“En ville” et “Lourdes” : la nuance et l’eau forte

Il y a toujours un peu d’embarras à mettre dans le même sac, ou du moins dans le même texte, deux films qui n’existent chacun que pour et par lui-même. Mais pour le spectateur curieux de découvertes hors des sentiers balisés par la promo, la sortie simultanée de En ville de Valérie Mréjen et de Lourdes de Jessica Hausner, ce mercredi 27, fait signe.

Les deux titres ont d’ailleurs quelques points communs. Tous deux sont réalisés par des femmes, qui sont l’une et l’autre des cinéastes déjà découvertes et appréciées, encore en phase de confirmation de la singularité de leur style et de leur univers, au fil d’un cheminement qui chez l’une et l’autre a mené du documentaire à la fiction. Plasticienne et vidéaste réputée, Valérie Mréjen a approché le cinéma avec deux documentaires mémorables, Pork and Milk et Valvert. Jessica Hausner, après ses débuts comme documentariste, avait déjà affronté la fiction (Lovely Rita, Hotel), mais pour l’une et l’autre le changement est sensible par rapport aux travaux précédents, dans le cas de la réalisatrice autrichienne aussi parce qu’elle est venue tourner en France, avec uniquement des comédiens français.

En outre, comme le souligne les titres, chacun de deux films est profondément lié à une ville, même si cette ville est en même temps un décors, et d’une certaine manière une abstraction. Ainsi de celle qui donne son titre à Lourdes comme de la cité portuaire imaginaire, composée à partir de plans tournés surtout à Saint Nazaire, pour En ville. Enfin et surtout, les deux films affirment une écriture singulière, une manière inédite de traiter un sujet connu.

Stanislas Mehrar et Lola Creton dans En ville de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer

Ici s’arrêtent les comparaisons. Tout d’abord En ville est une coréalisation, par Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, philosophe et romancier, dont c’est le premier film. Ensuite les choix de mise en scène comme les sujets sont complètements différents. En ville raconte l’éducation sentimentale d’une adolescente, Iris, qui rencontre un homme venu d’ailleurs, Jean, porté par un projet et un regard (il est photographe). Ils sont « instables » l’un et l’autre, elle du fait de sa jeunesse, des possibilités ouvertes devant elle, lui habité de tensions divergentes, d’attractions et de refus, de difficulté ou d’inquiétude à trouver se place. La singularité de En ville est de ne pas se construire sur un face à face, mais comme une sorte de galaxie dont les planètes auraient des densités différentes, composant un univers mouvant polarisé par les mouvements des deux personnages centraux. Autour d’Iris et Jean, les trajectoires des amis de la jeune fille, de la compagne de l’homme, des familles de l’une et l’autre composent un ensemble aux multiples dimensions, où circulent vibrations et harmoniques auxquelles les grands espaces vides des quartiers d’entrepôts, d’immeubles solitaires, de quais et de voies ferrées offrent une troublante caisse de résonnance.

En ville est un projet formaliste, au sens où c’est cette construction d’ensemble qui donne sa singularité aux émotions éprouvées par les personnages, au sens où la beauté des plans (images remarquables de Claire Mathon) passe ouvertement par une construction esthétique pour atteindre une intimité sensorielle, quelque chose de très humain et d’assez secret. Ce n’est sans doute pas un hasard, plutôt une preuve supplémentaire de la sensibilité du regard de Mréjen et Schefer, si on retrouve dans leur film les deux actrices qui ont illuminé le cinéma français depuis le début de l’année, Valérie Donzelli (dont on aura l’occasion de reparler bientôt), et surtout, ici, Lola Creton, parfaite en Iris après avoir été sublime dans Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve, dans des rôles qui auraient pu se ressembler et qu’elle sait rendre entièrement différents. C’est aussi une joie de retrouver Stanislas Mehrar dans son meilleur emploi depuis les grands moments que furent son interprétation de deux des plus belles adaptations littéraires du cinéma récent, Adolphe (B. Jacquot d’après B. Constant) et La Captive (C. Akerman d’après M. Proust), interprétations et personnages dont le photographe errant d’En ville serait souterrainement la prolongation.

Sylvie Testud et Léa Seydoux dans Lourdes de Jessica Hausner

On change entièrement de registre avec Lourdes. Au cinéma multidimensionnel de Mréjen et Schefer s’oppose la frontalité délibérée, méthodique, du film de Jessica Hausner. C’est là aussi dans ce parti-pris que se jouent l’originalité et la force du film. Méthodiquement, en se gardant de tout commentaire et surtout de toute ironie facile, la réalisatrice décrit le parcours d’un groupe de pèlerins en visite à Lourdes, et de leurs accompagnateurs. Les personnages sont typés, les situations nettement dessinées par les caractéristiques du contexte : les contraintes du voyage en groupe aggravées par les handicaps des voyageurs, le rapport compliqué à la religion, entre espérance éperdue de personnes en souffrance, bazar aux colifichets, exigence d’organisation des flots immenses de visiteurs, devoirs et désirs des jeunes gens qui accompagnent les pèlerins pour des motivations où la dévotion aux malheureux n’est pas toujours prioritaire, ou omniprésente.

