Le vent de la mémoire

Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit d’Olivier Zuchuat

CommDesLions_PRESS1

La puissance du vent, et la dureté des pierres. La puissance du vent, et la violence de la lumière. La puissance du vent, et l’éclat bleu de la mer. Il y a ça. Cette présence matérielle, d’une incroyable force, d’une présence menaçante. Ça n’arrête pas. Et puis il y a des voix grecques, et une voix française, des photos en noir et blanc, des archives sonores, des fragments de films d’actualité, des vestiges, des images documentaires de ce qui ne se passe pas, si loin si proche, sur la côte en face. Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit est un film composite, mais dont l’un des éléments – la matière physique de l’île de Makronissos dans la mer Egée – saturerait l’espace et les sensations. Et c’est de là, de cette matière, que le contact avec tous les autres composants fait surgir une mémoire, une tristesse, et une colère.

Ils ont été 80 000. 80 000 hommes et femmes déportés dans l’ile de Makronissos entre 1947 et 1950. Tous opposants de gauche au pouvoir installé par les Alliés, la plupart avaient été des résistants aux nazis et à leurs alliés grecs, ce sont ces mêmes grecs pro-nazis que les Américains et les Anglais ont installé en garde chiourme pour écraser la résistance communiste grecque, noyer dans le sang la lutte des Kapetanios (partisans) durant la guerre civile qui a succédé au conflit international. Parmi eux, des enseignants et des soldats, des ouvriers et des médecins, des avocats et des artisans, et des poètes. Enfermés, humiliés, torturés, pour beaucoup fusillés ou morts de mauvais de traitement comme leurs compagnons, ces poètes ont laissé des textes, enterrés, cachés dans des bouteilles.

Ce sont les textes de Yanis Ritsos, de Tassos Livaditis, de Maneleos Loudemis, textes de poussière et d’effroi, textes de fierté malgré tout que l’on entend. Pas seuls : les discours de la propagande des militaires grecs au pouvoir, et qui gèrent ce camp de concentration qu’ils ont nommé  « Sanatorium national berceau d’une Grèce éternelle » résonnent d’une voix métallique, qui fut celle jaillissant des hauts parleurs répartis dans les six installations carcérales de Makronissos. Et la voix du réalisateur, Olivier Zuchuat, qui livre les informations nécessaires pour situer ce moment enterré de la naissance de l’Europe à l’issue de la deuxième guerre mondiale. Il y a des documents visuels aussi, beaucoup : la terreur à Makronissos, grossièrement maquillée en rééducation heureuse, ne se cachait pas.

Il y a, surtout, ces longs et lents mouvements de caméra qui parcourent l’ile. Nous savons d’où ils viennent. Ils prolongent les rails de travelling installés par Alain Resnais à Auschwitz, ils font écho à la traversée des paysages vides et si habités de la caméra de Claude Lanzmann à Chelmno, ils répondent, autrement, au grand mouvement lyrique dans les images blanches et bleues du Méditerranée de Jean-Daniel Pollet. Ils sont la procédure d’une invocation, qui est à la fois celle d’hommes bien réels, et celle d’une histoire, et d’une tragédie. Aujourd’hui, quand on tape « Kapetanios » sur Google, on a une liste d’hôtels pour touristes.

 

Sortie le 15 janvier. Une part importante des archives du camp de Makronissos est accessible sur http://makronissos.net/

Le recueil des poèmes de Yannis Ritsos Temps pierreux est édité en français par les Editions Ypsilon (traduction Pascal Neveu)

 

lire le billet

Le camp de la mémoire

A World Not Ours de Mahdi Fleifel

Mahdi-Fleifel-A-World-Not-Ours-5

La réussite du film est de ne pas raconter une histoire mais plusieurs. Chronique du camp d’Ain el-Helweh, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Liban, il retrace à la fois l’interminable malédiction de cet exil collectif et le ressenti d’un petit groupe de personnes – le grand père du réalisateur, qui a dû partir en 1948, son oncle ancien héro des combats anti-israéliens aujourd’hui au bord de la folie, son copain d’enfance, ex-militant du Fatah à bout de trop d’espoirs déçus. Mahdi Fleifel a grandi dans ce camp, puis l’a quitté, il vit en Europe ; il y revient chargé de souvenir et d’affection, mais il n’en est pas un habitant. Il y revient tous les ans, et tous les ans il filme.

Car A World Not Ours raconte aussi cette histoire-là, cette passion palestinienne de filmer, de garder trace, dont récemment 5 Caméras brisées  était un autre exemple. Pulsion scopique qui est aussi l’exigence (ou le fantasme) de l’archive pour faire pièce au malheur de la perte de soi, et encore pour répondre aux images des autres, les médias occidentaux et moyen-orientaux, le point de vue personnel, familial, intime, porté par le voix-off du réalisateur travaille les interactions entre tragédie géopolitique et drame intime. Enregistrement opiniâtre qui devient cartographie d’une horreur très matérielle, celle de l’atroce urbanisme de cette ville de parpaings et de poussière, celle de la litanie dépressive des retransmissions sportives venues d’un autre monde, qui n’aura cessé de s’éloigner. Car cette multiplicité d’histoire témoigne aussi d’une sortie de l’Histoire, d’une sorte de glaciation, d’une réduction au silence à force de répétition impuissante.

L’humour est une terrible et très efficace ressource pour prendre en charge d’un même élan ces histoires différentes. Pas de quoi rire, pourtant. Mais l’humour fournit l’énergie capable de dresser un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Avec un grand sens de la composition, de la circulation entre les distances mais aussi les époques, le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, souvent impressionnants, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.

lire le billet

Dans le sillage d’un rêve fusée

The Lebanese Rocket Society. L’Etrange Histoire de l’aventure spatiale libanaise.

De Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

Oyez oyez ! En des temps si lointains que nul n’en garde trace, il y eut des savants sérieux et rêveurs pour vouloir faire voler une fusée vers les étoiles, lancée depuis (et par) un petit pays dont le nom ne signifierait bientôt plus que guerre et troubles. Ça ne vous dit rien ?

