de donner une expressivité incroyable aux visages.

 

Travailler avec Willy Kurant comme chef opérateur est se placer dans la continuité de votre longue collaboration avec William Lubtchansky ?

… et Raoul Coutard. Tout à fait. Eux trois sont porteurs d’une histoire exceptionnelle, ils ont fait les films les plus rapides du monde. Ça vient des années 60 mais ça ne s’oublie pas, Willy Kurant possède ça depuis Masculin féminin, ou Le Départ de Skolimowski. Ces trois-là sont des créateurs de la Nouvelle Vague, comme les réalisateurs ou les acteurs, ce sont des autodidactes qui ont fabriqués leur propre savoir, leur propre capacité de réponse à des situations.

 

Vous avez demandé quelque chose de particulier pour l’image ?

Pour le précédent film, Un été brûlant, qui était en couleur, j’avais demandé à Willy Kurant que les images ressemblent à des gouaches, et pas des peintures à l’huile comme pratiquement toutes les images couleur au cinéma. Et là, en noir et blanc, je lui ai dit que je voulais que cela soit comme du fusain. Pas du crayon noir. Et il a bien fait ça. Lui, comme Coutard ou Lubtchansky, comprennent quand on demande ça, ils ne se disent pas que c’est le réalisateur qui est en train de faire le poète, qui a des lubies. Ils travaillent la photo, la lumière, la pellicule qui n’était pas faite pour ça en principe. Et puis, et c’est le plus important, avec Willy, comme c’était aussi avec Raoul ou William, dès qu’il pose un projecteur il sait où le mettre pour que les gens soient beaux. Du premier coup ! Et pour tous les plans, sans jamais se répéter. C’est exceptionnel, surtout quand on doit tourner à toute vitesse comme c’était notre cas, je n’avais que 21 jours de tournage.

venezia-2013-la-jalousie-trailer-poster-e-nuove-foto-del-film-di-philippe-garrel-5-620x350Anna Mouglalis dans La Jalousie

Vous avez filmé Anna Mouglalis, et en particulier son visage, comme on ne l’avait jamais vue.

Il n’y a pas d’artifice particulier, je ne lui ai rien demandé de spécial sur son apparence, cela passe par des voies plus obscures. La relation entre notre vie et ce qu’on filme nous apparait, un film tombe toujours dans votre jardin. C’est ce qui a du arriver. Là aussi, il ne faut surtout pas être dans la réalisation de ce qui a été prévu en avance. C’est pour cela que le cinéma est un art collectif, il peut accueillir ce qui vient de tous ceux qui y participent, à condition qu’on leur en laisse la possibilité.

 

Par rapport à la plupart des cinéastes, vous cherchez de manière plus précise, plus directe, ce rapport à la vie. La Jalousie est un film sur les relations de couple et parents-enfants, co-écrit avec Caroline Deruas, interprété par votre fils et votre fille…

Oui, c’est un peu comme une opération chimique, j’associe des éléments qui la rendent plus visible et plus rapide, mais avec l’idée que cela concerne tout le monde. Que ce que je fais apparaître est comme un pigment qui d’une certaine manière colore toutes les vies. Le titre La Jalousie désigne ce phénomène, et il me semble que tout le monde voit tout de suite de quoi il s’agit, tout le monde a connu ça dans sa vie, depuis l’enfance, sous de multiples formes.

 

Esther Garrel est une actrice, c’est aussi votre fille et la sœur de Louis. Que recherchez-vous en la choisissant pour ce rôle ?

 C’est la part documentaire du film. Esther est la sœur de Louis et joue sa sœur, et moi je dessine mes enfants.

 

Avez-vous eu des difficultés particulières à diriger Olga Milshtein, la petite fille qui joue Charlotte, la fille de Louis ?

Non. C’est la fille de quelqu’un que je connais, qui travaille dans le cinéma. J’avais remarqué qu’elle était très drôle, avec beaucoup de présence. Mais je m’inquiétais, je n’ai jamais vraiment dirigé un enfant. Arlette et Caroline avaient écrit les scènes de Charlotte, et moi je me demandais comment j’allais m’y prendre. Et puis il se trouve que Jacques Doillon, qui est beaucoup plus fort que moi avec les enfants, avait aussi repéré Olga, et il a tourné Un enfant de toi avec elle. Du coup il lui a appris à être devant une caméra, et moi j’en ai profité. Je n’ai rien fait de spécial, je lui ai fait travailler ses scènes avec les autres comédiens, elle aimait ça. C’était proche de ma relation avec les autres acteurs, que j’ai pour beaucoup eu comme élèves au Conservatoire – y compris Louis, mais pas Anna, qui était aussi au Conservatoire, mais pas dans ma classe. Olga, elle, était une « ancienne élève » de Jacques Doillon.

 

D’où vient la scène inattendue où Anna Mouglalis lave les pieds du vieil écrivain ?

