«Peshmerga», quand le poids des mots plombe la force des images

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Peshmerga de Bernard-Henri Lévy. Durée: 1h32. Sortie le 8 juin.

Durant tout le deuxième semestre de 2015, une équipe de tournage a parcouru la ligne de front sur laquelle les combattants kurdes d’Irak, les Peshmergas, font face aux troupes de Daech. Au cours de cette période, les Kurdes soutenus par l’aviation de la coalition internationale ont mené nombre d’offensives victorieuses, d’ampleur variables.

Bénéficiant de la bienveillance du haut commandement, l’équipe de tournage a pu être présente lors de plusieurs de ces combats. Elle a également pu rencontrer un grand nombre d’acteurs du terrain, officiers et soldats, jusqu’à Massoud Barzani, président de la région autonome du Kurdistan irakien et commandant en chef des combattants montrés par les images.

Les séquences réalisées sur place sont souvent passionnantes, parfois spectaculaires, parfois émouvantes. D’autant qu’à plusieurs reprises, des drones équipés de caméras ont été employés, donnant une vision inédite de certains théâtres d’opérations actuels ou futurs, y compris la capitale de Daech en territoire irakien, la grande cité de Mossoul.

Mais bien sûr Peshmerga n’est pas un document sur la guerre des Kurdes irakiens contre l’État islamique, c’est un film de Bernard-Henri Lévy. Sans lui, ce film –y compris ses images passionnantes– n’existerait pas. Comme dans les deux précédents documentaires de BHL consacrés à deux autres grands conflits contemporains, Bosna! et Le Serment de Tobrouk, une question décisive concerne la place occupée par le réalisateur dans sa réalisation.

À l’image, cette présence est fort discrète. Il en va tout autrement de la bande son, c’est-à-dire de l’omniprésence de la voix off de BHL. Attestant l’absence de confiance dans le cinéma de celui-ci, il n’a de cesse de nous expliquer ce qui est montré, ce qu’il faut y voir, comment il faut le comprendre, et même ce qu’il convient d’éprouver. (…)

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Puissants et mystérieux échos dans “La Vallée”

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La Vallée de Ghassan Salhab, avec Carlos Chahine, Carole Abdoud, Fadi Adi Samra, Mounzer Balbaki, Yumna Marwan. Durée : 2h14. Sortie le 23 mars 2016.

Qui est cet homme, seul, en chemise blanche ensanglantée sur une route de montagne ? Qui sont ces gens qu’il aide et qui le recueillent ? Que se passe-t-il dans cette grande maison isolée, où passent des armes, et des instruments de chimie ? Ce grand type surgi de nulle part est-il vraiment amnésique comme il l’affirme ? Est-ce un voyageur égaré, un flic en mission, un ange ? Les cinq autres seront-ils ses protecteurs, ses geôliers, ses meurtriers, ses victimes, ses amis ou amants ?

Seule certitude, cette histoire se passe au Liban. C’est à dire qu’elle se passe dans un lieu déjà saturé de menaces, de divisions, des mémoires occultées, de sang versé, de trafics, de secrets, de cohabitations forcées, dangereuses, nécessaires, à la fois vitales et mortelles.

La grande maison dans la Bekaa n’est pas une métaphore du Liban, et le récit de La Vallée ne sera pas la transposition sous forme de huis clos fictionnel de la situation dans le pays, ni dans la région. C’est bien plus et bien mieux.

Une aventure, un mystère, zébré d’humour tendu, de violence prête à éclater, de pulsions entre des corps, de frictions entre des mots. Chorégraphie de désirs et de phobies aussi bien que film noir aux échos de film d’espionnage, réminiscences d’Hitchcock (Les Enchainés) et de Tarkovski (Le Sacrifice) en cette terre du Moyen Orient où la menace d’une guerre totale reste une hypothèse terriblement vraisemblable.