Ce sera donc  l’histoire d’un oubli. L’oubli d’une entreprise qui fut célèbre en son temps, et puis effacée des mémoires. L’histoire d’un rêve, et du rêve qui a rêvé ce rêve. C’est l’histoire, au présent et au passé, de nos regards, et de comment ils voient ce qu’ils voient, c’est à dire comment des formes appartiennent à des histoires, suscitent des associations d’idées, des peurs et des espoirs.

La forme en question, donc, est celle d’une fusée. Une fusée qui court à travers le film, telle qu’en elle-même l’Histoire, la science, l’armée libanaise, les services de sécurités israéliens, des artistes, des journalistes, des archivistes, des badauds la changent. Et des aussi cinéastes bien sûr, celle et celui qui ont entrepris de raconter cette « étrange aventure ».

Nonobstant leurs voix off du début, « raconter » n’est d’ailleurs sans doute pas le terme le plus approprié. S’il y a bien un récit, il se fait par assemblage d’éléments composites, qui suivent bien un fil dramatique, mais en ne cessant de le tisser de matériaux nouveaux, dont l’hétérogénéité fait la richesse du film, à partir de son point de départ historique.

C’est ainsi que The Lebanese Rocket Society prend en charge le projet de construction spatiale né à l’université arménienne Haigazian de Beyrouth en 1962, sa mise en œuvre progressive avec le soutien, qui va devenir envahissant, de l’armée pour la construction et le lancement des fusées Cedar, le blocage de l’expérience suite à des pressions internationales de la part de pays (les Etats-Unis, l’Union soviétique, la France) qui ne veulent pas que des petits viennent jouer dans la cour des grandes compétiteurs de la course à l’espace.

Mais grâce à sa composition, le film raconte aussi combien cette aventure aura cristallisé les espoirs du panarabisme d’alors – le rêve nassérien, le rêve de la révolution arabe, composant du rêve tiers-mondiste qui aura porté les années 60. Et il raconte combien l’échec du projet Cedar est synchrone de l’effondrement du projet panarabe après la défaite de la Guerre des 6 Jours en 1967. Il est aussi l’occasion de faire ressurgir d’autres images d’histoire contemporaine totalement balayées des mémoires collectives – qui se souvient que les Etats-Unis ont envahi le Liban pour y imposer leurs vues, 15 000 marines débarquant à Beyrouth en 1958 ?

Empruntant le ton d’un thriller, il montre une enquête qui mène jusqu’aux Etats-Unis justement, à Tampa en Floride. Là enseigne l’initiateur du projet Cedar, le professeur Manoug Manouguian. Et c’est le miracle des archives, le vieux prof a tout gardé, les photos, les films en 16 et 8 mm, les journaux, et ses propres souvenirs. Et ce n’est pas seulement sa propre entreprise qui ressurgit et, c’est une représentation beaucoup plus ample de ce qu’a été le Liban d’avant la guerre civile.

Toute une histoire, donc, et à nouveau son imaginaire, indissolublement tramé dans les documents et les faits. Hadjithomas et Joreige en poussent la logique au-delà, grâce à une séquence de dessin animé qui développe l’uchronie d’un pays du Cèdre qui ne se serait pas entre-massacré durant 15 ans, de 1975 à 1990. Ils imaginent et réalisent ce qu’aurait pu être un autre Liban, inventent le Golden Record qu’aurait emporté vers les étoiles une fusée Cedar, ce « disque d’or » comme en emporteront les sondes Voyager au début des années 70, présentant à l’univers les trésors de l’humanité… Jouant avec audace mais sans faux)semblant avec les « si », le film fait aussi percevoir comment ce qui a passionné une nation peut être ensuite refoulé, enfoui dans un oubli total.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ne sont pas historiens. Ils ne décrivent pas seulement ce qui s’est produit. Ils travaillent ce qui vibre aujourd’hui autour et à cause de cette histoire. Cinéastes, les deux auteurs sont aussi plasticiens, ils ont le sens de la fabrication d’objets et de la mise en place de situations qui, différemment du cinéma, provoquent eux aussi des émotions, et de la pensée. Le film The Lebanese Rocket Society, L’Etrange Histoire de l’aventure spatiale libanaise est d’ailleurs l’élément « film » d’un diptyque dont l’élément plastique, The Lebanese Rocket Society, Hommage aux rêveurs, vient d’être exposé à Paris, Marseille et New York.

Entre leur travail de cinéastes et de plasticiens, pas de barrière : c’est en artistes qu’ils cherchent une réponse politique à la question dont reste porteuse l’aventure spatiale libanaise. Ils entreprennent donc de faire refabriquer aujourd’hui à l’identique une fusée Cedar IV, objet d’art, statue à la mémoire de ceux qui rêvèrent. Mais une fusée aujourd’hui à Beyrouth, personne ne la voit comme une fusée. Dans tous les regards, une fusée c’est un missile. Tous les regards ? Bravant les innombrables obstacles officiels, administratifs, militaires, policiers, logistiques, y compris les objections israéliennes à l’existence de quoique ce soit qui ressemble à un projectile chez ses voisins, les artistes entreprennent de faire traverser la capitale par la fusée, sur un camion découvert, sous les regards de la population.

Cette opération, qui dans le champ artistique relève de la performance et de l’installation, est filmée, la séquence correspondante dans le film redéploie à nouveau tous les échos selon des directions nouvelles, contemporaines. Comique et dangereux, le cheminement de la fusée vers le campus de l’université Haigazian où elle sera finalement installée à demeure devient une retraversée onirique d’un immense espace temps (pas les galaxies lointaines, mais l’histoire du Moyen Orient au 20e siècle) sous les éclairages à la fois instables et acérés d’une actualité dangereuse elle aussi, mais qui n’a hélas rien de comique.

lire le billet

Le cinéma français a fait sa guerre d’Algérie

Contrairement aux idées reçues, les réalisateurs ont tourné tôt des oeuvres de fiction et documentaires. Néanmoins, on peut se demander où sont les “Apocalypse Now”, les “Full Metal Jacket” ou même les “Rambo” français.

 

Une idée reçue, et largement partagée, veut que le cinéma français ait ignoré la guerre d’Algérie. Ce reproche se double généralement d’un parallèle peu flatteur avec le cinéma américain qui lui, aurait pris en charge un grand conflit à peine postérieur, la guerre du Vietnam.