D’un désir d’image. A l’origine, il était écrit dans le scénario qu’elle lui faisait un massage. J’ai pensé que ce serait plus beau. Des idées visuelles, dans ce cas clairement des références à la peinture et à l’histoire sainte, prennent place dans la construction de la scène au moment du tournage, et transforment la scène. Une jeune femme qui lave les pieds d’un vieil homme, c’est une figure classique qui, à un moment, trouve sa place. Là aussi cette manière d’employer une figure visuelle forte, chargée d’histoire, vient du cinéma muet.

 

Un des aspects majeurs du film concerne les pères, le père absent, mort, de Louis et Esther, et les pères de substitution que se sont trouvé Louis et Claudia, avec le vieux professeur et le vieil écrivain. Les pères de substitution sont apparus comme un dessin émerge du tapis ?

Oui. Ce sont les femmes. Arlette Langmann et Caroline Deruas ont chacune écrit une scène avec un vieil homme. Comme je trouvais bien les deux scènes, je les ai gardées toutes les deux. J’avais envie de filmer des acteurs âgés, des gens qui ont beaucoup joué mais dont on ne connaît pas le visage. C’est mon père qui m’avait fait connaître notamment les deux acteurs du film, Robert Bazil et Jean Pommier. L’un était déjà dans Sauvage innocence, et l’autre dans Les Amants réguliers.

 

Comment avez-vous choisi Jean-Louis Aubert pour la musique ?

Il y a très longtemps, il m’avait fait passer le message qu’il aimerait travailler avec moi pour un clip. A l’époque je ne pouvais pas, mais l’idée était restée. Lorsqu’est sorti son dernier disque, Roc’éclair, je l’ai entendu dire dans une interview que le disque  était lié à la mort de son père. Peu après, mon père est mort. Caroline m’a offert Roc’éclair, et je trouvais très belle la manière dont il évoquait sans le dire ce qu’il avait éprouvé. Ensuite, pendant que je tournais La Jalousie, je cherchais une idée pour une musique très simple. Et voilà que Serge Catoire, le directeur de production, me propose de contacter Jean-Louis Aubert. Là aussi les éléments trouvaient leur place. J’ai fait une projection pour Aubert, il a aimé le film, et hop il a fait la musique tout de suite. Tout le film s’est fait ainsi, dans un mouvement rapide mais assez simple.

 

Vous ne lui avez rien demandé de spécial ?

Non, je lui ai juste dit que pour moi il fallait que ce soit comme des chansons, mais sans paroles. C’est ce qu’il a fait, il savait très bien.

 

Il y a une certaine continuité dans les musiques de vos films.

Oui, ce que je préfère sont les musiques écrites par des rockers, mais qui sont des balades. C’est ce qu’a beaucoup fait John Cale sur d’autres de mes films, cela me correspond bien. Il y a sûrement un côté générationnel dans le rapport à cette musique-là, depuis mes premiers films, depuis Les Enfants désaccordés en 1964 et Marie pour mémoire en 1967. Mais ce sont toujours des rencontres, on fait les films avec ce qu’on trouve sur son chemin.

 

Ouvre ton cœur, la chanson du générique de fin, n’a pas été composée pour le film ?

Non, c’est ce que Jean-Louis Aubert venait juste d’écrire quand on s’est rencontrés. Du coup il m’a dit : je fais ça, et il me l’a chantée à la sortie de la projection où je lui montrais le film. Lui et moi avons été d’accord que ça irait très bien.

 

NB : Une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

 



[1] Arlette Langmann a notamment été la scénariste de L’Enfance nue, Loulou et A nos amours et la monteuse de Nous ne vieillirons pas ensemble et de La Gueule ouverte, Yann Dedet a monté pratiquement tous les autres films de Maurice Pialat, Willy Kurant a été le chef opérateur de Sous le soleil de Satan.

lire le billet

Au sud d’Eden

Tabou de Miguel Gomes

En un prologue mythologique et deux chapitres, l’un à Lisbonne aujourd’hui, l’autre dans les colonies portugaises d’Afrique à la veille du commencement de leur libération, Tabou est une magnifique proposition romanesque et cinématographique. Amour passionné, mélancolie mortelle, splendeur et misère de l’exotisme, métaphores du passage inexorable du temps, éclatement de notre rapport contemporain aux «autres» après des siècles de stabilité fondée sur l’oppression et le mépris: ce que semble raconter Tabou, cent livres et autant de films l’ont déjà raconté.

Mais nul ne l’avait raconté comme cela. Nul ne l’avait raconté en sachant aussi bien comment cela avait été raconté, et puisant dans ce savoir d’invisibles trésors d’humour, de charme et de violence. Avec comme horizon la manière même dont ces passés réels et imaginaires travaillent notre présent.

Pas de parodie ici, encore moins de «deuxième degré», cette misère. Mais un sens extraordinairement sûr des lois classiques du récit et de la définition des personnages, pour mieux faire vibrer d’émotions étranges, tremblantes de beautés et très près du fou rire, tandis qu’une vieille dame à moitié folle s’éteint entre une missionnaire à la bonté frustrée et une servante noire qui la cajole et l’enferme, que les militants d’on ne sait plus quelle juste cause tentent d’arrêter on ne sait plus quel génocide dans on ne sait plus quel pays martyr qui fut, un jour, symbole de la juste lutte des peuples pour leur indépendance.