Situé dans un contexte géopolitique et un temps très actuels, configuré par les codes du cinéma de genre, film d’action et film noir, La Vallée se déploie également comme une légende, un conte mythologique, où des puissances obscures et des malédictions immémoriales dominent le sort d’une sorte d’arche partagée par de multiples espèces. Bien réels et convoquant une sorte de savoir magique, les animaux donnent une dimension plus ample à ce monde peuplé d’éprouvettes et de révolvers, de caresses et de liens, de passages d’avions menaçants et d’humains appartenant à des communautés différentes et volontiers antagonistes. Jusqu’au déluge meurtrier, et pas du tout symbolique, qui envahit la fin du film.

Le sixième long métrage de Ghassan Salhab, cinéaste connu aussi pour bien d’autres réalisations de formats et de types variés, joue ainsi sur de multiples niveaux. L’auteur de Beyrouth Fantôme invente pas à pas, plan à plan, une manière de faire résonner les éléments romanesques avec les échos politiques ou mythiques, des formes de glissements dans l’image, entre images et sons, au montage aussi, qui font de La Vallée un film étonnamment vivant. Vivant au sens d’un être dont on suivrait le développement organique, malgré ou plutôt grâce aussi aux zones d’ombres, aux bifurcations, aux tressage de composants hétérogènes.

Reflets et surimpressions, images envahies d’ombre ou de trop de lumière, dessins et tatouages, gestes ambigus et sons aux significations ambivalentes tissent peu à peu une tapisserie dramatique, trouée, incomplète et d’autant plus riche. Dans La Vallée se répercutent puissamment et mystérieusement les échos du monde réel, violent, confus, implacable. D’autant plus puissamment que mystérieusement.

 

 

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« Censored Voices » : que reste-t-il des voix de jadis ?

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Censored Voices de Mor Loushy.  Durée : 1h14. Sortie le 21 octobre.

 

En juin 1967, parmi les soldats israéliens qui participent à la Guerre des Six Jours se trouve un jeune homme qui deviendra un des grands écrivains des années 90-2000, Amos Oz. Au sortir de ce combat victorieux, loin de partager l’euphorie de ses compatriotes, il ressent un trouble partagé par nombre de ses camarades de combat. Avec son ami l’éditeur Avraham Shapira, il enregistre alors des témoignages de plusieurs autres jeunes hommes de retour du front. Ces enregistrements sont censurés par l’Etat juif, et restent inédits jusqu’à ce qu’une jeune réalisatrice, Mor Loushy, obtienne les fameuses bandes. Son film en donne à écouter de nombreux extraits, tandis qu’on voit des images d’archives de l’époque, et des visages d’aujourd’hui d’homme ayant été en âge de combattre à l’époque dans les rangs de Tsahal – certains sont ceux qu’on entend, pas tous.

Le sens général de ces témoignages est que les soldats israéliens ne sont pas, n’ont jamais été cette armée morale que la propagande a voulu accréditer. Et qu’ils l’ont découvert à l’occasion de conflit, alors qu’eux-mêmes partageaient cette illusion, et se voulaient exemplaires.

Plus encore que les témoignages sur le meurtre en très grand nombre de civils désarmés ou de soldats qui se rendent, c’est la prise de conscience par des jeunes gens imprégnés de l’idée d’une supériorité éthique et qui découvre le caractère parfaitement inévitable de la multiplication des atrocités, inévitable et effective dès la fondation d’Israël pour les plus lucides, qui marque en écoutant ces témoignages.

Les images d’archives de l’époque occupent un statut complexe. Elles sont souvent intéressantes, fréquemment peu connues, documentant l’offensive éclair des chars marqués de l’étoile de David à travers le Sinaï jusqu’au Canal de Suez, la prise de la vieille ville de Jérusalem, l’expulsion brutale des Palestiniens et la destruction des maisons, la joie de la population israélienne.