Ce reproche est injuste et ce parallèle ne tient pas. Ce qui ne résout pas pour autant le problème, bien réel, des difficultés du cinéma français face à la question algérienne.

A propos du cinéma américain et du Vietnam, il faut rappeler qu’Hollywood n’a rien fait durant le conflit, à l’exception d’un seul film de propagande en faveur de l’US Army et de l’intervention, Les Bérets verts de John Wayne en 1968. S’y ajoute un documentaire indépendant, Vietnam année du cochon d’Emile de Antonio, également en 1968, à la diffusion confidentielle.

Les grands films américains consacrés à la guerre du Vietnam sont tous postérieurs de plusieurs années à la fin du conflit (1975), à commencer par Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978) et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). La réelle prise en charge en images de leur guerre, y compris de manière critique, par les Américains, c’est la télévision qui l’a accomplie dans la temporalité de l’événement, au travers des infos, pas le cinéma.

Bien au contraire, il y a des Français avec des caméras très tôt en Algérie, pour faire du cinéma. Ces films-là ne seront pas vus, la censure bloquant systématiquement toutes ces réalisations, notamment celle du militant anticolonialiste René Vautier dont Une nation, l’Algérie, réalisé juste après le début de l’insurrection, est détruit, et L’Algérie en flammes resté invisible, tout comme sont rigoureusement interdits les documentaires de Yann et Olga Le Masson, de Cécile Decugis, de Guy Chalon, de Philippe Durand, et bien sûr Octobre à Paris de Jacques Panijel sur le massacre du 17 octobre à Paris, qui vient seulement d’être rendu accessible normalement, en salle et en DVD.

Début 1962, le jeune réalisateur américain installé en France James Blue tourne un film tout à fait français, et resté longtemps tout à fait invisible, l’admirable Les Oliviers de la justice, fiction inscrite dans la réalité de la Mitidja et de Bab-El-Oued aux dernières heures de présence coloniale française.

Jean-Luc Godard avait réalisé en 1961 Le Petit Soldat, réflexion complexe et douloureuse sur l’engagement se référant explicitement à la torture, film lui aussi interdit (après une interpellation à la chambre du député Jean-Marie Le Pen). Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963.

Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963. En 1961, Le Combat dans l’île d’Alain Cavalier se référait clairement à l’OAS et à ses menées terroristes; deux ans plus tard le cinéaste fait du conflit algérien le cadre explicite de L’Insoumis. Dès l’indépendance, Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent tournent Algérie année zéro; la même année 1962, le conflit est très présent, hors champ, dans Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme comme dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et Adieu Philippine de Jacques Rozier.

Lire la suite

lire le billet

40 ans après, toujours 20 ans dans les Aurès

Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier

Treize nouveaux films sortent en salles ce mercredi 3 octobre. Pas tous vus – j’en rattraperai certains dans les jours qui viennent – et dans l’inhabituelle absence de désir d’écrire sur aucun de ceux déjà vus. Ni le gentil Indé US du jour (Elle s’appelle Ruby), ni le vilain et racoleur énième pseudo-renouveau de la comédie italienne (Reality), ni l’improbable numéro d’Attal et Cluzet, pas antipathique mais terriblement vain (Do Not Disturb) – sans parler de l’imbécillité et de la vulgarité de Pauline détective… Beaucoup plus stimulante est la revoyure, à 40 ans de distance, d’Avoir 20 ans dans les Aurès. Impossible de prétendre découvrir le film de René Vautier, vu  sa sortie, quand les futurs fondateurs du Front national menaçaient de faire sauter les salles qui le projetaient – et à l’occasion le faisaient. Plutôt dans la curiosité, amplement satisfaite, de ce que fait la vision aujourd’hui de ce film si inscrit dans son temps. Réponse : il fait du bien, et il fait gamberger. En ces temps où on n’en finit pas de payer le prix de l’impuissance de la République française à prendre en charge la vérité de son histoire, y compris de ses crimes (la lamentable pantalonnade autour de l’expo Camus à Aix en ayant été la plus récente illustration), le premier long métrage non immédiatement interdit de Vautier vibre d’un désir de dire, de montrer, de faire sentir et comprendre, qui n’a rien perdu de son allant.

René Vautier, cinéaste français, communiste breton, résistant antinazi et militant anticolonialiste, avait tourné son premier film consacré  l’Algérie, Une nation l’Algérie, avant le début de l’insurrection de novembre 1954. Il avait ensuite rejoint les rangs des combattants algériens, aux côtés desquels il réalisait en 1957 Algérie en flammes, puis, dans les maquis et après la victoire, aidait à la formation des réalisateurs du pays ayant recouvré son indépendance. Autant dire que le bonhomme connaît les lieux, les hommes et les situations. Son film n’est pourtant pas vraiment « sur » la guerre d’Algérie, même s’il s’appuie sur des centaines d’heures de témoignages d’appelés pour composer cette fiction. Entièrement situé du côté d’un commando de chasse de l’armée française, il met en évidence nombre d’aspects alors passés sous silence, et frappés d’interdit et de censure, à commencer par la violence exercée sur les populations civiles, y compris « gratuitement », hors du cadre de la torture systématique pour rechercher des renseignements.

Mais ce qui intéresse le plus Vautier est de (donner à) comprendre les mécanismes qui mènent une bande de gars plutôt sympathiques, plutôt rebelles, à commettre des actes abjects et à servir une machine politico-militaire pour laquelle ils n’avaient aucune inclination. Situé en 1961, au moment du putsch des généraux dont on suivra à la radio les principales péripéties, Avoir 20 ans dans les Aurès se passe entièrement en extérieurs, dans des paysages lunaires de caillasses, de montagnes et de sables qui évoquent aussi l’Arizona ou le Nouveau Mexique des westerns. Plus qu’un récit à proprement parler, le réalisateur y met en place une série de situations. Ce sont les deux caractéristiques les plus saillantes du film : l’importance des paysages, de la dureté des lumières, de la violence de l’environnement naturel au sein duquel prend place celle des hommes, et le caractère semi-improvisé des scènes interprétés par une troupe de jeunes acteurs (dont Jean-Michel Ribes) sous les ordres d’un lieutenant Philippe Léotard de 30 ans qui en paraît 20.

