Il y a des vivants et des morts, des parents et des enfants, un frère et une sœur qui n’est pas sa sœur, un philosophe tenancier de bar homosexuel, des amoureux et un dentiste, un bébé dans une poussette rose et un gros arbre, des bancs, des lieux pour la nuit et des lieux pour le jour. On circule naturellement des uns aux autres. L’ami mort est coloc de Koji l’étudiant en photographie, jusqu’à ce que la copine du défunt retrouve le sens de la marche. Le passage de l’argentique (l’appareil photo de feue maman) au numérique (l’appareil à gagner des sous et de l’adrénaline en filant une jolie jeune femme dans tous les parcs de Tokyo pour révéler une géométrie fossile et aquatique) est un passage du Rubicon – ou de son équivalent japonais.
C’est un film très étrange qu’invente ici Shinji Aoyama, cinéaste surtout connu pour l’immense Eureka, mais qui continue depuis 1996 une œuvre passionnante, dont il est assez incroyable qu’elle soit aussi peu accessible en France. Comment expliquer que des films tels que le sublime Eli Eli, mais aussi La Forêt sans nom, Crickets et Sad Vacation, n’aient jamais été distribués ? Etrange, Tokyo Park l’est surtout pas sa manière de circuler naturellement dans des espaces et entre des situations que rien ne rapprocherait. Il le fait avec une sorte de grâce sereine, qui magnifie les sentiments par une savante mais quasi-invisible stratégie de l’effleurement. Il y a quelque chose de stratosphérique dans les relations entre les multiples personnages, une perception météorologique des liens, attractions et tensions qui les relient sans que jamais rien ne soit souligné ou imposé.
Le « parc » du titre renvoie ainsi moins à l’un des principaux décors du film qu’à une idée du monde, de l’existence individuelle et du rapport aux autres, représentation mentale construite par le film comme un espace d’étendues ouvertes, d’allées, de bosquets, de grands arbres, d’ombres et de lumière, de bassins qui peuvent être profonds ou réduits à un miroir. Un espace où seraient aussi secrètement reliés des lieux, mais aussi des temps, et des états (vivant/mort, frère-sœur/amants) en principe disjoints. Un parc un peu borgésien sans doute, y compris du fait de la mélancolie qui y règne, à l’horizon de son apparence plutôt ludique.
Au cœur d’un tel accomplissement, léger et mystérieux, se trouve la notion de mise en scène, au sens de proposition d’un univers intérieur par des éléments très simples, histoires d’amour, conflit familial, intrigue plus joueuse que policière autour d’une éventuelle trahison et d’une surveillance. Invisible et souveraine, la mise en scène joue ici comme assemblage impalpable proposé à chaque spectateur, mais qui ne peut être vraiment effectué que par lui, soit une de ses formes les plus élégantes qui se puissent imaginer.
lire le billetCe mercredi 11 juillet sortent sur les écrans deux films parfaitement différents, puisque parfaitement singuliers. Leur singularité est bien sûr plus importante que ce qui amène ici à les rapprocher, et qui ne tient pas qu’à la date de distribution. Ce sont l’un et l’autre des premiers films, l’un et l’autre réalisé par une femme, et l’un et l’autre consacré à des personnages féminins. Venus de régions du monde fort différentes – Israël, l’Argentine – ce sont aussi deux films aux tonalités et aux thèmes éloignés. Ils ont pourtant encore ceci en commun : une confiance revendiquée dans les puissances du cinéma, un pari sur la construction d’une relation avec le spectateur qui ne passe ni par un discours, ni par des ruses de scénarios ou l’intimidation d’un « grand sujet ».
Disons que La femme qui aimait les hommes de Hagar Ben Asher et Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler sont l’un et l’autre des films « atmosphériques », au sens où la mise en scène travaille dans l’un et l’autre cas à faire entrer dans un environnement qui ne se définit ni par le récit, ni par tel ou tel événement, ni par aucun composant principal, mais compose un ensemble, un univers si on veut, fut-ce l’univers d’une seule personne dans le cas du premier film, de trois dans le second. Et qu’il y a là, pour qui accepte d’entrer dans ce monde – nul autre effort que celui de renoncer aux mécanismes classiques de la fiction spectaculaire – une étonnante richesse de sensations, d’émotions, de compréhension.
Hagar Ben Asher dans le rôle titre de son film, La Femme qui aimait les hommes
Hagar Ben Asher est aussi l’actrice principale de son film, elle incarne avec une présence brûlante Tamar, cette jeune femme de la campagne, qui va d’homme en homme, entre désir et addiction, tout en s’occupant au mieux de ses travaux agricoles, et de ses deux petites filles. Le retour d’un ami d’enfance, la naissance d’un sentiment amoureux qui entre en conflit avec son habituel commerce des mâles du voisinage, la frustration de ceux-ci privés d’ébats avec la fermière « facile » et attirante, forme la trame d’une course vertigineuse.
Le projet de La femme qui aimait les hommes pourrait donner lieux à dix films calamiteux, il aurait pu être graveleux, complaisant, moralisateur, simplificateur y compris sur le versant du féminisme et de la revendication du droit à la liberté sexuelle. Le film de Hagar Ben Asher n’est rien de tout cela, il est intense et troublant, il avance par à-coups en une succession de plans secs, sur une ligne de crête que surélève la qualité des images – qu’il s’agisse des corps humains ou des paysages – définies par une absence complète de joliesse, et la force intérieure de l’interprétation. La femme qui aimait les hommes n’affirme rien, ne condamne ni ne proclame. Au point de fusion de l’élan vital et de la dépendance, le film prend acte de l’ambivalence des pulsions chez les humains, les accompagne avec une rare sensibilité et une forme de respect, auquel se mêle une certaine tristesse. Il laisse ouverte, palpitante, les questions du désir et du besoin, du rapport à l’autre comme personne ou comme fonction, de la violence intérieure et de la brutalité sociale.