Ces images « montrent », mais montrent de manière singulière, travaillées qu’elles sont par les témoignages qui se déroulent en voix off. Le procédé est parfois discutable (ce n’est pas la bande son de cette bande image), parfois impressionnant (le plus souvent quand s’ouvre un écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, par exemple la liesse populaire et le doute douloureux des témoins). Et une véritable émotion survient devant les visages silencieux de ces hommes âgés, écoutant les voix de ces jeunes hommes qu’ils furent il y a 45 ans, comme si c’était, au-delà du rappel de faits et de sentiments, la présence d’un monde fantôme qui ainsi se manifestait.

Monde fantôme qui fut lui-même un fantasme, « l’idéal sioniste » solidaire et progressiste dans le déni de la prévarication violente sur laquelle il reposait, mais qui eut son imaginaire et sa pensée, aujourd’hui passés par pertes et profits de l’histoire et de la real politik.

On retrouve ici ce qui avait fait le cœur, intéressant mais limité, de Danse avec Bachir d’Ari Folman, qui n’était pas un film sur la guerre israélienne au Liban et notamment les massacres de Sabra et Chatila commandités par Ariel Sharon, mais sur le trauma pour des juifs israéliens de la découverte que loin d’être de l’ordre du Bien, l’existence d’Israël repose nécessairement sur l’accomplissement ininterrompu de crimes et  autres actes de violence.

La réalisatrice revendique (dans le dossier de presse) l’espoir que l’accès enfin donné à ces voix longtemps bâillonnées remettra en question la bonne conscience sur laquelle s’est construite la domination juive sur les territoires occupés et en particulier Jérusalem. Mais c’est hélas l’impression exactement inverse qui émane de son film : celle qu’aujourd’hui, rien de tout cela ne fait plus problème pour grand monde.

La grande historienne du cinéma et des archives filmées Sylvie Lindeperg parle d’ « histoire palimpseste », les images sédimentant des couches successives marquées de sens différents, mais aussi devenant le support de ce qui continue de s’accumuler, pour bous qui les voyons, après qu’elles aient été réalisées. Cette approche est extrêmement éclairante pour Censored Voices, où se superposent les mémoires archaïque, ancienne et récente de l’histoire d’Israël, et les tr æaces de ce qui s’est passé entre 1967 et aujourd’hui. Elle est aussi profondément déprimante : a contrario de la bonne volonté de Mor Loushy et Amos Oz, il n’est que trop évident que cette accumulation travaille essentiellement à produire de l’opacité.

A l’ère d’une adhésion massive en Israël aux politiques répressives et expansionnistes, et d’une accoutumance du reste du monde à cette situation, tant qu’elle n’a pas trop d’effets collatéraux au dehors, c’est-à-dire en Occident, les « Voix censurées » n’ont plus grande raison de l’être en effet. Elles sont devenues incompréhensibles.

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Racontons nous un pays, le nôtre

Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi

Dans la cuisine d’Avi, Ali et Avi. Et la caméra. Avi filme Ali. Ali parle à Avi – et à la caméra. Il est inquiet, Ali, de ce que la caméra et Avi montreront de lui, lui feront dire peut-être malgré lui. Puisqu’Avi, lui, a le pouvoir, c’est lui le réalisateur, même s’ils sont tous deux les acteurs, et les personnages. Alors Avi fait un accord avec Ali. On va tout décider ensemble. C’est un traité, un pacte de confiance, d’amitié, de respect, de travail.

C’est le début de Dans un jardin je suis entré. Curieux film, même pour un film d’Avi Mograbi. Depuis plus de 15 ans (Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, 1997), Mograbi invente des dispositifs d’intelligence critique de la situation dans sa région – Israël, la Palestine, le Moyen Orient – en associant recherche documentaire, performance, comédie burlesque dont il est le Charlot opiniâtre, jusqu’au récent et admirable Z32 qui mobilisait en outre d’étonnants effets spéciaux. Mais jamais le cinéaste n’était allé aussi loin dans le déplacement des codes, la remise en jeu des places assignées et la définition du statut des participants à l’existence du film.