Le télescopage de l’expérimentation marquée par le théâtre de Brecht, y compris l’emploi de songs en guise de chœur pas du tout antique, et du documentaire de roche et de soleil donne au film une puissance qui traverse les décennies. La vitalité parfois maladroite des interprètes et la présence intense des lieux se réverbèrent et s’amplifient au fil de séquences chacune porteuse d’un « message », mais qui ne s’y laisse jamais enfermer. L’énergie à la fois rageuse et très incarnée du film, y compris sa tendresse secrète pour le personnage pourtant négatif de Léotard, apparaît intacte, ou peut-être même accrue par la distance dans le temps – un temps qui a été celui d’une étrange « reconnaissance » des faits sans qu’en ait été tirée aucune leçon, sans qu’aient été construites, ni avec les Algériens, ni avec les anciens appelés ni avec les Pieds Noirs, les conditions d’un vivre ensemble après « ça ».

Cette énergie est encore plus impressionnante si on la compare avec la perte quasi-irrémédiable qui semble émaner du nouveau film de Michel Khleifi, Zindeeq, autre nouveauté de cette semaine. Le film raconte le retour à sa Nazareth natale d’un réalisateur palestinien hanté de fantômes politiques et sentimentaux et traqué par des ombres. Cette fois les ressorts du théâtre de l’absurde et de la distanciation paraissent terriblement usés, égocentriques, sans prise sur le réel – et d’autant plus qu’au même moment paraissent (enfin !) en DVD les deux grands films du même Khleifi, Noces en Galilée (1987) et Le Cantique des pierres (1990), aux édition des Films du Paradoxe. Comme le film de Vautier, ces films-là rayonnaient de la sensation d’avoir été fait « avec » – avec leurs interprètes, avec l’histoire, avec des copains et complices, avec colère, espoir et lucidité, quand la nouvelle réalisation du réalisateur palestinien établi en Europe exsude une solitude malsaine, qu’il essaie sans doute de conjurer en la décrivant, mais où finalement il s’abime.

lire le billet

Locarno 1 : Le festival, et puis, Chiri

Uno et Naomi Kawase dans Chiri

Petite question métaphysique : jusqu’à quel point un festival peut-il être réputé réussi si les films qu’on y voit sont d’un intérêt moyen ? Les quelque dix films découverts depuis l’ouverture du 65e Festival de Locarno, mercredi 1er sur la célèbre Piazza grande, sont de qualité variable, certains présentant des qualités sur lesquelles on espère avoir l’occasion de revenir, mais il faut bien dire que l’impression au sortir de la plupart des séances est plutôt réservée. En quoi le festival est-il pourtant réussi ? En ce que, pour l’instant du moins, l’impression générale reste étonnamment positive – sentiment personnel partagé avec pratiquement tous les festivaliers auxquels on a eu l’occasion d’adresser la parole.

Il y aura eu l’hommage affectueux et légitime rendu à Léos Carax lors de la remise de son Léopard d’honneur devant les 8000 spectateurs de la Piazza, avec l’impression de réparer un peu de l’injustice idiote du palmarès cannois. Il y aura eu la qualité des conversations publiques avec des cinéastes, à commencer par le même Carax, précis et sincère, ou le président jury, Apichatpong Weerasethakul, pensant à haute voix son propre parcours avec une modestie et une clairvoyance remarquables. Il y a la rétrospective Preminger, réserve de trésors disponibles, et les films des membres des jurys, retrouvailles bienvenue avec des œuvres de Weerasethakul, les deux films de Roger Avary, Daratt de Mahmat Saleh Haroun… sans oublier le si réjouissant Camille redouble, nouveau film de Noémie Lvovsky. Il y a la réunion de jeunes cinéastes venus de toute l’Afrique de l’Ouest, avec ces projets de films passionnants pour beaucoup, dans le cadre du dispositif d’aide à l’écriture et à la coproduction Open Doors. Il y a de l’amour et du respect pour le cinéma dans la composition du programme, amour et respect qui s’affirment quand bien la « réussite » de nombre des films sélectionnés demeure problématique. Malgré une météo passée de « canicule étouffante » à « pluie entrecoupée d’averses », la bonne humeur générale et l’envie de participer ne paraît nullement entachée au bout de quatre jours… même si il est clair que ce miracle ne pourra durer éternellement.

Rien de passionnant à se mettre sous les yeux jusqu’à présent ? Si ! Un film, bouleversant et bizarre. Chiri est le plus récent opus d’un ensemble de réalisations documentaires que Naomi Kawase consacre à sa propre histoire familiale, marquée par le fait d’avoir été à la naissance abandonnée par ses parents, et élevée par une tante âgée, Uno Kawase, qui l’adoptera et qu’elle appelle « grand mère », à cause son âge, même si elle est devenue sa mère après l’avoir officiellement adoptée, bien plus tard. A 20 ans, la future cinéaste lui consacrait son premier court métrage, Ma seule famille (1989), elle n’a cessé depuis de creuser sa relation à cette vieille dame et à l’absence de ses véritables parents, de manière plus ou moins indirecte dans ses fictions (notamment Suzaku, 1997, Shara, 2003, La forêt de Mogari, 2007, ou Hanezu, 2011) comme dans un étonnant travail documentaire intimiste, dont Locarno a réuni quelques étapes marquantes : Embracing (Dans ses bras, 1992) où elle part à la recherche du père jamais vu, Katatsumori (1994), très beau portrait au quotidien de grand’mère Uno,  Kya Ka ra Ba A (Dans le silence du monde, 2001), déchirant parcours vers une forme particulièrement intime et douloureuse de retrouvailles avec le père décédé entre-temps, Tarachime (Naissance et maternité, 2006), dont les « héros » sont la grand’mère Uno mais aussi l’enfant de Naomi Kawase qu’on voit naître lors d’une séquence frontale d’une rare puissance d’émotion. Kawase filme non pas partout et toujours comme quelqu’un de scotché à sa caméra vidéo – elle préfère le 16mm, qui oblige à choisir et limite la durée des prises – mais dans des circonstances où pratiquement personne ne le ferait. Ces films, dont des plans voyagent d’un titre à l’autre, à la fois rappel (c’est la même histoire, celle de la même personne) et remise en jeu de manière différente (cette histoire et cette personne, Naomi Kawase, ont changé), ces films construisent une quête de soi où les notions habituelles d’intimité ou d’impudeur sont non pas abolies (pas du tout !), mais remises en question, déplacées, à vrai dire renforcées et magnifiées – comme dans ce plan incroyable sur le corps nu de la très vieille dame, corps marqué et « déformé » (?) que la cinéaste transforme en une sorte de temple de chair regardé avec vénération et tendresse, en faisant partager vénération et tendresse par les spectateurs.