Tout cela compose une sorte de catalogue de situations volontairement montrées de manière contrastée par une réalisatrice chez laquelle on retrouve à la fois le savoir-faire descriptif du documentaire et le penchant pour une observation distanciée des travers humains. Mais toute cette construction prend ici un sens particulier, puisque c’est à l’intérieur de ces compositions appuyées qu’advient l’inexplicable d’un miracle. Parmi les pèlerins, une jeune femme paralysée mais pas très adepte des croyances miraculeuses, venue surtout parce qu’elle s’ennuyait à périr dans son fauteuil roulant, retrouve l’usage de ses membres. Pas d’explication, pas de discours. L’irruption d’un fait qui perturbe aussi tous ceux qui, en principe, croient aux effets de la grotte et des onctions d’eau, voire qui en font profession et commerce, sans parler des autres pèlerins, plus jaloux que confortés dans leur propre espoir de guérison.

Jessica Hausner observe cela, en montre l’accomplissement et les suites comme elle a montré la vie des pèlerins, et celle des membres de la congrégation de l’Ordre de Malte. Il émane de Lourdes une cruauté « à plat », qui évoque un peu Les Monstres de Dino Risi, l’humour en moins. Mais aussi quelque chose de plus étrange, et qui serait la volonté d’affronter un « c’est comme ça » qui prend en charge en même temps la vérité de la peur et de la souffrance, le kitsch du barnum de la grotte miraculeuse, la possibilité de dire non à son statut fut-il aussi contraignant qu’une paralysie lourde, l’inexplicable d’une guérison sans motif scientifique connu, la violence de réactions collectives, l’hypocrisie et les propres failles des professionnels de l’accompagnement spirituel, médical, touristique, etc. Un « c’est comme ça » qui est à la fois perplexité devant le monde comme il est et défi au cinéma, à sa capacité à trouver la bonne distance, à éviter les simplifications sans perdre en puissance dramatique.

Avec son côté « page blanche » où tout semble pouvoir s’inscrire, le plus ordinaire comme le plus fantastique, Sylvie Testud est à la fois l’interprète idéale et comme la métaphore vivante de l’écran blanc tel qu’en use Jessica Hausner. Autour de l’actrice principale, des acteurs au contraire chargés d’une intensité très marquée (Bruno Todeschini, Léa Seydoux, Elina Löwensohn) renforcent la juste abstraction du film, et de son héroïne.

 

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Une belle histoire de fous

Sortie en salle aujourd’hui mercredi 10 mars 2010 d’un film de joie et d’émotion, Valvert de Valérie Mrejen. Un film qui est aussi une des manifestations d’une expérience exceptionnelle menée à travers toute l’Europe

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Ils sont assis sur les marches d’une terrasse, elle et lui. Ils parlent tranquillement. Mais pas vraiment l’un à l’autre. A qui ? A la personne qui les filme ? A nous, spectateurs ? A quelque interlocuteur imaginaire ? Le film, qui vient à peine de commencer, ne le dit pas. Il laisse juste flotter cette incertitude, ce léger trouble.

Après, nous, les spectateurs, en saurons davantage. Nous saurons qu’on se trouve dans l’hôpital psychiatrique Valvert, à Marseille, que les personnes que nous avons vues sont des patients, que ce lieu qui, lors de sa création il y a une quarantaine d’année,  portait les espoirs d’approches différentes de la prise en charge des malades mentaux est aujourd’hui rattrapé par les si contemporaines exigences sécuritaires et gestionnaires, ce couple fatal de la liberté pour le fric et de la contrainte pour les hommes qui est la Loi de notre début de siècle.

Nous devinerons, en écoutant et regardant des hommes et des femmes dont certains sont des malades, certains des médecins, certains des infirmiers, certains des employés qui s’occupent de la cafétéria, du jardin, de l’intendance, comment se nouent et s’interrogent les unes les autres des histoires, des imaginaires, des choix politiques, des peurs qui rendent fou, comme on dit. Des fous qui sont à l’hôpital. Et des fous qui n’y sont pas. Des fous qui décident peut-être parfois aussi de ce qui va arriver à l’hôpital.