Remise en jeu des places assignées, définition du statut des participants : c’est exactement le sujet dudit film, mais à une toute autre échelle. Celle de l’histoire d’une région qu’il fut naguère possible, et hautement souhaitable, de parcourir en tous sens, et qui est aujourd’hui cadenassée à l’infini. D’où l’importance de la scène inaugurale, l’importance d’un lieu commun, intime (la cuisine) et partagé par un juif et un arabe. Et dans ce cadre, pour commencer, des affaires de mots, d’image de l’autre, et de confiance.

Ils se connaissent bien, et depuis longtemps. Ils se parlent d’abord en hébreu, mais Ali est le professeur d’arabe d’Avi. L’un puis l’autre, lorsque les circonstances le justifieront, changera de langue . Là il se passe quelque chose dont on rêverait que cela se produise plus souvent : les sous-titres font la différence. Ils sont blancs pour l’hébreu, jaunes pour l’arabe. Et pour un spectateur qui ne parle ni l’une ni l’autre langue c’est un accueil, enfin, en même temps que le partage d’un enjeu. Et c’est toujours ce à quoi se confronte le film : l’invention d’un territoire commun, un territoire qui peut « évidemment » être multilingue.

Ce territoire imaginaire, c’est celui où est situé la Beyrouth où vivait la famille d’Avi Mograbi dans les années 30, celui où vivait la famille d’Ali Al-Azhari avant 1948. Aucun des deux ne peut aller plus désormais chez lui. C’est un monde qui a existé, et qui a disparu. Avec amusement et avec émotion, les deux hommes en exhument des traces, en retrouvent des vestiges. Ils se racontent des histoires de cet autre espace-temps, et leur parole engendre une utopie : un espace-temps alternatif, qui s’en vient hanter l’ici et maintenant, ses oppressions, ses blocages, sa tristesse profonde comme la voix de la chanteuse Asmahan.

Avec le renfort de deux alliés finement mobilisés, la très dégourdie fille d’Ali, Yasmine, et le discret mais bien présent caméraman (Philippe Bellaïche), ce « film de cuisine » (comme on dit « musique de chambre ») au titre de complainte arabe mélancolique déploie imaginairement une immensité, qui proteste contre tous les check-points, les murs de la honte, les intégrismes et les censures, qui s’en moque ouvertement, comme il se moque de ses propres manques de moyens matériels. Un vieil annuaire, un film super-8 porteurs d’un drame lointain et si proche, des photos authentiques ou pas, quelle importance ?, deviennent des grigris aux pouvoirs incertains et troublants. L’émotion partagée par les deux hommes devant l’embrasement de la place Tahrir en février 2011 est un formidable effet spécial politique, comme l’est, différemment, ce coup de foudre pour une femme arabe qu’avoue le cinéaste israélien, et qui devient illico une nouvelle dimension de l’infini enfermement des corps, des idées, des sentiments, des paroles et des rêves qu’évoque Dans un jardin je suis entré, jardin désormais perdu. Encore que…

Avi Mograbi est trop subtil, et trop cinéaste, pour se livrer à quelque démonstration que ce soit : son film évoque un passé révolu, invoque tout ce qui malgré tout continue de relier de manière subliminale, refoulée, malheureuse, les êtres et les lieux qui sont cette région. Son film, à qui sait l’écouter, n’en est pas moins un délicat plaidoyer pour une autre idée que celle qui domine encore absolument les stratégies politiques, des Palestiniens et de leurs soutiens comme des Israéliens barricadés derrière leurs murs et leur domination de fer. Le « jardin » dont rêve le film est à l’opposé des découpages territoriaux, des idéologies « 2 peuples 2 pays » – quand ce sont 10 et 100 peuples qui cohabitent et s’affrontent dans la région. Idée sinon neuve, du moins aujourd’hui enfouie, ultra-minoritaire, le désenclavement généralisé des territoires des milles tribus des enfants d’Abraham-Ibrahim dont les calendriers cohabitaient sur les éphémérides de jadis est le véritable songe du film. Et il n’a rien de nostalgique.


