Le Festival de Morelia, dont la 13e édition a eu lieu du 23 octobre au 1er novembre, se déroule dans la capitale du Michoacan, province centrale du Mexique. Morelia est dotée d’une vieille ville historique magnifique, qui participe du plaisir des festivaliers étrangers, comme y contribuent la qualité de l’accueil, les délices de la table, le confort des hébergements, la disponibilité des organisateurs.
Il vous semblera peut-être que tout cela est futile et anecdotique, voire assez déplaisant, à l’aune d’un pays où règnent la violence criminalo-politique et des inégalités et dénis de démocratie extrêmes.
Cette bulle de bien-être enluminée de la présence de grands noms du cinéma international (cette année, Isabelle Huppert, Benicio del Toro, Stephen Frears, Jerry Schatzberg, Tim Roth, Thierry Fremaux…) peut sembler saugrenue, décalée.
Mais voilà qu’à côté de la présentation des films qui ont marqué les grands festivals cette année, films présentés en soirée de prestige mais d’abord à l’intention du public local (la ciné jet-set les a déjà vus), toutes les compétitions du Festival Internacional de Cine de Morelia sont consacrées soit aux réalisations mexicaines (fictions, documentaires, courts métrages), soit aux réalisations régionales, produites ou tournée au Michoacan.
Voilà qu’à côté de rétrospectives cinéphiles cosmopolites d’ailleurs d’excellente qualité, cette année des frères Lumière à Barbet Schroeder le FICM propose la découverte du patrimoine du cinéma mexicain, avec un vaste travail de recherche et de restauration notamment des films de genre – cette année le cinéma d’horreur, des années 30 aux années 90. Et, parallèlement, la résurrection de traces d’histoire grâce à la collaboration avec les archives du pays, notamment les traces laissées par les Républicains espagnols exilés en 1939, nourrit une programmation à la fois ouverte sur le monde et ancrée dans son territoire et son histoire – dont l’étrange Torero ! de Carlos Velo (1956) et le très beau En el balcon vacio de Jomi Garcia Ascot et Maria Luisa Elio (1961), jalon du cinéma moderne au Mexique, et en Amérique latine.
Voilà, aussi, que si un public se masse chaque soir autour d’un tapis rouge lui-même assez décalé sur le pavage colonial et à proximité d’une église baroque et d’un admirable cloitre reconverti en conservatoire de musique, pour voir les vedettes marcher sous les projecteurs, les salles sont pleines, toute la journée, et pour une programmation qui ne peut être qualifiée de complaisante.
Voilà par exemple un public très jeune (il y a plusieurs universités dans les environs) pour assister aux 3h20 de la trilogie de Bill Douglas, sur une proposition de Nicolas Philibert. Puisque c’est cela, aussi, que permet la séduction de Morelia. Philibert est venu il y a quelques années avec un film, revenu avec une rétrospective de ses films, cette fois, il a fait une proposition à Daniela Michel, la directrice artistique et ambassadrice mondiale du Festival. Et il a offert à des spectateurs qui n’en auraient pour la plupart jamais entendu parler cette splendeur âpre et vitale du cinéaste écossais.
En ces temps où dominent symétriquement arrogance des riches et discours populistes, le cas de Morelia – il en est beaucoup d’autres, heureusement, mais celui-ci est exemplaire – permet de réaffirmer les vertus du mélange, de la diplomatie intelligentes des forces, des séductions et des exigences. Il permet de souligner combien non seulement les festivals, non seulement le cinéma, mais l’espace commun, ce qu’on appelle la société civile tirent avantage de ces interactions, de ces circulations, de ces courts-circuits parfois.
lire le billetL’ouverture d’Heli, troisième long métrage du Mexicain Amat Escalante après Sangre et Los Bastardos, est à la fois brutale et ouverte. Brutale est la situation montrée, deux corps ensanglantés, plus morts que vifs, sur le plateau d’un pick-up. Ouverte, la durée du plan, l’incertitude du statut ou même de la situation, jusqu’à cet indice –une botte du type «rangers» posée sur un des corps. Puis, hiéroglyphe macabre dont le sens précis ne s’explicitera que bien plus tard, un corps pendu sous un pont. Ainsi sera le film, lauréat du prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes.
Sans cesse, le cinéaste construit des conditions d’attente, sans cesse il déplace la distance et la posture où il place le spectateur. Cette distance peut être très proche et cette posture terriblement frontale, lors de scènes de violence aux limites du soutenable, montrées sans détourner le regard. A d’autres moments, les corps sont caressés avec une délicatesse aérienne, ou les personnages inscrits en silhouette minuscules dans des paysages immenses. Nulle manipulation dans ces changements, mais la volonté d’établir un ensemble de circulations entre œuvre et public, dès lors qu’il ne saurait être question, ni d’édulcorer le caractère extrême des phénomènes évoqués, ni d’en faire un processus de fascination.
