The Terrorizers d’Edward Yang (1986)
C’est un film majeur qui sort cette semaine pour la première fois, 25 ans après sa réalisation. Troisième long métrage du cinéaste taïwanais Edward Yang, The Terrorizers est exemplaire de cette invention originale de la modernité du cinéma chinois, en phase avec les bouleversements de la société dont il est l’exact contemporain. Edward Yang est considéré par ceux qui ont pu découvrir son oeuvre comme une figure majeure du changement de siècle, mais il demeure largement méconnu du fait de l’inccessibilité de ses films, à l’exception du dernier, Yiyi, venu trop tard affirmer l’importance du réalisateur que la mort devait emporter en 2007. Ayant publié l’an dernier, à l’occasion de l’intégrale présentée par la Cinémathèque française, “Le Cinéma d’Edward Yang” (Editions de l’éclat), je reproduis ici le début du chapitre consacré à ce film.
Il y a des gangsters dans The Terrorizers, et peut-être un meurtrier (qui n’est pas un gangster), mais pas de terroristes au sens qu’on donne ordinairement à ce mot. Le sens du titre, outre sa puissance d’évocation abstraite, se traduirait plus précisément par « les agents de la terreur ». Mais la terreur dont il est ici question est celle qui se trouve au principe de l’existence dans un monde anxiogène, plutôt que l’effet d’une stratégie délibérée d’individus particuliers. La terreur contemporaine dont le film tente la mise en évidence tient notamment à la perte de distinction entre réalité et fiction, entre réalité et images. The Terrorizers est un film sur ce que d’autres ont appelé « la société du spectacle » (Guy Debord) ou « le règne du simulacre » (Jean Baudrillard). « Film-cerveau » au sens donné à cette expression par Gilles Deleuze à propos des films d’Alain Resnais, The Terrorizers ne se contente pas de jouer sur le caractère aléatoire des connections mentales pour créer un vertige narratif. Il en fait clairement un dispositif critique sur la réalité sociale contemporaine.
L’une des originalités de l’approche d’Edward Yang est de prendre en compte explicitement qu’il est lui-même homme de spectacle, fabricant de fictions et d’images, et que donc son interrogation sur les processus d’aliénation, au sens strict de perte de soi, qu’il décrit, le concernent lui aussi. Dans le film, les personnages du photographe et de la femme écrivain sont deux figures du cinéaste, deux incarnations d’une inquiétude sur le sens et les conséquences de sa propre activité (…). Plus généralement, The Terrorizers instaure un doute sur la « réalité » de ce qu’on voit : le film contient en permanence l’hypothèse que ce qui se produit à l’écran n’est « que » ce qu’invente la romancière à mesure qu’elle réécrit sans fin son livre. Une telle déconstruction critique du dispositif cinématographique est une première dans le cinéma taïwanais, et un cas d’espèce dans le cinéma non-occidental.
Si depuis toujours Edward Yang aime construire des récits complexes, et qui font intervenir de multiples personnages en même temps qu’ils nouent plusieurs fils narratifs, The Terrorizers est le premier à être composé autour d’un nombre important de personnages principaux. Il y a le jeune photographe, qui cherche à réussir un scoop pour s’imposer professionnellement, malgré l’opposition de sa compagne, inquiète des risques qu’il prend. Il y a le médecin qui intrigue pour devenir chef de service à l’hôpital, et sa femme écrivain, malheureuse dans son couple depuis l’échec de sa maternité. Il y a la jeune arnaqueuse surnommée White Chick, et encore, un peu en retrait, le flic ami d’enfance du docteur, le jeune truand amant de White Chick avec qui elle dépouille les michetons, le rédacteur en chef ancien soupirant de la femme écrivain…
Mais l’essentiel est moins la multiplicité ou le nombre exact des protagonistes que la nature des relations que le film instaure entre eux. D’un point de vue formel, The Terrorizers peut être défini comme un film cubiste. Pas seulement parce que les formes géométriques carrées ou rectangulaires en sont un leitmotiv entêtant, mais parce que, comme la peinture cubiste, la construction du film cherche à rendre perceptible une autre représentation du monde, plus juste et plus profonde même si de prime abord moins descriptive. C’est ainsi qu’Edward Yang fait le pari d’un montage en aplats narratifs disjoints, montrant successivement des personnages et des situations que rien ne paraît relier. Le jeune photographe assiste à un échange de coups de feu entre gangsters puis avec la police, voit s’enfuir une jeune femme blessée, prend des photos qui provoqueront la rupture avec sa fiancée. Nous voici dans le bureau du directeur de l’hôpital où le jeune médecin ambitieux manigance l’élimination de ses rivaux, puis dans la salle de conférence du journal où le rédacteur en chef offre un emploi à la femme écrivain, puis chez la mère de White Chick qui séquestre sa fille rescapée de la fusillade.