Le long métrage Chiri (2012), dont le titre se traduirait approximativement pas « Cendres », ou « Poussières », accompagne la fin de vie et la mort d’Uno. Il semble prendre au pied de la lettre, pour le contredire, la formule selon laquelle le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face, faisant l’un et l’autre avec un aplomb troublé et inquiet. La manière singulière qu’a Naomi Kawase d’utiliser le gros plan comme une caresse prend ici une puissance d’évocation déployée par les réapparitions de la grand’mère filmée dans les films précédents mais aussi le rapport à la nature, à l’espace, aux changements de lumière, au long de plans souvent d’une grande beauté, parfois d’une inhabituelle crudité – plus exactement, d’une inhabituelle cruauté, mais au sens élevé du « théâtre de la cruauté », de l’affrontement direct de ce qui est humain chez les humains. Expérience troublante, parfois déstabilisante, Chiri porte à incandescence la promesse, connue mais si rarement tenue, d’un partage ouvert à tous à partir de ce qu’il y a de plus personnel, de plus intérieur.

(Post scriptum: un ami érudit me fait remarquer que la phrase exacte serait “Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement“. En fait cette phrase, une des Maximes de La Rochefoucauld, est une paraphrase d’Héraclite, qui disait bien, lui, “en face”. Ce n’est pas important, ce qui compte c’est qu’en effet, si elle les regarde “en face”, sans détourner le regard, Naomi Kawase ne regarde ni le soleil ni la mort “fixement”: elle construit le mouvement, les déplacements, le tremblement, bref la mise en scène de cinéma qui permet d’affronter ce qui brule et aveugle. en quoi elle est aux antipodes de l’obscène.)

lire le billet

Holy M, 2

Holy Motors de Leos Carax

 

Que devient un film très aimé, quelques semaines après ? Vu deux fois il y a un peu plus d’un mois, Holy Motors sort cette semaine en salles. J’aurais pu retourner le voir, je sais que je le ferai, en compagnie de personnes avec qui j’ai envie de le partager. J’aurais pu recopier, en la modifiant ou pas, la critique publiée ici même lors de la projection à Cannes. D’ailleurs, je la recopie, cette critique, ci-dessous, sans rien y changer. Mais à cette réaction « à chaud », ce que j’ai été capable d’en dire dans l’immédiateté et la presse festivalières, voici qu’est apparue l’envie d’ajouter un peu de ce qu’a fabriqué ce film dans les semaines suivantes, de raconter le sillage laissé dans la mémoire. Si on y songe, c’est un peu bizarre de ne toujours parler des films que comme si on venait de les voir, alors que ceux qui comptent vivent en nous d’une vie longue, et qui peut connaître, pour le meilleur ou non, bien des mutations.

Il y a le film, et il y a ce qui l’aura, conjoncturellement, entouré, et qui fait aussi partie de la trace effective laissée par une œuvre – j’ai souvent vérifié combien nous nous rappelons précisément dans quelle salle, et éventuellement en quelle compagnie, nous avons vu les films qui ensuite nous restent. Dans le cas de Holy Motors, il y a donc eu Cannes, la sélection, la chaleur et l’émotion de l’accueil, des articles inespérés dans les journaux. Et il y a eu, juste après, le mauvais coup du palmarès. Non seulement le film de Leos Carax méritait la Palme d’or et le fait qu’il ne reçoive rien est une injustice flagrante, mais dans ce cas plus que dans d’autres, une telle récompense serait venue consacrer un cinéaste dont l’importance est restée jusqu’à présent tue, sinon niée. Le  choix du jury, illisible mélange de conformisme et d’émiettement, constitue un véritable gâchis.

En même temps, mesurant l’un à l’autre ce qu’est le film de Carax et ce que sont les récompenses, il apparaissait clairement qu’aucun autre prix n’aurait été de mise, et qu’à tout prendre rien du tout vaut mieux qu’un « petit prix », ou même le prix du meilleur acteur à Denis Lavant, même s’il le mérite à l’évidence. Un cran plus loin, et c’est bien toujours de la manière dont le film aura traversé les jours ayant suivi sa projection qu’il s’agit, les lendemains de Cannes ont peu à peu confirmé l’importance de Holy Motors, engendrant le paradoxe d’être bien plus souvent mentionné que la plupart des lauréats, l’absence de récompense devenant le motif d’une marque d’intérêt supplémentaire, d’un surcroit d’affection. Cannes, malgré son jury, aura finalement bien joué son rôle en faveur du film.

Ces péripéties auraient pu parasiter le souvenir du film, lui faire de l’ombre. Ce sont au contraire de petits éclairages supplémentaires, des loupiotes d’appoint fournies par le Festival, et qui en soulignent encore mieux l’importance. Mais l’essentiel est évidemment ailleurs. Il est dans les traces laissées par la longue limousine blanche sillonnant Paris, il est dans la beauté surréelle d’Edith Scob au volant, l’élégance de sa non moins longue et non moins blanche silhouette s’approchant affectueusement, maternellement, du corps explosif de celui dont elle a la charge. L’essentiel est dans les changements de régime énergétique de celui-ci, cet être unique et multiple que le film ne quitte pas d’une semelle, et qui est à la fois Denis Lavant, Oscar que joue Denis Lavant, les nombreux personnages que joue Oscar.

