«Fidelio, l’odysée d’Alice» : le cinéma par vibrations

fidelio-l-odyssee-d-aliceFidelio ou l’Odyssée d’Alice de Lucie Borleteau, avec Ariane Labed, Melvil Poupaud et Anders Danielsen Lie. Sortie le 24 décembre | Durée: 1h37.

Où vogue-t-elle, la belle et frêle et forte Alice, à bord du Fidelio? Ce n’est pas une passagère, sur ce porte-container bleu et rouge qui semble parfois un monstre, et parfois un jouet. Mécanicienne douée, elle assure la maintenance des énormes machines qui font avancer le navire, répare les grosses avaries et bricoles les branchements quand le matériel ne suit pas. Elle assure, Alice.

Elle assure avec les turbines et les alternateurs, et aussi avec les gars du bord, société masculine des marins depuis la nuit des temps, machisme ordinaire, blagues de cul sans méchanceté, mais quand même elle est canon, et il fait chaud, et les trajets en mer sont si longs. Elle sait faire avec, et contre quand il faut.

C’est avec elle-même qu’elle est moins assurée. Les tuyauteries du désir, les câbles des émotions, l’inextricable machinerie des sentiments sont plus incertains, surtout lorsque, laissant à terre son amoureux dessinateur, elle retrouve à bord, sans d’abord l’avoir voulu, son ex-grand amour devenu capitaine de ce Fidelio bientôt bon pour la casse.

Pilotant d’une main très sûre la trajectoire de ce premier film, la réalisatrice Lucie Borleteau réussit à faire jouer ensemble les «matières» hétérogènes et les espaces sans commune mesure, la claustrophobie de la vie à bord et l’immensité des horizons de la marine marchande, la jungle technique, bruyante et sale, de la salle des machines, les espaces intimes, les codes à la fois factices et nécessaires de la famille réelle, à terre, et de la famille de facto, à bord, la menace d’un énorme bloc de ferraille et la tension de la pointe d’un sein tourmenté par la pulsion de vie elle-même. (…)

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Pour l’amour de Laurence

Laurence Anyways de Xavier Dolan

Melvil Poupaud dans Laurence Anyways de Xavier Dolan

On avait considéré avec une affectueuse ironie la protestation de son auteur, le tout jeune Xavier Dolan, regrettant publiquement d’être privé de la possibilité d’obtenir une Palme d’or, faute d’être en compétition. Mais c’est qu’il avait raison le bougre ! Et qu’on ne s’explique pas que son film n’ait pas été préféré à nombre de produits plus prévisibles et formatés qui ont encombré  la section reine du Festival. Laurence Anyways raconte l’histoire d’un homme qui, à 35 ans, proclame à ses proches ce qu’il sait depuis longtemps : qu’il est en réalité une femme, qu’il se sent femme. Le film l’accompagnera durant dix ans à la suite de ce coup de Trafalgar, soit les dix dernières années du 20e siècle.

Laurence Anyways n’est pas réductible à un film sur la transsexualité, ou l’identité sexuelle, ou même la liberté de choisir qui on est. C’est d’abord une étonnante histoire d’amour, entre Laurence et une jeune femme nommée Fred.  C’est l’histoire de quelqu’un, de quelques uns, L, F, la maman de L, la sœur de F, et une poignée d’autres. C’est aussi, ou surtout, une tempête d’images, un bonheur de filmer, de filmer fort, de filmer juste, d’être avec ceux qu’on filme pour les accompagner ailleurs, jouer avec eux (et donc aussi avec les spectateurs). Un, cinq, dix jeux, à la suite et à la fois, des pistes qui bifurquent, des listes comme en faisait la princesse japonaise Sei Shônagon, une brique peinte en rose sur un immeuble bourgeois de Trois-Rivières, les Five Roses, délicieux travestis dépositaires de toutes les chansons du monde, un orage de feuilles mortes à Montréal, le procès injuste mais imparable du chocolat noir, des pluies d’habits colorés comme un rêve de Jacques Demy, une île qu’on croirait inventée par Hergé, et un tourbillon ininterrompu d’émotions faites lumières, sons, rythmes et mots.

Et au cœur de tout ça l’admirable et renversant et complètement craquant Melvil Poupaud, si étonnant qu’on pourrait manquer de saluer ce que fait, tout à fait remarquable également, Suzanne Clément, qui joue Fred – et un des plus beaux rôles de Nathalie Baye, qui pourtant n’en manque pas.

Laurence Anyways dure dix ans, et 2h39, Xavier Dolan a tout fait, le scénario, le montage, la production, les costumes dont des capes de héro violet où Prince paraît percuter le Petit Prince – mais n’est-ce pas justement lui, XD, cet enfant bizarre descendu d’une planète trop petite ? Lui qui sait filmer la Cinquième Symphonie en 1/33, le format fondateur du cinéma, et c’est la modestie du cadre portée à incandescence par le romantisme revendiqué en même temps que tendrement moqué, mais aimé sans détour.  Cinéma, anyways.

(Reprise de la critique publiée lors de la présentation du film dans la section Un certain Regard du Festival de Cannes)

 

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Cannes jour 3:Beautés asiatiques et tornade québécoise

 

Mekong Hotel, d’Apichatpong Weerasethakul (Hors compétition)

L’Etudiant de Darejan Omirbaev (Un certain regard)

Laurence Anyways, de Xavier Dolan (Un certain regard)

Parmi les —nombreux— films découverts vendredi, aucun des plus marquants n’est en compétition officielle. Retrouvaille deux ans après avec le récipiendaire de la Palme d’or pour Oncle Boonmee, Mekong Hotel est un film d’une heure d’une extrême modestie,  et d’une immense puissance suggestive.Apichatpong Weerasethakul retrouve un ami musicien dans un hôtel en bordure du Mékong, alors que menace la crue catastrophique qui va ravager la Thaïlande, et notamment Bangkok. Il y a deux femmes aussi, la mère et la fille, également belles, également mystérieuses, également inquiétantes. L’une est un fantôme, dit-elle, l’autre aussi peut-être. Il y sera question de dévorer humains et animaux, il y sera question de tendresse et de guerre, de ce que les jeans moulants font à l’entrejambe des hommes, et d’autres graves sujets.

Tout est là, visible, et tout est là, simultanément, d’autant plus présent de n’être pas exhibé. La surface du fleuve que parcourent comme des signes cabalistiques quelques jet-skis est telle la page infiniment recommencée, étale et mouvante, dangereuse et souveraine, où tous les poèmes du monde s’écrivent, s’écrivirent, s’écriront.

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