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Dans la chaleur de la nuit

Would you Have Sex with an Arab ? de Yolande Zauberman

A Tel-Aviv (qui n’est certes pas l’ensemble d’Israël), plus exactement dans les night clubs et autres lieux nocturnes de la ville (qui ne sont pas tout Tel-Aviv, très loin s’en faut), la réalisatrice accompagnée du journaliste Sélim Nassib pose la question du titre à des juifs des deux sexes, et la question symétrique à des arabes. Il est très vite évident que, malgré le rappel de données statistiques sur l’importance numérique et l’injustice de la situation des arabes israéliens, un tel projet n’a pas vocation à fournir une étude sociologique, ne prétend nullement à composer un échantillon représentatif de quoi que ce soit. Pas même sous la forme non scientifique des tests comme en proposent les magazines.

Fort heureusement, ce qui compte dans le nouveau film de Yolande Zauberman, ce n’est pas le « résultat » (d’ailleurs il n’y en a pas), mais le processus : ce qui se passe dans le temps de la question et de la réponse. Et puis de ce que cela enclenche au-delà, pour les personnes interrogées, pour ceux qui les accompagnent, pour ceux qui les écoutent – ceux qui font le film, et puis nous, les spectateurs. Premier signal, très juste et très fort, tout au début du film cette jeune femme qui répond immédiatement, et vigoureusement « non ! ». Et puis aussitôt s’interroge ? Pourquoi j’ai dit ça ? Et si vite ? Qu’est-ce que je raconte ? Est-ce que je me suis déjà posé la question comme ça ? Qu’est-ce que c’est que cette question ?

Cette question, justement, le film a la sensibilité de l’accompagner très vite au-delà de son cadre ethno-politique comme de ce qu’elle a de superficiellement provocateur. Pour devenir une bien plus légitime et complexe provocation, provocation à faire jouer ensemble les désirs et les mots pour le dire, à faire surgir, dans le rire, le défi ou le tremblement murmuré, une infiniment plus vaste mise en jeu de se soi, et de son rapport aux autres – donc aussi de son rapport à soi-même, à l’image de soi. Bougeant vite, changeant d’axe et de distance, le film ne fait certes pas disparaître la singularité de son contexte (pas de danger…)  mais l’excède et le déstabilise, d’autant mieux que les personnes qu’on voit et entend ne sont pas sur le champ identifiées, et donc assignées d’emblée à un rôle social ou une place même individuelles (leur nom figure à la fin du film, il ne s’agit pas de secret, mais de liberté de parole et de présence, en fait de liberté d’écoute du spectateur).

Dans ce territoire ré-ouvert au cœur de la nuit et d’une société clivée, à la fois brutale, complexe et saturée de discours, peut apparaître cet être magique et incarné qui s’est appelé lui-même La Fiancée de Palestine, figure de fiction bien réelle dont la marche en robe d’apparat sur les trottoirs de la cité devient la magnification du mouvement même de tout le film.

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Dans le dossier de presse distribué aux journalistes figurent deux textes très brefs et très forts, l’un consacré à une des personnalités les plus marquantes qui apparaissent dans Would You Have Sex with an Arab ?, l’artiste Juliano Meir-Khamis, l’autre signé par le co-auteur du film, journaliste ayant énormément travaillé à informer sur la situation dans la région. Les voici :

IL S’APPELAIT JULIANO

Dans Would You Have Sex With An Arab?, il est filmé pour la dernière fois.

Il sortait de son théâtre, le Théâtre de la Liberté, créé par sa mère dans le camp de réfugiés de Jénine, en territoire palestinien. Un homme l’a interpellé en arabe, il a arrêté sa voiture. L’homme s’est approché et lui a mis sept balles dans la tête sous les yeux de son bébé assis à l’arrière dans les bras de sa baby-sitter. Juliano Mer-Khamis est mort très vivant, debout comme un guerrier.