C’est impossible à expliquer à qui n’a pas vu le film, cette fluidité du mouvement qui ne cesse de mener le film et son protagoniste de l’avant, en même temps que sont radicalement disjointes situations et ambiances, en même temps que mutent sèchement l’intensité de chaque épisode, et la distance à un réel qui ne cesse jamais d’être là. D’être là comme l’alpha et l’oméga de la fiction, en même temps que comme un état parmi d’autres des propositions d’imaginaire, de croyance, de fantaisie – et bien sûr de souvenirs d’autres films. D’où l’humour du film. Sa cruauté. Sa tristesse aussi.

Certains plans de Holy Motors portent la marque d’un surdoué du cinéma. Cela importe à peine. Certains cadres magnifient des visages et des corps de femme comme rarement des films en furent capables. Certains moments entrebâillent sur une violence et une tendresse irradiant de Denis Lavant, à en donner le vertige. En y repensant, cela revient très fort, la puissance des images, la folie du travail, du combat et du sexe sur fond vert, la montée dans la nef noire de la Samaritaine avec Kylie Minogue, cette jeune femme au chevet du vieillard mourant, la fulgurance d’un coup de flingue à la terrasse du Fouquet’s, cet absolu de l’humain enregistré par Etienne-Jules Marey dès l’aube du cinéma et à jamais, une infernale et sublime piéta au fond de l’égout, avec érection torse et corps surnaturel enrobé dans l’étoffe dont sont faits les songes. La paix, pourtant. La paix, là, loin des machines, et d’une société machinalement machiniques.

Holy Motors est composé d’une suite de moments, avec le recul, ces épisodes deviennent les facettes d’un film en volume, quelque chose qui ressemblerait à une architecture à la Frank Ghery, avec des trous, des changements d’axes, des zones sombres ou ultra-brillantes. Mais une architecture qui bouge, qui palpite plutôt. Il semble que, depuis, le mouvement n’ai fait que s’amplifier.

 

La critique de Holy Motors publiée sur slate.fr le 24/05

Cela commence par un rêve, rêve ou cauchemar de cinéma, traversée des apparences vers l’immensité sombre d’une salle obscure. C’est Carax, en personne, en pyjama et en compagnie de son chien qui vient sous nos yeux éberlués ouvrir cette improbable perspective. D’où miraculeusement nait une maison château bateau, splendeur de Le Corbusier entrevue le temps de livrer passage à un père de famille qui part au travail, un grand banquier qui aussitôt installé dans sa limousine extra-longue entreprend de jouer sur les marchés et de se procurer des armes pour se défendre de tous ceux que son immodeste gagne-pain accule à un désespoir possiblement vengeur. Mais attendez… Pourquoi est-ce Edith Scob, plus belle et longiligne que jamais, qui pilote cette voiture étrange, d’autant plus étrange que quiconque a lu le roman Cosmopolis de Don DeLillo sait qu’on retrouvera un autre grand banquier dans l’habitacle customisé d’une autre et identique stretch limo, dans le film de David Cronenberg programmé à Cannes deux jours plus tard? Ce n’est que le premier des effets de proximité extrême entre les signes du cinéma, effets qui s’en vont travailler tout le nouveau film de Léos Carax. La présence de l’actrice des Yeux sans visage de Georges Franju annonce l’étonnante partie à laquelle sera convié tout spectateur.

Il s’agit en effet d’accompagner Monsieur Oscar au long de sa journée de travail. Monsieur Oscar est un être humain dont l’activité consiste à devenir successivement, et sur commande, le protagoniste d’histoires toutes différentes. La grande voiture blanche sillonne Paris de rendez-vous en rendez-vous, s’écartant parfois du trajet annoncé sans qu’on sache si cette digression est une entorse au programme ou l’accomplissement de protocoles secrets.

L’intérieur de la voiture est aménagé en loge d’acteur. C’est pour l’acteur Denis Lavant l’occasion de transformations à vue, qui sont à la fois l’impressionnante exhibition des trucages auxquels recourent les artistes du masque et du déguisement, et la dérision de cette exhibition, tant il est évident que ce qu’accomplit Lavant excède infiniment les artifices du maquillage, du costume et de la contorsion.

Banquier, vieille mendiante russe, réapparition destroy du monsieur Merde du court métrage Tokyo! (occasion de la plus somptueuse piéta qu’on ait pu voir depuis 3 siècles, avec égout, zizi tordu, burqa couture et pétales de rose), père de famille, prolétaire des effets spéciaux, assassin chinois… les personnages sont aussi inattendus que différents.

Un film vivant, joyeux, tragique

Mais qui est Monsieur Oscar qui les incarne tour à tour? En quoi serait-il plus réel que ses rôles? Rien, dans le film, ne viendra l’attester. Pour s’appuyer sur les bons vieux schémas du paradoxe du comédien, il faut qu’il y ait ici le comédien et là les rôles. Rien de tel dans Holy Motors, qui ne cesse de déplacer et déjouer ce qui relèverait du «construit» –la commande passée à Monsieur Oscar, l’accomplissement du scénario dans le cadre d’un genre dramatique ou cinématographique.

Ce qui rend le film si vivant, si joyeux et si tragique est le caractère insondable, ou plutôt constamment rejoué de cette séparation, y compris quand le possible patron de cette entreprise, nul autre que Michel Piccoli grimé en Michel Piccoli grimé, monte à bord de la limousine, ou lorsque Monsieur Oscar croise une partenaire (Kylie Minogue) dont il semble bien qu’elle est plutôt sa collègue que sa cliente. Cela vaudra une bouleversante et fantomatique ascension dans le paquebot évidé de la Samaritaine, d’où s’élève un chant qui transperce, pour s’arrêter, ou pas, au-dessus du mortel gouffre du Pont-neuf, qui engloutit Léos C. il y a 11 ans. Mais pas sans retour.

Le jeu des méandres, des citations, des échos est infini, on s’épuiserait à vouloir en dresser la liste ou la carte. L’essentiel n’est pas là, ni dans l’étourdissante virtuosité du travail de Denis Lavant.

L’essentiel est dans l’enthousiasmant bonheur de faire que le cinéma advienne, s’enchante, se réponde à lui-même et ainsi ne cesse de parler toujours davantage des émotions, des peurs et des désirs bien réels des humains. Qu’au passage, particulièrement à Cannes, chaque scène mobilise les réminiscences d’un ou plusieurs films qu’on vient tout juste de voir sur le même écran du Festival atteste de la justesse d’écriture, mais est au fond anecdotique.