L’arbitraire de ces assemblages est revendiqué explicitement par les mécanismes qui font que le photographe, parti de chez son amie, s’installera dans l’appartement où a eu lieu l’échange de coups de feu, que White Chick n’ayant d’autres contacts avec le monde que le téléphone s’en sert pour monter des canulars cruels où elle envoie ses victimes dans ce même appartement, que la femme écrivain sera ainsi amenée à croire que son mari la trompe, qu’elle tirera de cette mésaventure à la fois la solution pour écrire le roman sur lequel elle peine et l’énergie pour quitter son mari qu’elle n’aime plus, etc. Au lieu de se donner du mal pour rendre vraisemblables les chevilles narratives qui font avancer l’action, Edward Yang en explicite l’artifice en choisissant des déplacements ou des comportements arbitraires ou fortuits.
Arbitraire ne veut pas dire gratuit : en rendant ainsi visible son intervention de scénariste, Edward Yang « se mouille » dans sa propre histoire, dont les péripéties ne cessent d’interroger les notions d’apparence et d’illusion. Notions auxquelles l’architecture ultramoderne du quartier d’affaires de Taipei, avec ses immeubles miroirs, ses bureaux design aux lignes géométriques épurées et ses perspectives urbaines offrent bien plus qu’un décor. L’utilisation «expressionniste» des clichés du jeune photographe – énormes agrandissements où les visages sont au bord de se dissoudre dans le grain de l’image photographique, portraits fractionnés en de multiples éléments ou déclinés vertigineusement – participe de cette déconstruction, en écho aux choix des architectures et des accessoires. (…)
The Terrorizers convoque avec brio les talents qu’Edward Yang manifesta dès l’enfance, comme peintre et comme musicien. Il s’agit en effet ici de composition, au sens que possède ce mot dans ces deux arts, tant la capacité à maintenir l’attention, à stimuler l’intérêt, tient à la force des assemblages et des rythmes plutôt qu’au suspens classiquement construit par un déroulement romanesque. (…)
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Jean-Pierre Léaud et Catherine Duport dans Le Départ de Jerzy Skolimowski
« Mieux vaut mieux un coiffeur vivant qu’un pilote mort ! » dit le collègue raisonnable. Ce n’est ni l’avis de Marc, ni celui du jeune Jerzy Skolimowski lorsqu’il réalise en 1966, à 28 ans, Le Départ, foudroyant et rigolard hymne à la jeunesse, à la vitesse, à la transgression. Marc, Jean-Pierre Léaud imitant génialement et prémonitoirement Louis Garrel, garçon coiffeur à son corps défendant, n’exerce de toute évidence l’activité passionnée de pilote de rallye amateur que comme traduction d’un appétit de vitesse, de danger, de changement de statut dans l’existence. Marc passe d’une Porsche à l’autre au fil de péripéties abracadabrantes au cœur des rues de Bruxelles fantastiquement filmé, capitale éminemment parisienne et absolument polonaise. Tout vibre et vit dans Le Départ, les images somptueuses de Willy Kurant se distrayant entre Godard et Orson Welles aussi bien que la musique de l’étonnant jazzman Komeda. Et bien entendu les acteurs, l’épatante Catherine Duport (mais pourquoi ne l’a-t-on plus revue depuis ce film et Masculine féminin où elle était simultanément la partenaire de Léaud, et Léaud lui-même, juvénile, tonique, keatonien, aussi maladroit avec la belle de ses pensées qu’habile avec un volant. Il est comme le corps vif, fulgurant et immature d’un cinéma en train de se réinventer.