Martina Juncadella, Ailin Salas et Maria Canale,
les Trois Soeurs du film de Milagros Mumenthaler
Les trois très jeunes femmes du film de Milagros Mumenthaler habitent une maison hantée. Hantée par la présence de sa propriétaire, leur grand’mère qui les a élevées, et qui vient de mourir. Hantée par cette absence, mais aussi par celle, jamais mentionnée, de leurs parents, dans un pays où ce genre de situation renvoie aux horreurs de la dictature, dont une des conséquences fut de laisser tant d’enfants à la responsabilité des grands parents, les adultes ayant disparus. S’y ajoute d’ailleurs un autre effet de cette époque noire, l’hypothèse d’une adoption, comme ce fut le cas dans des conditions opaques sous le régime militaire installé par les Etats-Unis.
Sans jamais sortir de la maison et de son petit jardin, le film met en place une sorte de géographie mentale, agençant des espaces aux couleurs des angoisses, des désirs et des rêveries des trois jeunes filles. Le titre original, Aprir portas y ventanas, « Ouvrir les portes et les fenêtres », suggérait bien mieux les enjeux de cette exploration que l’intitulé tchékhovien dont il est affublé en français. Accompagnant les amours, les secrets, les trahisons ou les silences de Marina, Sofia et Violeta, Milagros Mumenthaler circule dans les pièces sombres et les décors aménagés par les jeunes filles à l’intérieur de la maison d’une autre pour mieux laisser percevoir ce qui se joue d’intérieur, et souvent d’indicible, chez chacune.
Léopard d’or au dernier festival de Locarno, Trois sœurs est un film déroutant à partir d’une situation dramatique qui semblait conventionnelle. Il convainc lentement, par sa manière de chercher en permanence sous la surface, à côté des explications prévisibles, et de croire davantage aux ressources d’une mélodie, d’une lumière ou d’un mouvement du corps qu’à la psychologie ou à la sociologie. Le plus beau étant sans doute la manière dont l’univers apparent, matériel et humain du fil se défait, pour ouvrir davantage d’espace et de possible à chacune de ses héroïnes, et à chacun de ses spectateurs.
Rectificatif: un changement de dernière minute a repoussé au 18 juillet la sortie de Trois Soeurs.
lire le billet• Holy Motors de Léos Carax avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes (compétition officielle)
Cela commence par un rêve, rêve ou cauchemar de cinéma, traversée des apparences vers l’immensité sombre d’une salle obscure. C’est Carax, en personne, en pyjama et en compagnie de son chien qui vient sous nos yeux éberlués ouvrir cette improbable perspective. D’où miraculeusement nait une maison château bateau, splendeur de Le Corbusier entrevue le temps de livrer passage à un père de famille qui part au travail, un grand banquier qui aussitôt installé dans sa limousine extra-longue entreprend de jouer sur les marchés et de se procurer des armes pour se défendre de tous ceux que son immodeste gagne-pain accule à un désespoir possiblement vengeur.
Mais attendez… Pourquoi est-ce Edith Scob, plus belle et longiligne que jamais, qui pilote cette voiture étrange, d’autant plus étrange que quiconque a lu le roman Cosmopolis de Don DeLillo sait qu’on retrouvera un autre grand banquier dans l’habitacle customisé d’une autre et identique stretch limo, dans le film de David Cronenberg programmé à Cannes deux jours plus tard? Ce n’est que le premier des effets de proximité extrême entre les signes du cinéma, effets qui s’en vont travailler tout le nouveau film de Léos Carax. La présence de l’actrice des Yeux sans visage de Georges Franju annonce l’étonnante partie à laquelle sera convié tout spectateur.
Il s’agit en effet d’accompagner Monsieur Oscar au long de sa journée de travail. Monsieur Oscar est un être humain dont l’activité consiste à devenir successivement, et sur commande, le protagoniste d’histoires toutes différentes. La grande voiture blanche sillonne Paris de rendez-vous en rendez-vous, s’écartant parfois du trajet annoncé sans qu’on sache si cette digression est une entorse au programme ou l’accomplissement de protocoles secrets.
L’intérieur de la voiture est aménagé en loge d’acteur.

Vous apparaissez au début du film, dans une sorte de prologue, qui est plus précisément et littéralement une ouverture. D’où vient l’idée d’être physiquement présent à l’image?
D’abord cette image: une salle de cinéma, grande et pleine, dans le noir de la projection. Mais les spectateurs sont tout à fait figés, et leurs yeux semblent fermés. Sont-ils endormis? Morts?
Le public de cinéma vu de face —ce que personne ne voit jamais (sauf dans l’extraordinaire plan final de The Crowd de Vidor) [2].
Puis mon amie Katia m’a fait lire un conte d’Hoffmann où le héros découvre que sa chambre d’hôtel donne, via une porte dérobée, sur une salle d’opéra. Comme dans la phrase de Kafka, qui pourrait servir de prologue à toute création:
«Il y a dans mon appartement une porte que je n’avais jamais remarquée jusqu’ici.»