L’important est dans la fusion brûlante entre les deux tonalités du film. La tonalité funèbre d’un requiem pour le réel, chant d’angoisse devant l’absorption des choses et des êtres peu à peu dévorés, dissous par les représentations, elles-mêmes fabriquées par des machines de moins en moins visibles. Et la tonalité vigoureuse, farceuse, constamment inventive qui porte la réalisation elle-même. Paradoxe? Eh oui. Mais surtout immense joie de spectateur, et certitude foudroyante que ce film-là domine sans aucune hésitation la compétition cannoise telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à aujourd’hui.

lire le billet

Mémoire de lumière et d’ombre

Le Chemin noir d’Abdallah Badis (sortie le 9 mai)

C’est un des débuts de film les plus étranges et beaux qu’on ait vus. Cette petite semeuse de feuilles mortes à travers la forêt, quel sentier invente-t-elle ? Cet enfant qui accomplit de simples rituels, quelle quête mène-t-il ? Le Chemin noir n’y répondra pas, du moins pas littéralement, mais cette ébauche de conte un peu inquiétante affirme d’emblée ce qui sera une constante de la projection : l’exceptionnelle beauté des images. Cette beauté est l’un des signes les plus évidents de l’état affectif dans lequel entend nous plonger Abdallah Badis. Evocation du présent de la région d’Hagondange, zone industrielle massacrée, invocation de ceux qui ont vécu, travaillé, souffert, et dont beaucoup sont morts, immigrés algériens de la génération du père du cinéaste exploités à mort au temps de la guerre d’Algérie et depuis, désormais vieux messieurs aux relations compliquées avec deux pays si différents et si peu confortables, le bled où ils retournent peu ou pas, sinon s’y faire enterrer, la Lorraine dévastée par le chômage.

Badis suit des sentiers qui bifurquent, dans les bois, dans la mémoire, dans les archives filmées, dans les paroles quotidiennes, le plus souvent joueuses, blagueuses, malgré les douleurs et les chagrins.  On se retrouve autour d’une vieille 404, capot ouvert, hommes qui discutent savamment, rires, souvenirs, bricolage de la mécanique, de la symbolique. Ça démarre, ça démarre pas. La lumière est belle comme dans chez Douglas Sirk. Badis lui-même est là, fils d’ouvrier devenu homme de théâtre et de cinéma, physique de star. Il met les mains dans le cambouis, il met dans les pieds dans les traces de ses promenades d’enfant. Il écoute les uns et les autres, les vieux et les jeunes, les fantômes et les ombres.

Fidèlement accompagné du saxophone d’Archie Shepp, qui est à lui seul une formidable machine à voyager dans les planètes du rêve, de la révolte et de la tendresse, le réalisateur mettra même en scène une rencontre impossible entre lui aujourd’hui et son père jadis. Impossible ? Pas au cinéma, pas quand le cinéma devient ainsi invention d’un espace-temps où les émotions des humains reconfigureraient les lois de la nature, les séparations entre passé et présent, entre là-bas et ici. Certains appellent cela poésie.

lire le billet

Cambodge/Sarajevo. Mémoires en écho

Rithy Panh (à droite) face au public après la projection de Duch à Sarajevo

 

Il y a 20 ans commençait un des événements les plus significatifs, et les plus honteux, de la fin du 20e siècle, le siège de Sarajevo. Le 6 avril 2012, 11 541 chaises rouges, et vides, installées dans l’artère principale de la ville par l’artiste Haris Paovic, rendaient hommage aux victimes du plus long siège de l’Europe.

La même semaine s’étaient retrouvés à l’Holliday Inn la plupart des reporters qui permirent qu’au moins ne soit pas oubliées les victimes du siège serbe, et qui contribuèrent à faire de Sarajevo le symbole des tragédies « post-modernes », même si dans les faits d’un terrifiant archaïsme, qui ont accompagné le changement de siècle. De Vukovar à Srebrenica et à Pristina, massacres, viols et purification ethnique qui ensanglantèrent les Balkans ont laissé aujourd’hui une situation désespérante, notamment dans la Bosnie soumise par les Américains et les Européens à un système kafkaïen, qui, suite aux Accords de Dayton (14/12/1995) ruine à l’avance tout espoir de réconciliation et de développement. Autant dire que la véritable situation n’a rien d’exaltant. Ce n’est certainement pas ce qui dissuadera la population de faire la fête, a fortiori sous un soleil radieux opportunément revenu à la fin du mois. Et c’est donc dans ce contexte contrasté que s’est tenue une série de manifestation organisées à l’initiative d’une des plus anciennes institutions culturelles de la ville, le Festival de théâtre MES, sous l’intitulé « Module Memory ». Dans un cinéma rénové et désormais géré avec dynamisme par un collectif d’étudiants, le Kriterion, le Centre André Malraux, haut lieu de résistance par les arts et la pensée durant le siège et jusqu’à aujourd’hui, avait eu l’heureuse idée de convier Rithy Panh à présenter son film Duch, le maître des forges de l’enfer.

Affiche de la projection au Kriterion

Triple bonne idée, même. D’abord parce que la « rencontre » avec le chef tortionnaire du camp de supplices et d’assassinat S21, dans la simplicité radicale de sa mise en scène, offrait aux spectateurs sarajéviens à la fois la découverte d’une situation historique différente et mal connue d’eux, et une sorte de mise en perspective de ce à quoi ils ont eux-mêmes confrontés : la possibilité de regarder en face, sans complaisance ni simplification, sans oubli ni diabolisation, les auteurs de crimes immenses dont ils ont été victimes. Ensuite parce que les échanges avec le cinéaste à l’issue de la projection permettaient de mettre en évidence comment des tragédies profondément différentes, et qu’il ne s’agit en aucun cas de confondre, sont susceptibles de se faire échos, de susciter à distance, et par leurs différences même, éléments de compréhension et construction de réponses, même toujours partielles et instables. Cela est d’autant plus vrai lorsque se rencontrent ceux qui l’ont éprouvé dans leur chair, habitants de la ville martyre et survivant du génocide perpétré par les Khmers rouges[1].