On ignore qui est son assassin, on sait seulement que les islamistes l’avaient menacé à plusieurs reprises. Il ne devait pas monter Les Animaux de la ferme d’Orwell où un jeune acteur palestinien jouait le rôle d’un cochon, animal impur pour l’Islam; il ne devait pas monter Le Lieutenant d’Inishmore de Martin McDonagh, une satire de la résistance armée ; il ne devait plus mettre sur scène des filles du camp ; il ne devait plus leur donner des cours de théâtre ou leur prêter des caméras pour qu’elles filment leurs histoires.

Il était israélien, juif par sa mère, palestinien par son père. Il traversait tous les jours la frontière entre Israël et la Palestine. Il hurlait contre l’occupation, il haïssait autant les extrémistes juifs que musulmans. Amos Gitaï dit de lui qu’il avait fait un pont de son corps. Et quel corps ! C’était une bombe, un acteur qui a électrisé une génération d’Israéliennes prêtes à la paix et à l’amour. C’est ça qui reste de lui, un amour fou, pour ceux qui se sentent comme lui, les hybrides, les Arabes israéliens. Dans sa maison de Haïfa, il leur offrait un territoire qui leur était un pays. Il vivait comme un électron libre, il savait que c’était un pari dangereux, il le disait.

La haine des imbéciles a fini par le rattraper. Grosse perte.

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UN VOYAGE

Par Sélim Nassib

J’en étais arrivé à la conclusion qu’il était impossible d’écrire ou d’exprimer quoi que ce soit de plus sur le conflit israélo-palestinien. Les mots eux- mêmes se sont épuisés. Le mot conflit, le mot israélo, le mot palestinien. Impossible à lire, impossible à prononcer. Impression de porte qui grince cycliquement et vrille les tympans. Trop tourner en rond donne envie de vomir.

Pendant des années, j’ai été le correspondant de Libération au Proche- Orient. Il m’est arrivé de penser que celui qui a passé sa vie à ça a perdu sa vie.

Oublie-moi, Jérusalem !

Would You Have Sex With An Arab? avait l’air d’une blague. Je ne l’ai absolument pas prise au sérieux, même quand Yolande a sorti sa petite caméra dans un bar de Tel-Aviv, au milieu de la nuit, et posé la question – en tremblant un peu, comme un enfant qui se met au défi d’oser.

La première réponse est venue, puis la seconde, la troisième, étonnées, sincères, nues. Je n’en croyais pas mes oreilles: la question ouvre, donne une fraîcheur, fait parler les gens dans ce pays où, sur ce sujet, il est devenu quasiment impossible de parler, écrire, lire, etc.

Le film va explorer, comme un fleuve qui avance et se ramifie, tous les chemins qui se présentent à lui. C’est un cinéma au fil de l’eau en quelque sorte, un voyage avec un curieux phénomène réflexif: pas à pas, les réponses révèlent l’évidente pertinence, la fécondité de la question.

Là où le journalisme exigeait une réponse à cette question, le cinéma permet d’en avoir un nombre infini, aussi bien que de ne pas en avoir.

 

 

 

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Festival de Venise, prise N° 5

Moyen-Orient, passé, présent, futur (mais toujours le présent)

(Lullaby to my Father d’Amos Gitai, Winter of Discontent d’Ibrahim El Batout, Wadjda de Haifaa Al Mansour)

Plusieurs films originaires du Moyen Orient attirent l’attention dans cette Mostra. Ainsi d’abord, le très beau, très émouvant et passablement déroutant Lullaby to My Father d’Amos Gitai. Il s’agit ici d’invoquer, au sens le plus fort, médiumnique, un absent, un disparu. La solution trouvée par le cinéaste consiste à faire le choix d’une extrême hétérogénéité de moyens, chacun d’entre eux, dans sa singularité, étant appelé à contribuer à cette magie blanche. Témoignages, archives, scènes jouées, explications, morceaux de musiques, s’assemblent peu à peu pour retrouver la présence d’un homme qui s’appelait Munio Weinraub, qui est le père du réalisateur, juif polonais qui fut architecte, membre du Bauhaus à Dessau jusqu’à sa fermeture par le régime hitlérien, emprisonné et battu par les nazis, expulsé en Suisse d’où il rejoindra la Palestine, et deviendra, à Tel-Aviv et dans des kibboutz, un des importants bâtisseurs d’Israël.