J’ai donc imaginé débuter le film avec ce dormeur réveillé en pleine nuit, qui se retrouve en pyjama dans une grande salle de cinéma pleine de fantômes. Instinctivement, j’ai appelé l’homme, le rêveur du film, Leos Carax. Alors je l’ai joué.
Dans quelle mesure «Merde», votre contribution au film Tokyo!, a joué un rôle dans la conception de Holy Motors, où le personnage de Merde est un des avatars (est-ce le bon terme?) de Denis Lavant?
«Merde» était un film de commande. Holy Motors est né de mon impuissance à monter plusieurs projets, tous en langue étrangère et à l’étranger. Avec toujours les deux mêmes obstacles: casting & fric. N’en pouvant plus de ne pas tourner, je me suis inspiré de l’expérience de Merde. Je me suis passé à moi-même la commande d’un projet fait dans les mêmes conditions, mais en France: écrire vite, pour un acteur précis, un film pas trop cher.
Tout ça rendu possible aussi par l’usage des caméras numériques, que je méprise (je déteste qu’on m’impose quelque chose —et elles s’imposent ou on nous les impose), mais qui rassurent tout le monde.
L’idée des moteurs, de la motorisation, de l’importance des machines est à la fois clairement revendiquée par le titre et présente de manière sous-jacente, presque subliminale dans le film, du moins avant la séquence finale. Cette idée est-elle à l’origine du projet ou a-t-elle pris forme petit à petit?
Jamais aucune idée au départ de mes projets, aucune intention. Mais deux trois images, plus deux trois sentiments. Si je découvre des correspondances entre ces images et ces sentiments, je les monte ensemble.

Pour Holy Motors, il y avait l’image de ces extra-longues limousines qu’on voit depuis quelques années. Je les ai croisées pour la première fois en Amérique, et maintenant à Paris dans mon quartier chaque dimanche, lors des mariages chinois. Elles sont bien de leur époque. A la fois bling bling et tocs. Belles vues de l’extérieur, mais à l’intérieur on ressent une sorte de tristesse, comme, j’imagine, dans le salon d’une boîte échangiste au matin. Quand même elles me touchent. Elles sont désuètes, un peu comme de vieux jouets futuristes du passé. Elles marquent je crois la fin d’une époque, celle des grandes machines visibles.
Très vite, ces voitures sont devenues le cœur du film, son moteur si je peux dire. Je les ai imaginées comme de longs vaisseaux qui transbahuteraient les hommes dans leurs derniers voyages, leurs derniers travaux.
Le film serait alors une sorte de science-fiction, où hommes, bêtes et machines se trouveraient en voie d’extinction. Liés par un sort commun, solidaires face à un monde de plus en plus virtuel. Un monde d’où disparaîtraient peu à peu les machines visibles, les expériences vécues, l’action. Dans la séquence où Denis Lavant a le corps recouvert de capteurs blancs, il est comme un O.S. de la motion capture. Frère du Chaplin des Temps modernes —sauf que l’ouvrier n’est plus coincé dans les rouages d’une machine, mais dans les fils d’une toile invisible.
Il y a deux types de machines dans le film. Les unes visibles, ces extra-longues limousines, donc. Les autres invisibles, les caméras qui enregistrent nos vies. Elles sont notre avenir.
J’aime beaucoup les mots «moteur» et «action». Mais on ne devrait plus dire «moteur!» sur les tournages numériques d’aujourd’hui. Il faudrait plutôt dire «power!»; ce n’est plus une machine qu’on met en branle lorsqu’on on fait un plan, c’est un ordinateur qu’on allume. Et ce power est un faux pouvoir. On ne «tourne» plus des films, on ne les «shoot» plus, on les programme. Les films sont des calculs (et on peut les recalculer presqu’entièrement après tournage, en post-production). La notion de risque, d’expérience, disparaît.
J.-M. F.
(1) Extraits d’un entretien par e-mails avec Jean-Michel Frodon, publiés dans le dossier de presse du film. Retourner à l’interview
(2) Autre manifestation de la connexion secrète de Holy Motors avec les autres films de Cannes, cette vision frontale du public, et donc miroir du véritable public du film, effectivement rare au cinéma, se trouve aussi dans Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais et Amour de Michael Haneke. Retourner à l’entretien
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C’est à droite en entrant dans le Centre Pompidou. Les habitués du lieu connaissent bien la Galerie Sud, qui a accueilli de nombreuses et mémorables expositions. Mais pas plus que les autres ils ne connaissent l’espace dans lequel convie Anri Sala. Un univers régi par des règles inconnues, un plurivers plutôt, tant l’organisation singulière de l’espace et du temps y résulte de l’agencement de « manières d’être » différentes, et d’ordinaire disjointes sinon inconciliables. Rien de très spectaculaire pourtant, même s’il y a quelque chose de monumental dans les 5 très grands écrans disposés dans la salle selon des angles originaux, dont on perçoit très vite qu’ils n’ont rien d’aléatoires. A cette diffraction concertée des images répond l’unité d’un univers sonore homogène, dont les principales dominantes sont un mouvement de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski et la mélodie de Should I Stay or Should I Go des Clash. Mais il y a aussi…
Mais il y a aussi une multitude d’autres éléments moins immédiatement perceptibles – mains atrophiées sculptées (Title Suspended), batterie de caisses claires qui se mettent à jouer toutes seules, boîte à musique, photos aux motifs abstraits. Mais il y a aussi cette grande vitre donnant sur la rue, procédé fréquemment employé par des expositions dans la Galerie Sud, mais qui engendre ici des effets singuliers, en terme de lumière (surtout quand il fait beau) comme de jeu dedans/dehors.