Heli raconte le sort monstrueux d’une famille qui se trouvera croiser le chemin de flics mafieux aux méthodes barbares. Il prend en charge l’incroyable violence qui ravage le Mexique contemporain sous les signes croisés du trafic de drogue, de la corruption des politiques et des forces de l’ordre, de la misère et d’une surenchère sans fin dans le spectacle des souffrances infligées –spectacle où les archaïques exhibitions de corps mutilés et Internet font horriblement bon ménage.
Deux souvenirs s’interposent entre le film et qui l’a vu à Cannes il y a un an. Le premier est la sidération devant la splendeur de la première séquence, moment de grâce cosmique avec presque rien, une gamine dans un champ à demi inondé. Des vaches, des ciels, des chiens, l’orage, de chevaux, et une image bizarre, comme vue à travers le fond d’un verre carré, floue sur les côtés, ou dans un miroir aux bords biseautés. Joie, joie et danger. Le second souvenir est d’avoir eu du mal à accompagner la projection, dans une atmosphère de rejet de la part de festivaliers pas forcément très disposés à de véritables aventures, surtout à la toute fin de la manifestation (le film a été montré la veille de la clôture, une mauvaise idée). Revoir le film au calme, et prévenu de son caractère radicalement non linéaire, ouvre pourtant sur un grand bonheur de spectateur.
Cette splendeur de la première séquence, elle court à travers tout le film comme une basse continue, qui parfois éclaterait littéralement pour envahir l’écran. D’ailleurs ce film de Carlos Reygadas, plus encore que Japon, Bataille dans le ciel et Lumière silencieuse, est construit sur une succession de puissantes déflagrations, dont il faut accepter qu’elles soient, formellement et thématiquement, de natures très différentes. Aussitôt après le grand chant cosmique du début, voici une scène burlesque et magique, où un diable rouge à la queue fourchue, effet spécial qui ne fait pas semblant d’être autre chose, arpente nuitamment les pièces d’une grande maison à la campagne. Il entre. Il sort. Dans la maison vit une famille tout ce qu’il y a de sympathique, des bobos mexicains partis s’établir entre montagne et forêt. Dans la montagne, dans la forêt, il y a d’autres Mexicains, des paysans, des serviteurs, des hommes et des femmes qui sont du même pays mais pas du même monde.
Mais quel monde ? Celui des rêves que font les enfants ? Celui d’un fantasme sexuel montré à égalité avec une promenade dans les bois, sans qu’on sache pourquoi on y parle français, ni quel est le degré de « réalité » (sic) de ces images érotiques et embrumées ? Tout simplement ce monde, le nôtre, qui excèdera toujours ce qu’on en pourra montrer, et qui ici laisse surgir comme traces de cet excès telle scène venue d’un ailleurs, comme les jeunes rugbymen anglais. On sait bien, en revanche, que la violence est là – ou faut-il dire « les violences » ?
Ce pourrait être l’enjeu du film, ce qui se partage et ce qui diffère radicalement, pour le pire davantage que pour le meilleur. Le crime, la trahison, le sang. Les animaux, les enfants, les femmes, souvent, paient la casse, l’incommensurabilité du monde. Contrairement à pratiquement tous les films, qui d’une manière ou d’une autre, construisent une mesure commune du monde, un petit agencement qui fait concorder tenants et aboutissants, Reygadas filme cela même, l’incommensurabilité, le désaccord profond. Au Mexique, pays ultra-violent, et si composite, il y a de quoi faire.
Alors bien sûr le diable phosphorescent semble la clé – mais ce serait en prenant au pied de la lettre l’origine de son nom, le diabolique, ce qui sépare (par opposition au symbolique, qui unit). Le Diable probablement – la référence au film de Robert Bresson, au-delà de moyens esthétiques très différents, trouve de nombreux points d’appui, des grands arbres qu’on abat au suicide sinistre à la fin.
Post Tenebra Lux, sorti à la sauvette une semaine avant le nouveau Festival de Cannes, se trouve bien malheureusement acculé à une sorte de confidentialité un peu méprisante, un peu lasse. Le film est « exigeant », comme on dit ? Disons qu’il demande en effet d’être prêt à une expérience inhabituelle. En quoi est-ce un défaut ?
lire le billet