Sur les quais de la Miljacka, rencontre de Rithy Panh avec le journaliste du Monde Rémy Ourdan, qui a couvert la totalité du siège, et le cinéaste Romain Goupil, qui y a beaucoup filmé.

Enfin parce que, en cinéaste, Rithy Panh ne se contente pas de faire des films, dont l’admirable ensemble documentaire dédié au génocide  (Bophana, La Terre des âmes errantes, S21 la machine de mort khmère rouge, Duch).  Il est le créateur d’un centre de recherche et de documentation audiovisuelle, Bophana, installé à Phnom Penh, et qui réunit, restaure et indexe toutes les archives disponibles sur l’histoire du Cambodge, et notamment – mais pas seulement – la terreur khmère rouge. Il y forme aussi des professionnels de l’image et du son, futurs cadres d’une pratique du cinéma dans son pays par ses habitants eux-mêmes (et plus seulement ses dirigeants). A Sarajevo, dont la souffrance a été filmée sous toute les coutures quand celle du Cambodge restait dans une quasi-totale obscurité, Rithy Panh s’est aussi beaucoup enquis du travail d’organisation de cette mémoire visuelle, rencontrant notamment ceux qui s’y consacrent – dont la documentariste Sabina Subasic, (Viol, arme de guerre, La terre a promis au ciel) ou Suada Kapic, créatrice du site de documentation Fama Collection consacré au siège de la ville. Et bien sûr avec Ziba Galijasevic, qui dirige le Centre André Malraux aux côtés de son fondateur, Francis Bueb.

 


 

 

 

 

A gauche, la cinéaste Sabina Subasic accompagne Rithy Panh lors de la visite d’une exposition sur le siège. A droite, R. Panh, S. Subasic et Agnès Sénémaud, présidente du Centre Bophana devant un autre lieu de mémoire consacré à une autre tragédie, le Musée juif de Sarajevo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Lire impérativement L’Elimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille (Grasset), récit inspiré de sa propre expérience.

lire le billet

Le labyrinthe des images

Salma Hayek, Carlos Bardem et Mathieu Demy dans Americano de Mathieu Demy

 

La première image ressemble à un gag. Les deux personnes que l’on entend, puis que l’on voit faisant (semblant de faire) l’amour ne sont autre que la fille de Catherine Deneuve et de Marcello Mastroianni en plein ébats avec le fils d’Agnès Varda et de Jacques Demy. Le téléphone sonne, le garçon répond puis dit à la caméra et à sa partenaire : « ma mère est morte ». Pas sa vraie mère, fort heureusement, Agnès V. se porte comme un charme – elle vient de livrer 5 délicieux programmes à Arte, Agnès de ci de là Varda , mais le personnage dont le décès enclenche la demi-fiction qu’est Americano. Demi-fiction + demi-vérité = folie Demy.

Americano est une histoire de fou. Ou de fous. L’enjeu du film se joue sur ce passage au pluriel. Comment passer du cas Mathieu à quelque chose de plus général. Parce que fou, nul doute que ne le soit Mathieu Demy, du moins tel qu’il se met en scène dans son premier long métrage. Fou d’être précisément ce qu’il est, saturé d’héritage cinématographique au point de se sentir orphelin de sa véritable parentèle, tout en étant déchiré entre deux territoires, la Californie où il a grandi et où a continué de vivre feue maman, Paris où il vit lui, pas trop près de son père fort peu paternel, joué par Jean-Pierre Mocky.

Entre l’apparition de celui-ci et la réception par Géraldine Chaplin du fils revenu à Los Angeles chercher les clés de la maison de la morte, on a compris. Poussant à bout la logique dans laquelle il est de toute façon pris, au moins pour ce film-là, Mathieu Demy surenchérit sur les présences et les signes de cinéma, tout en racontant ce roman familial sous le signe du trauma réciproque mère/fils. Bien d’autres influences cinématographiques, du road movie au western et du polar au fantastique, que viendront parasiter cette accumulation de ciné-signes. De toutes les interférences cinématographiques dans le déroulement de l’histoire, la plus belle est sans hésiter l’utilisation de plans de Documenteur, où Sabine Mamou, rayonnante, jouait la mère d’un petit Martin effectivement joué par Mathieu Demy. Agnès Varda l’avait réalisé en 1981, son fils avait 9 ans, l’histoire se passait dans la même maison de Venice où revient Mathieu devenu grand, ce qui ne veut pas dire adulte.

Arrivé à LA pour y rester deux jours, antipathique et flippé, Martin s’enfonce dans une quête à tiroirs qui le mènera au Mexique, dans les bas-fonds, dans les bras de Salma Hayek, et au-delà. Débuté entre artifices et coups de force, le film construit son propre univers, composite et déstabilisant, émouvant parfois, intrigant souvent. Surtout, ce qui semblait à l’origine la guerre mentale d’un seul homme, devient peu à peu un voyage à travers une folie beaucoup plus partagée. Martin Demy s’enfonce dans les arcanes de ce qui s’avère moins une mémoire cinématographique, encore moins un savoir cinéphile (nul besoin d’identifier les référence), mais un rapport au monde hanté pas des formes issues des films. A mesure que se construit cette trajectoire, le cas particulier du réalisateur-acteur-personnage devient extensible non seulement aux amateurs éperdus de cinéma, qui plus ou moins vivent dans un monde contaminé par les souvenirs de leurs émotions devant les écrans, mais à tout un chacun.

Récit extraordinairement singulier (nul n’occupe une place comparable à celle de Mathieu Demy), Americano devient la fable romanesque de cet état commun, qui est de vivre dans un monde réellement et fantasmatiquement habité d’autant de créatures nées de l’imaginaire que de personnes et d’objets « réels ». C’est avec ça, autant qu’avec la mémoire compliquée de maman adorée et détestée, que Martin doit trouver moyen sinon de se réconcilier, du moins de vivre avec.   Et « ça », les images qui nous travaillent, nous bloquent, nous stimulent, nous embarquent et nous débarquent, il n’est nul besoin d’être le rejeton de deux grands cinéastes pour l’éprouver. Il suffit de vivre aujourd’hui.

 

lire le billet