Mais il y a aussi les…, le…, enfin les gens qui sont là. Qu’on hésite à nommer spectateurs, ou visiteurs, ou public. Ils regardent, ils écoutent. Mais aussi ils se déplacent selon un ordonnancement programmé par Anri Sala, sans avoir rien de contraignant. Une sorte de proposition de chorégraphie de groupe, aussi peu insistante que possible, où un monsieur âgé, une maman avec son bébé dans une poussette trouvent leur place, et s’en éloignent à leur gré. C’est qu’il s’agit de suivre ce qui apparaît sur les écrans, le plus souvent – pas toujours ! – un écran à la fois, au gré de projections qui s’enchainent.
Ces images proviennent de quatre œuvres audiovisuelles d’Anri Sala. L’une d’elle est le bouleversant 1395 Days without Red, film tourné à Sarajevo en 2011 et évoquant la terreur du siège et la résistance de la population, en particulier en ayant continué leurs pratiques artistiques malgré les balles serbes. Ses séquences alternent avec des plans issus d’autres réalisations de Sala (Answer Me, Le Clash, Tlatelolco Clash), qui relèvent davantage de l’installation vidéo. L’artiste d’origine albanaise excelle dans plusieurs registres, depuis que son travail a commencé d’être montré régulièrement un peu partout dans le monde à partir de 2000, on a pu mesurer les beautés de ses créations plastiques, vidéo, sonores, parmi lesquelles quelques œuvres relevant explicitement du cinéma, comme Dammi colore ou l’inoubliable âne perdu de Time after Time. Même fractionné entre plusieurs parties et plusieurs écrans, 1395 Days without Red bouleverse par le rapport à la durée, à la présence physique des visages et des corps, par l’expressivité du cadre, des vibrations de la lumière, par la puissance du hors champ, des hors champs.
Les expositions de Sala ont toujours associé différents registres, avec l’expo sans nom de Beaubourg, il invente cette fois un espace commun qui, avec le renfort des rayons extérieurs et grâce aux effets organisés mais impossibles à contrôler du déplacement des visiteurs, dépasse les puissances de chacun de ces registres artistiques. Et voilà que le lieu vibre aussi de réminiscences d’autres expositions qui s’y tirent, notamment celle de Jean-Luc Godard (à qui paraît empruntée aussi telle qualité de gris bleu, telle manière de filmer, image et son, un orchestre qui répète), et celle de Philippe Parreno (qui signe en outre un très beau texte dans le catalogue Anri Sala), expositions qui, par des chemins très différents, exploraient eux aussi ce dépassement des ressources associées à tel et tel moyen d’expression.
L’installation proposée par Sala engendre, on l’a dit, une chorégraphie collective – collective puisqu’on danse avec les œuvres tout autant qu’on « danse », sans y prendre garde, avec les autres personnes présentes. Cette chorégraphie est ouverte, au sens où elle admet la distraction des soudains roulements des « tambours sans maître » installés selon un ordre secret, l’appel décalé vers les quelques œuvres plastiques accrochées aux cimaises, le désordre d’une échappée vers l’extérieur ou de l’intrusion de la lumière du jour, le suspens du regard de spectateur devant des écrans devenus subitement et hypnotiquement monochromes. Tout ce jeu avec l’espace, l’attention, les arrêts et les postures adoptées, les déplacements mentaux aussi (voyage Sarajevo-Bordeaux-Mexico-Berlin, changements de saisons, d’univers musicaux, de luminosités, de rythmes, de rapport au réel…) construit en douceur un ailleurs à la fois cohérent et aventureux.
Un hasard (mais il n’y a pas de hasard) veut que l’exposition d’Anri Sala accomplisse réellement ce qu’une autre exposition, située juste à côté, se contente de décrire en alignant des objets, des machines et des graphiques informatiques. « Multiversités créatives » (Espace 315) entend donner à comprendre comment les nouvelles technologies génèrent des formes – éventuellement esthétiques. Vaste programme, fort intéressant, que les pièces exposées illustrent avec plus ou moins de bonheur. L’exposition d’Anri Sala, elle, n’illustre rien. Avec les nouvelles ou de très anciennes technologies, elle est la mise en forme aux ramifications sans fin d’une programmation à la rigoureuse et en constante mutation, programmation dont la liberté et le sens de la beauté seraient les algorithmes.
Informations exposition Anri Sala au Centre Pompidou.
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Léa Seydoux dans Les Adieux à la reine de Benoit Jacquot
L’affaire semble d’abord claire comme un jeu gagnant. Voilà un réalisateur, Benoît Jacquot, avec en main une situation historique dramatique (les premiers jours de la Révolution française), un argument bien tourné (issu des Adieux à la Reine, l’éponyme roman à succès de Chantal Thomas), de très charmantes actrices (Léa Seydoux, Diane Kruger, Virginie Ledoyen), et tous les moyens qu’il faut pour assurer le content de brillant décorum et emballer tout ça.
L’affaire semble d’abord claire comme un jeu gagnant. Voilà un réalisateur, Benoît Jacquot, avec en main une situation historique dramatique (les premiers jours de la Révolution française), un argument bien tourné (issu des Adieux à la Reine, l’éponyme roman à succès de Chantal Thomas), de très charmantes actrices (Léa Seydoux, Diane Kruger, Virginie Ledoyen), et tous les moyens qu’il faut pour assurer le content de brillant décorum et emballer tout ça.Il existe en France une bonne vingtaine de réalisateurs capables avec pareils ingrédients de trousser un film agréable et estimable, à la manière de Que la fête commence, Beaumarchais ou plus récemment Molière, pour rester dans les mêmes atours et alentours.