Ce n’est pas une insulte, « fou ». Ni pour les uns ni pour les autres. Juste la manifestation de dérèglement divers, que l’environnement a du mal à prendre en charge, et qui peuvent, en cas de mauvaises réponses, nuire à tous, celui qui est fou et les autres.

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Elle filme tout ça, Valérie Mrejen, dans les couloirs de Valvert, avec son nom de clinique hitchcockienne et son décors méridional, plutôt avenant, pas du tout chic. Elle laisse advenir les paroles, les gestes. Parfois quelqu’un fait irruption dans le cadre, déclare quelque chose, balance une phrase. Parfois quelqu’un parle et on ne comprend pas les mots. On comprend alors mieux la qualité de l’écoute de celui ou celle qui lui répond. C’est simple, c’est rigolo – c’est vrai que c’est rigolo, des fois, les fous. C’est soudain bouleversant. Elle fait un film, Valérie Mrejen, on voit bien qu’elle se fiche éperdument de savoir s’il s’agit d’un documentaire ou d’une fiction, ceux qu’elle a trouvé à Valvert, qu’elle regarde, qu’elle écoute, sont des personnages. C’est à dire qu’elle les filme comme des personnages.

Certains reviennent souvent, d’autres n’apparaissent qu’une fois mais restent dans la mémoire bien après la fin du film. Il y a une femme très belle, et qui ne dit rien. Il y a le garçon qui voudrait bien jouer la pétanque, mais personne ne veut jouer avec lui. Il y a cette femme qui porte un amour irradiant à ce garçon en arrière-plan, flou à lier. Il y a le soignant en colère contre les tâches bureaucratiques qui ne laisse plus de temps pour s’occuper des pensionnaires. Il y a cette grille ouverte sur la rue, et du soleil.

Encore une fois, l’intelligence du cinéma rencontre le défi du monde de la folie. Encore une fois, après Deligny (Le Moindre Geste), Depardon (San Clemente), Wiseman (Titicut Follies), Philibert (La Moindre des choses), après l’admirable Elle s’appelle Sabine de Sandrine Bonnaire (liste non-exhaustive), une écoute, une sensibilité qui est à la fois travail éthique et désir de récit construit un jeu de distances, de lumières, d’émotions, qui donne à comprendre, à s’interroger soi-même, à rire et à s’effrayer. Valvert est une grande joie de spectateur.

C’est aussi une réponse singulière au sein d’un immense projet qui se met en place peu à peu à travers toute la France, et désormais dans d’autres pays d’Europe. Ce projet, initié par la Fondation de France, s’appelle « Les Nouveaux Commanditaires ».

C’est quelque chose qui, quand on en découvre l’existence, redonnerait espoir dans le monde d’aujourd’hui, ce qui n’arrive pas bien souvent.

Les Nouveaux Commanditaires sont nés de l’existence, de la part de personnes ou de collectivités auxquelles cette attente n’est pas d’ordinaire reconnue, envers des œuvres d’art. Il s’agit toujours de la présence d’œuvres d’art dans un contexte précis, un territoire, un lieu public (géré par des organes qui peuvent, eux, être publics, semi-publics ou privés) : une place de village, une école, un ensemble d’immeubles, des bains publics, etc. Quelque part quelqu’un a un problème, se dit que peut-être un artiste pourrait l’aider à résoudre ce problème, mais ne sait pas comment, ni à qui s’adresser. Pour Les Nouveaux Commanditaires, la Fondation de France a mis en place des médiateurs, qui étudient avec les personnes ou la collectivité demandeuse la nature du projet, proposent de rencontrer des artistes contemporains qui semblent pouvoir répondre à ce cas, se chargent de faire se rapprocher des rapports au réel et au symbolique (celui d’un  édile, d’une administrateur, d’e responsables associatifs, d’enseignants et celui d’artistes) à l’origine très éloignés. Ce sont aujourd’hui plus de 250 œuvres qui ont été créées dans ce cadre. La plupart, comme il est prévisible, relèvent des arts plastiques, de l’architecture, du design, parfois de la musique. Valvert est la première œuvre de cinéma commanditée dans ce cadre, par un groupe de médecins et de soignants de l’hôpital marseillais désireux de construire une autre représentation du fonctionnement du lieu où ils travaillent que ce qu’en donnent les rapports administratifs, ou même une description journalistique.

En artiste de cinéma, qui donne toute leur place au temps, à l’espace, aux rythmes, aux couleurs, aux sons, aux personnages, Valérie Mrejen répond exemplairement à la commande. Et prouve combien, par nature, une telle démarche, si elle provient d’une demande spécifique issue d’un groupe précis, par nature s’adresse à tous dès lors qu’elle se matérialise.

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