44 ans plus tard, autant dire un siècle, ce n’est pas que Le Départ n’a pas pris une ride, c’est que sa jeunesse semble encore plus éclatante, de résonner incongrument dans le paysage du cinéma actuel. A l’époque, il raflait l’ours d’or à Berlin (autre chose que la roublarde sitcom iranienne de cette année !), et sonnait comme un des plus puissants coups de trompette de cette nouvelle vague aux multiples ressacs qui balayait le monde, et particulièrement l’Europe de l’Est, et notamment la Pologne où surgissaient le surdoué mais aussi surcoté Polanski, lequel dissimulera indûment les largement aussi talentueux Has, Kawalerowicz et, donc, Skolimowski.
Déjà repéré pour Signe particulier : néant (1964) et Walkover (1965), croisant cette fois ouvertement le chemin de ses cousins par alliance stylistique Godard et Truffaut, le futur auteur de Deep End (1970) et de Travail au noir (1982) et du Bateau phare (1985), dont on redécouvre peu à peu l’importance grâce à une série de rééditions, faisait exploser sa joie de filmer métabolisée en joie de conduire et d’aimer de Marc Léaud. Alors qu’après une éclipse qui durant la dernière décennie du 20e siècle et presque toute la suivante a fait croire à sa disparition, on a retrouvé Skolimowski toujours aussi inspiré, grâce à Quatre nuits avec Anna (2008) et Essential Killing (2010). Des années 60 aux années 2000, le rythme a changé, l’esprit d’aventure et de création, non. C’est aussi ce dont témoigne la retrouvaille avec Le Départ, film qui avait à peu près disparu, et qu’il est très heureux qu’un distributeur audacieux ramène à sa juste place : en pleine lumière.
lire le billetClaude Chabrol est mort ce dimanche 12 septembre 2010, à l’âge de 80 ans. C’est vrai? Oui hélas, c’est vrai. Mais avec lui, il y a motif à se poser la question. Il aurait aimé fabriquer un canular à propos de sa propre mort. Chabrol s’était méthodiquement construit une réputation de farceur. Sans doute l’homme avait des dispositions pour la blague, mais il ne s’agit pas ici d’anecdotes d’adolescent turbulent ou de bonhomme goguenard, prompt à la galéjade. Il s’agit de son travail, de son art, et de sa survie. Trois grands mots qu’il se sera toujours refusé à prononcer – mais dont il appréciait qu’on comprenne que c’était bien ça qui était en jeu.
Chabrol avait construit les conditions nécessaires à la poursuite de ce qu’il aimait le plus au monde: faire des films. Pas raconter des blagues ni manger à une table gastronomique, même si il aimait ça, aussi. A la fin des années 50, beaucoup de jeunes gens s’apprêtent à devenir réalisateur. Nous savons aujourd’hui qu’une petite dizaine sont de grands artistes en herbe.
Parmi eux, deux seulement vont établir les conditions pérennes pour exercer leur activité de cinéaste, par des voies radicalement opposées: Eric Rohmer et Claude Chabrol. Alors que Rohmer construisait avec sa société, les Films du Losange, l’enclave à l’intérieur de laquelle il pourrait travailler à sa guise, Chabrol entrait presqu’aussitôt «dans le système», travaillant pour des producteurs établis.
Stratège débonnaire mais sophistiqué, il saurait jouer au mieux de ce cadre pour faire ce qu’il avait envie de faire. C’est un jeu où il arrive qu’on perde, et cela donna ce qu’il appelait «des merdes absolument saisissantes» (citons Le Sang des autres, Jours tranquilles à Clichy, assez peu en fait) ou des mauvais films (une petite dizaine). Mais cet homme-là a réalisé 55 longs métrages en 50 ans, plus quelques sketches mémorables et 21 téléfilms. Qui dit mieux dans le cinéma français (ou ailleurs)? Personne.
(…) Lire l’article complet, publié sur slate.fr le dimanche 12 septembre 2010