Mettre à jour les traces de son père, c’est pour Gitai aussi bien parler d’histoire, d’architecture, du travail, de l’art, de sa mère et de ses enfants à lui, et bien sûr de lui-même. La grande beauté du film tient à sa capacité, en approchant ainsi d’une double intimité, celle du père, celle du fils, de ne cesser des échos amplement plus vastes et différenciés. Faisant pendant à Carmel consacré à sa mère, ce récit par touches, ou plutôt ce collage cubiste en X dimensions se déploie à travers la voix de Jeanne Moreau, une brechtienne reconstitution d’un procès nazi, la beauté rayonnante de Yael Abecassis, des accords et désaccords de violon, des plans d’architecte et des souvenirs de moments noirs et de gestes clairs deviennent les matériaux d’une quête à la fois très personnelle et entièrement ouverte. Par cet enchantement délicat, Amos Gitai donne au passé une manière de faire partie de l’existence, de l’actuel, du vivant, qui n’en nie pas du tout la nature révolue, et inscite dans sa propre histoire, mais le transforme en une force active et touchante.

Le rapport entre passé et présent est aussi au centre de Winter of Discontent de l’Egyptien Ibrahim El Batout. Le long passé de l’état policier selon Moubarak et le présent de la révolution de janvier 2011, mais aussi déjà le bref passé de la Place Tahrir et l’incertain présent de ses suites. Construit sur des allers et retour entre  2009, quand régnait l’arbitraire et la corruption, et les journées de janvier-février 2011, et centré sur trois personnages, un ancien activiste, torturé et brisé, qui va reprendre du service, un responsable zélé des services de sécurité et une présentatrice de la télévision officielle qui cessera de (se) mentir, le film a les avantages et les limites d’une réalisation tournée dans l’énergie d’un moment de bouleversement. Comme souvent en pareil cas, beaucoup de ce qui dynamise le film vient de ses limites matérielles – les mouvements populaires confinés sur la bande son, les comités citoyens de défense des quartiers incarnés par trois figurants, le recours pas forcément choisi, mais efficace à une distanciation qui donne au film son caractère sec, lorsque le risque du pathos était omniprésent.

C’est vers le futur qu’est tourné Wadjda de Haifaa Al Mansour, logiquement fort remarqué à la Mostra, pour être le premier film réalisé par une Saoudienne – et d’ailleurs le premier long métrage de cette origine présenté par un festival international. Le film mérite mieux que ces labellisation pour Livre des records : racontant les tribulations d’une collégienne de Riyad décidée à tout faire pour pouvoir s’acheter un vélo, Wadjda, entièrement filmé sur place avec des acteurs locaux, donne à voir nombre d’aspects intrigant du monde dont il est issu, du rapport compliqué au Coran dans les établissements publics à la difficulté pour les femmes d’aller travailler en étant interdites de conduire, de la description d’un intérieur de classe moyenne à l’omniprésence du contrôle des mœurs et à la violence de l’abandon des épouses par les maris selon les exigences de la famille. Les maisons, ce qui décore les murs, les voitures, les habits, les chaussures, le maquillage, les coiffures, tout devient intéressant dans le film. Pas seulement parce qu’on y découvre un société pratiquement jamais montrée à l’écran, et pour cause, mais parce que pour les habitants eux mêmes, tout fait puissamment signe quand tout peut faire l’objet d’un contrôle et d’un interdit. Clairement voulu comme un jalon dans une évolution vers une société moins archaïque, Wadjda est aussi un dispositif volontairement simple, mais attentif et respectueux de ce qu’il montre, d’enregistrement d’un présent d’autant plus intéressant qu’il ne fait aucune place à l’exotisme.

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