Et c’est le jeu que semble de prime abord jouer Benoît Jacquot, se délectant de composer d’admirables tableaux vivants dans les décors tour à tour somptueux et misérables du château de Versailles filmé comme le Titanic ayant déjà, sans le comprendre, heurté l’iceberg de l’insurrection, immense navires organisé par les codes implacables d’une «société de cour» dont nous savons depuis Saint Simon et Norbert Elias qu’elle est loin d’appartenir au seul ancien régime.
Tout cela, la trame politico-dramatique habilement composée par le scénario et brillamment déployée par la réalisation, ira à son terme. Mais grâce à Benoît Jacquot, il advient bien davantage, et d’infiniment plus mystérieux. Une autre affaire se trame les ombres et les ors de la mise en scène, une affaire de désir et d’élan vital, de partage et de dévoration, d’affirmation et de négation de soi –soi comme être, comme corps, comme sexe, comme rôle, comme enfance, comme éternité.
Ce mystère se déploie peu à peu à partir d’un triangle qui est tel une figure cabalistique, un diagramme d’invocation. C’est le triangle dessiné par les trois femmes, Léa S. jeune lectrice éperdue de sa reine, Diane K. souveraine et fragile et futile et fatale, Virginie L. duchesse séductrice et perdue.
Yvan Attal dans 38 témoins de Lucas Belvaux
Ce jour-là, ce soir-là, le monde va. Pas qu’il aille bien, mais évènements grands et petits composent sa marche, comme les immenses porte-containers entrent lentement dans la rade du Havre, comme Pierre fait professionnellement son travail de guider à bon port les mastodontes venus des quatre coins de la planète. Mais ce jour-là, ce soir-là, quelque chose est arrivé. Dans la rue calme d’un quartier calme de la ville portuaire, un crime. Un crime atroce, avec beaucoup de sang, et des cris, beaucoup de cris. Et c’est comme un coup de couteau, aussi, dans la trame des jours – ou ces mémorable quatre coups brefs sur la porte du malheur dont un autre parla naguère. Désormais il y a aura un avant et un après, inexorablement. Pierre le sait, et les autres, les 37 autres habitants aussi. Ils n’ont pas bougé quand la jeune femme a hurlé, quand, encore vivante, elle est venue d’effondrer dans l’entrée de leur immeuble où son assassin allait l’achever. Après, ils ont dit qu’ils n’avaient rien vu, rien entendu. Tous. Pas besoin de se concerter. A peine de mentir.
38 témoins raconte cela, et ses suites. C’est une fable réelle. Elle se joue sur une scène qui ressemble à un décor et qui est la matérialité même de cette architecture véritablement moderne, celle de la reconstruction du Havre après guerre (une toute autre ville que Le Havre tout aussi réel, mais si différemment, dans le film d’Aki Kaurismaki auquel le port normand donne son nom). Très tôt, quand la femme de Pierre, qui était en voyage ce soir-là, découvre cette situation, quand très vite on comprend le déroulement des « faits », de ce qu’on a coutume d’appeler les faits, dans la pénombre, la raideur et le mutisme admirablement suggestifs de la mise en scène et du jeu des acteurs, on voit bien qu’il s’agit d’une parabole sur l’indifférence, le repli sur soi. En effet, il s’agit de cela. Mais pas seulement, oh non !
Sans un mot plus haut que l’autre, Lucas Belvaux déploie les puissances de trouble que secrète la « situation ». Et c’est un infernal labyrinthe qui prolifère autour de cet événement. Quelque chose d’obscur et de complexe, qui prendrait au sérieux la notion d’indicible, et comment ce mot renvoie aux horreurs du siècle. Faire cela – prendre au sérieux l’indicible – c’est révoquer le simplisme confortable de ceux qui jugent après, sans exonérer du tout ceux qui se sont tus. Et c’est un bloc sombre qui surgit de cette notion abstraite, l’évènement, qui fait que soudain il y aura un avant et un après, que ce qui a été a été, inexorablement, et qu’il arrive que ce soit insupportable. Un trou dans le temps, une blessure inguérissable dans les jours de la vie.
Les flics font leur boulot, ils enquêtent. La journaliste aussi fait son travail, qu’on appelle aussi enquête, bien que ce ne soit pas exactement pareil. Plus ils trouvent, plus les gouffres s’ouvrent. Des gouffres qu’on appelle « vérité », « responsabilité », « mémoire », « morale », « communauté ». Ce sont des mots abstraits, des trucs dont on parle avec des majuscules, ou si on fait philo en terminale. Mais il n’y a rien d’abstrait dans ce film, il n’y a pas de majuscule, et rien de scolaire non plus. Il y a des fleurs sur le trottoir, la masse des containers, le regard de ce voisin sur le balcon d’en face. Il y a la nuit, pas toujours le sommeil.