Rebondissement, bifurcation, déraillement aiguillé par la voix, passions de brousse et torpeur des tropiques, croco et moto, fusil et rockabilly devant la piscine à moitié vide d’une propriété fantomatique. Faut que ça s’enchante!

C’est immense et poignant, mais sur un ton si doux et si exact que les idées les plus complexes deviennent ici comme les notes de ces morceaux de musique populaire fredonnées sans même avoir conscience de les avoir écoutées, ni que quelqu’un les a composées. Là est l’art très singulier de Miguel Gomes, découvert avec deux films aussi mémorables que différents, La gueule que tu mérites (2006) et Ce cher mois d’août (2009).

Deux films qui pourtant étaient déjà inspirés par cette tonalité si particulière, où une sorte de douceur attentive aux détails, au presque rien riche d’infinies assonances, laissaient s’épanouir des mondes de sensibilité. Dans une conversation (lire ci-dessous), Miguel Gomes parle notamment de l’impossibilité de filmer tout ce qu’il avait prévu, et de l’espace ainsi ouvert à un souffle, une liberté, de l’invention et du désir. Mais c’est tout son cinéma qui carbure à ce mélange.

On y discerne aussi, bien sûr, une déclaration d’amour au cinéma lui-même. Pourtant le noir et blanc et l’original format 1,33 ne renvoient à aucune nostalgie. Tout au contraire, ils participent de la mise en œuvre joueuse et inspirée de puissances intactes d’évocation, puissances qui savent comment elles furent déjà employées. Et ce savoir permet non de se répéter mais de se déployer autrement.

Lire la suite

lire le billet

Trans(e)-ciné-express

Lucyna Winnicka dans Train de nuit de Jerzy Kawalerowicz

En cette semaine à nouveau absurdement surchargée de nouvelles sorties, la plus belle découverte est sans hésiter… un film de 1959. Un film du Polonais Jerzy Kawalerowicz, figure d’une « nouvelle vague » dont le seul ténor s’appelle Andrzej Wajda, mais qui fut, avant la Nouvelle Vague française, un mouvement artistique d’une créativité remarquable, où se distinguèrent aussi Wojciech Has et Andrzej Munk. Jusqu’à présent, seul son très beau Pharaon de 1966 avait permis à Kawalerowicz de ne disparaître entièrement de la mémoire cinéphile – ses autres titres remarqués à leur époque, L’Ombre dès 1956 et Mère Jeanne des Anges en 1961, s’étant entre-temps perdus dans la nuit des films pas montrés.

Fugacement distribué en France à l’époque de sa réalisation, et jamais ressorti depuis, Train de nuit impressionne aujourd’hui par sa beauté et sa modernité. Au cours d’une nuit en route vers la mer Baltique, se met en place une étonnante chorégraphie réglée par le mouvement (et les arrêts) du train et sa géographie particulière, étroitesse des couloirs, huis clos des compartiments, danger des portes donnant sur la voie. Le flou d’un paysage défilant à toute vitesse y a autant de sens et de valeur qu’un gros plan sur un visage ou une réplique d’ailleurs souvent du côté de l’antiphrase ou de l’ironie. Cette chorégraphie complexe, mais toujours portée par ce qui semble le mouvement même du train fonçant vers sa destination, dynamise une dramaturgie qui mobilise de multiples personnages, selon des lignes de forces entrecroisées comme une toile d’araignée.

Séduction, pulsions meurtrières, chronique sociale, souffle fantastique et comédie noire travaillent et reconfigurent sans cesse les multiples figures, toutes dessinées avec une précision qui, loin de les assigner à une fonction ou un type, accroit leur mystère.

Dans un noir et blanc somptueux et vibrant qui préfigure celui d’Ascenseur pour l’échafaud et de Jules et Jim, Kawalerowicz compose un écheveau de trajectoires individuelles où se racontent dix histoires, de la futilité de la drague d’un soir au tragique d’une chasse à l’homme, histoires qui s’éclairent et se stimulent les unes les autres. Ce qui est exceptionnel dans Train de nuit est la manière dont se fondent une puissance d’organisation narrative que les commentateurs de l’époque avaient non sans raison comparé à Hitchcock et une liberté de filmer les visages et les corps, et à l’occasion de s’enivrer du pur mouvement des objets ou des lumières, qui évoque Godard et Rozier.

Il faudra tout le voyage, et tout le film, pour savoir un peu de qui étaient cette Marta et ce Jerzy qui se sont retrouvés partager un sleeping, il faudra un arrêt en rase campagne pour qu’explose une violence fantasmagorique pourtant en germe chez les paisibles voyageurs en route vers les vacances. Il faut un étonnant instinct de cinéaste électrisant un puissant savoir sur ses moyens expressifs pour ainsi garder en un mouvement toujours surprenant, et pourtant toujours cohérent, cette traversée des apparences, jusqu’aux rivages du lendemain matin.

lire le billet