Ah voilà le procureur, on le reconnaît, c’est un salaud, il veut étouffer la vérité, son souci de l’ordre contre la justice est un vieux repère bien solide. Le jeune flic honnête, la journaliste intègre et obstinée, Pierre l’homme seul contre tous qui n’accepte ni le mensonge, ni la loi oppressante du groupe, tout cela aussi on le reconnaît bien. Mais voilà que les certitudes vacillent, comme l’amour entre Pierre et sa femme, et l’assurance de la justesse de qui détermine l’activité de chacun. C’est là, au-delà des nombreuses proximités superficielles, que le film de Lucas Belvaux entre en résonnance avec Simenon, avec le meilleur et le plus profond de Simenon, qui n’a pas grand chose à voir avec la pipe de l’inspecteur Maigret : une « comédie humaine » qui nourrit une métaphysique sans dieu. Et si le scénario est adapté d’un roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, c’est tout autant aux enjeux et complexités contemporaines de L’Ere du témoin d’Annette Wiewiorka que cet enchainement fatal fait songer. Jusques et y compris dans cette situation extrême de la reconstitution, qui sous la procédure policière et judiciaire fait surgir l’immense question de la représentation, qui est aussi, et évidemment, une question de cinéma, de mise en scène.
La mise en scène affirme d’emblée ses choix, stylisation et chorégraphie, parti pris des rythmes et des corps. Espaces, lumières, couleurs dépassent la supposée séparation entre réalisme et théâtralité, les lieux, les meubles, les voix, les gestes ont une disposition et une épaisseur qui jamais ne perdent l’ancrage dans la matérialité du quotidien et des pratiques, jamais ne s’y enferment. Filmés à égalité avec ce qui les entoure (les choses d’une vie de tous les jours qui n’est plus la vie de tous le jours depuis ce fameux soir), les comédiens sont tous admirables. Pour la deuxième fois après le remarquable Rapt, Yvan Attal (Pierre) filmé par Lucas Belvaux confirme une puissance et une intériorité exceptionnelles. C’est peut-être le plus beau rôle qu’ait jamais incarné Nicole Garcia (la journaliste), et sans hésiter la meilleure apparition à l’écran de Didier Sandre (le procureur) – mais Sophie Quinton (la femme de Pierre), François Feroleto (le policier) et Natacha Régnier (la voisine) sont à l’unisson.
Par sa puissance et sa noirceur autant que par son argument, le film peut faire penser au Corbeau. Mais c’est peu à peu l’exact contraire du film de Clouzot, et de sa misanthropie finalement simpliste et fausse, même si servie par d’impressionnants moyens, qui émane du film. Une générosité sèche, une compassion sans pathos pour les humains comme ils sont, dans le monde comme il va. Après La Raison du plus faible et Rapt, Lucas Belvaux ne cesse de confirmer, jusqu’ici sans toute la reconnaissance qu’il mérite, qu’il est un cinéaste au plus haut, au plus beau sens du mot.
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Oslo 31 août de Joachim Trier
« En fin de cure de désintoxication, Anders se rend en ville pour une journée, à l’occasion d’un entretien d’embauche. Il en profite pour renouer avec sa famille et ses amis, perdus de vue.
Une lutte intérieure s’engage en lui, entre un profond sentiment de gâchis face aux occasions manquées, et l’espoir d’une belle soirée et, peut-être, d’un nouveau départ… » Ce texte est le synopsis du film dans le dossier de presse. Ce qu’il dit est rigoureusement exact. A ceci près qu’on voit très bien les quatre ou cinq films ou téléfilms atroces qui pourraient aussi correspondre à ce synopsis. Ce pourrait être un jeu de les décrire, ou un exercice pour étudiants en cinéma d’en réaliser des extraits. Et à ceci près qu’en face de « ça » (la jeunesse, la drogue, la volonté, le tournant dans la vie, les bons et les mauvais côtés, les amis et la famille…), ou à côté, il y a Oslo 31 août, qui ne ressemble à peu près à rien de ce que vous pouvez prévoir, ni supposer en référence à d’autres films.
Ça tient à quoi ? Mais à tout ! A la lumière, à la voix des acteurs, au rythme avec lequel le très impressionnant Anders Danielsen Lie, qui joue le rôle principal, marche dans la rue. A sa façon d’écouter les autres dans un restaurant, à son regard, à ses silences, cela tient à la musique, aux habits, aux regards. Donc cela tient à ce qu’on appelle la mise en scène, qui est tout dans ce film tendu et émouvant, où chaque élément sonne juste comme la corde bien accordée d’un vaste instrument. Qu’importe dès lors que sa mélodie soit sombre, si la composition qu’il émet est, elle, bien vivante.
Ayant vu le film deux fois, j’ai été aussi surpris à l’issue de la deuxième projection de « découvrir » qu’il s’agit d’une adaptation du Feu Follet, découverte qui semble dès lors totalement évidente. Et c’est aussi vrai comme adaptation du roman de Drieu La Rochelle que du film de Louis Malle, le plus beau de ce cinéaste, qui trouve ici une descendance d’autant plus légitime qu’elle ne l’imite en rien.
Au cours de la journée unique que désigne le titre, et qui est en Norvège celle du dernier jour de l’été, Anders parcourt la ville, retrouve des connaissances, se confronte à son passé et à plusieurs images de lui-même. Ce chemin est semé de pièges, pour le personnage, mais pour la réalisation aussi. Celle-ci, du moins, trouve sans cesse les bonnes réponses, qui sont souvent les plus simples, les plus franches, les plus directes.
La sécheresse graphique de l’image, loin de déshumaniser les personnages, ouvre un accès souterrain à ce qui les travaille de l’intérieur, et d’abord à l’insoluble humanité du gouffre qui habite Anders. Il est aussi clair que difficile à expliquer que cela passe par une élégance rare – et qui a d’autant plus de mal à être reconnue. Oslo 31 août est le deuxième film d’un cinéaste norvégien de 37 ans, après Nouvelle Donne qui, en 2006, affirmait sans hésitation la vigueur et la précision de son talent. Aparté qui change de registre, mais ni de sujet ni de région : j’ai vu avec des semaines de retard le Millenium de David Fincher, pur joyau de mise en scène, admirable composition qui sublime les simplismes un peu racoleurs du récit – mais il semble que cela n’intéresse plus grand monde vu l’accueil condescendant reçu par le film.
Il faudrait être particulièrement distrait pour ne pas avoir remarqué le dynamisme de la production culturelle scandinave récente, notamment dans le roman et le cinéma. Pour ce qui est des films, un immense artiste, Lars von Trier, continue d’occuper sans conteste une place éminente dans cette partie du monde. Il compte peu de rivaux, notamment parce que, si les conditions matérielles pour la production sont globalement favorables grâce à la coopération entre les institutions des quatre pays, le cinéma est enseigné dans cette partie du monde davantage pour apprendre à rentrer dans le rang audiovisuel que pour stimuler les singularités. La bonne nouvelle est que Joachim Trier est issu d’une de ces écoles (et même deux, une au Danemark et l’autre à Londres), et qu’il a de toute évidence parfaitement résisté au formatage qu’on y promeut.
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Andrea Bacci dans L’Inconsolable de Jean-Marie Straub
Sous le titre générique « L’Inconsolable » sortent aujourd’hui ensemble quatre films de Jean-Marie Straub. Qu’est-ce qui passe entre ces quatre films, si différents ? Chacun d’eux vient d’un texte écrit. Et cette écriture, plus encore que ce qui s’y dit, a engendré une réponse de mise en scène. Une réponse, nul ne dit que c’est la seule possible, y compris par le même cinéaste. Lothringen !, le plus ancien, coréalisé en 1994 par Straub et Danièle Huillet avant sa mort, est une sorte d’enquête historique dans le paysage de la Lorraine, où le texte de Barrès devient comme un outil de fouille, une pelle ou une pioche pour aider le regard à pénétrer plus profond dans le sens historique des espaces géographiques parcourus.
Le Chacal et l’Arabe, ou plutôt Schakale und Araber, puisque la langue allemande de Kafka est ici matière même du film, à égalité avec la lumière ou le corps de l’actrice Barbara Ulriche. Ces matières agrègent deux dispositifs, le conte et le théâtre de chambre, à leurs confins il y aurait comme un conte de la 1002e Nuit, raconté par une femme, écrite par un homme en pleine 1ère Guerre mondiale, riches d’échos infiniment troublants à propos de toutes les guerres, et pas seulement au Moyen Orient, hier et aujourd’hui. L’actrice, assise devant la fenêtre, dit le tetxe. Et il nait un espace, un espace dans la langue, où le désir croise la peur et la haine – mais je le dis mal parce qu’on ne peut pas le dire, c’est l’expérience du film qui bâtit cet espace. Et les mots, les mots allemands pour le désert et la nuit (avec la traduction bouleversante de Huillet) en sont le soubassement.
Un héritier est une fiction, avec des acteurs en costume qui disent un texte, en marchant dans la forêt, et puis attablés devant une taverne. Cette fiction, d’après un texte de Barrès à nouveau, dit une histoire, et puis une autre histoire, et ainsi laisse affleurer l’Histoire. Histoire d’un jeune Alsacien qui a refusé de partir en 1870, histoire d’un médecin des pauvres ; Histoire tissées de blessures et d’oublis, de gestes individuels, de décisions qui engagent et de retournements qui effacent. La forêt, les voix, les gestes, le vin dans les verres sont là de telle manière qu’ils font sonner l’Histoire dans les histoires. Ce n’est pas de la magie, c’est du cinéma.
L’Inconsolable est une retrouvaille pour qui suit le travail des Straub, un nouveau moment de la mise en film des Dialogues avec Leuco de Pavese qui ont déjà donné lieu à De la nuée à la résistance, Ces rencontres avec eux, Le Genou d’Artémide et Le Streghe, dans les bois qui entourent la ville de Buti en Toscane. Mais chaque film de cet ensemble est singulier, et celui-là plus encore. Est-ce aussi Straub lui-même cet inconsolable ? On ne peut pas ne pas y penser, alors même que le revenant des enfers dit à la Bacchante quelque chose de terrible, d’indicible. Cet Orphée lucide et vibrant qui semble en même temps tout près de devenir comme un rocher de plus dans cette nature où s’abolira pour renaître la vie de chacun, de chacune même la tant aimée, fait résonner en sonorités simples des abîmes de tendresse et de désespoir. Ce qui était comprimé à l’extrême dans le texte de Pavese se déploie lentement à la mesure des horizons, dans les infinies nuances des couleurs de la végétation, la profondeur de la voix dont la fermeté même est une angoisse.
Bien différents, donc, ces quatre films. Et pourtant de l’un à l’autre, dans le temps de la vision et plus encore dans la mémoire qui en restera, mêmes des mois et des années plus tard, une sensation commune. Celle de la puissance d’une présence réelle. Celle de l’exactitude de réponses de cinéma pour construire, singulièrement dans chaque cas, le mystère laïc de l’événement (récit, idée, métaphore) qui se fait matière, et appartient absolument à ce monde-ci, le notre – puisqu’il n’y en a pas d’autre.
En même temps que sortent ces quatre films (génériques ci-dessous), les éditions Independencia publient des Ecrits, inédits ou introuvable, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.
Lothringen !
Film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Texte tiré du roman Colette Baudoche de Maurice Barrès.
Avec Emmanuelle Straub. Commentaire dit par André Warynski et Dominique Dosdat.
Caméra : Christophe Pollock.
Son : Louis Hochet.
PREMIERE PRESENTATION AU FESTIVAL DE LOCARNO 1994.
1994. 21 minutes. 35 mm, couleur, format 1/1,37.
L’Inconsolable
Film de Jean-Marie Straub
Texte tiré des Dialogues avec Leucò de Cesare Pavese. Avec Giovanna Daddi, Andrea Bacci.
Caméra : Renato Berta, Christophe Clavert.
Son : Dimitri Haulet, Julien Gonzales.
Production : Les Fées Productions – Belva GmbH.
2011. 15 minutes. Digibéta PAL, couleur, son mono, format 4:3.
Un héritier
Film de Jean-Marie Straub
Texte tiré du roman Au service de l’Allemagne de Maurice Barrès.
Avec Joseph Rottner, Jubarite Semaran, Barbara Ulrich. Caméra : Renato Berta, Christophe Clavert.
Son : Dimitri Haulet, Julien Gonzales.
Assistants : Arnaud Dommerc, Maurizio Buquicchio, Grégoire Letouvet.
Les Fées Productions – Belva GmbH, JEONJU DIGITAL PRO- JECT 2011.
2011. 20 minutes. Digibéta PAL, couleur, son mono, format 4:3.
Schakale und Araber
Film de Jean-Marie Straub
Texte tiré de Schakale und Araber, nouvelle de Franz Kafka. Avec Barbara Ulrich, Giorgio Passerone, Jubarite Semaran. Caméra : Christophe Clavert.
Son : Jérôme Ayasse.
Assistant : Arnaud Dommerc.
Production : Belva GmbH.
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André Wilms et Jean-Pierre Daroussin dans Le Havre d’Aki Kaurismaki
Le Havre est le nouveau film d’Aki Kaurismaki. Vous connaissez ses films ? Vous vous souvenez de la grâce et de l’émotion de La Fille aux allumettes, d’Au loin s’en vont les nuages, de L’Homme sans passé ? Disons alors seulement que celui-ci est une sorte d’épure parfaite de ce qu’il travaille depuis exactement 30 ans. Vous ne les connaissez pas ? Le Havre est une comédie méticuleuse portée par l’amour des humains et l’exigence du respect des principes élémentaires du vivre ensemble, exaltée par un art de la mise en scène dont l’apparente simplicité vibre immensément des puissances de l’art du cinéma. Vous pouvez relire la phrase depuis le début, je persiste et signe.
Judicieux lauréat du Prix Louis Delluc 2011, c’est un film français, puisque tourné dans une ville française, en français, par des acteurs dont beaucoup sont eux aussi français – des acteurs (André Wilms, Evelyne Didi, Jean-Pierre Daroussin, Jean-Pierre Léaud…) dont chaque présence est une joie, dans l’intensité de leur existence, le jeu avec ce qu’ils transportent avec eux de mémoire, la manière qu’ils ont de danser ce qui sépare l’interprète du personnage, et le personnage de l’archétype. Ce film français où flottent l’esprit de Jean Renoir, de Jacques Becker et de Robert Bresson est réalisé par un cinéaste finlandais qui vit au Portugal. Il ne s’agit ici de demander ses papiers à personne (ce serait un comble), mais il s’agit de dire d’où ça vient, comment ça circule, et combien ça fonctionne bien ensemble. Ça vient de loin – et en particulier, me semble-t-il, de l’esprit même de ce grand récit qui s’intitule Les Misérables. Il faut dire que Daroussin campe un magnifique Javert des quais. Et c’est dramatiquement actuel.
C’est donc aussi un film européen, espèce rare, qui peut s’avérer précieuse. Son histoire est une histoire ô combien, hélas, européenne – celle de la traque des plus pauvres, noirs et basanés de surcroît, dans une ville plutôt pauvre d’un pays riche. Histoire de solidarité, de connivence humaine, brossée grâce aux vertus d’un brechtisme sec, pour la plus grande joie d’un public qui rit de bon cœur à cette pantomime politique, comédie musicale parlée à la gloire de ceux qui ont décidé de ne pas accepter l’indignité. On en parle pas trop, de ces dizaines de milliers de gens qui, notamment dans les réseaux RESF, prennent de véritables risques pour soustraire à la police française des gens à qui on inflige le déni des principes sur lesquels est fondée la République française. Aucun film ne l’avait encore raconté, c’est fait et bien fait.
Ceux qui accompagnent les réalisations d’Aki Kaurismaki (17 films depuis Crime et châtiment en 1983) savent que l’exactitude de la mise en scène est chez lui, implacablement, exigence politique et éthique. Le Havre en offre, avec une légèreté que cet article se reproche ne pas retrouver, une démonstration parfaite. Le travelling, ou l’absence de travelling, est bien toujours affaire de morale. Une de ses voies privilégiées est ce singulier burlesque ralenti, ralenti par égard pour l’importance de chacun de ceux qui sont filmés, par empathie avec la fatigue des uns, la souffrance des autres, par la fermeté de l’assurance de ce qu’on ne se saurait accepter.
Et à la fin, le cerisier était en fleur. Oui, celui-là, celui du Temps des cerises, dont la plus belle interprétation connue est aussi dans un film d’Aki Kaurismaki (Juha).
(Ce texte est un version modifiée de celui publié lors de la découverte du film au Festival de Cannes).
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