“Citizenfour”: Snowden ou le scandale de la vérité

snowden-citizenfour

Citizenfour de Laura Poitras avec Edward Snowden, Glenn Greenwald, William Binney, ainsi que Barack Obama et Julian Assange. Durée: 1h54. Sortie le 4 mars

Ce n’est pas parce qu’on connaît (plus ou moins) l’histoire qu’elle devient moins intéressante. Ce serait même plutôt le contraire.

Tout le monde a en mémoire les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance par les agences de sécurité américaines des courriers électroniques, des échanges sur les réseaux sociaux et des téléphones portables pratiquement de la terre entière. Avec ses corollaires, la connivence des grands groupes d’informatique et de télécom avec le gouvernement des Etats-Unis, l’opacité sur les usages, l’insulte aux pays alliés et à leurs dirigeants, la trahison par Obama de ses engagements de campagne –plutôt la manifestation de son impuissance face à des forces politiques et économiques supérieures à celles du président des Etats-Unis.

Laura Poitras raconte cela. Parce qu’elle le raconte bien, avec les moyens du cinéma, ces faits acquièrent une force émotionnelle et une richesse de sens et de questionnement inédites.

«Les moyens du cinéma» ne signifie pas faire des mouvements de caméras sophistiqués, convoquer des stars ou utiliser des effets spéciaux –encore qu’à bien y regarder, ces trois ingrédients ne sont pas absents.

Cela signifie filmer avec respect et attention ce qui est devant sa caméra, à commencer par les personnes. Cela signifie prendre du temps. Cela signifie construire par le filmage et le montage, par le travail sur le son aussi, un récit qui fait place au doute, à l’attente, à la complexité et à l’inconnu.

Au mois de décembre, résolu à porter au grand jour la gigantesque opération illégale et antidémocratique d’espionnage planétaire mise en place par son employeur, la NSA (National Security Agency) en profitant de mouvement sécuritaire enclenché par le 11-Septembre, Edward Snowden essaie de contacter un journaliste indépendant et collaborateur régulier du journal britannique The Guardian, Glenn Greenwald. Il le fait en utilisant le pseudonyme Citizenfour. Sur le moment, Greenwald ne réagit pas.

Snowden contacte alors une cinéaste remarquée pour ses documentaires sur la guerre en Irak (My Country, my country, 2006) et sur Guantanamo (The Oath, 2010), qui lui ont valu plusieurs récompenses, et une mise sous surveillance intensive de la part de la NSA ce que Snowden est bien placé pour savoir. Laura Poitras, elle, répond.

Après des échanges à distance où Snowden montre à la réalisatrice la nature et l’ampleur des révélations qu’il compte faire, elle contacte à son tour Greenwald. Celui-ci, accompagné d’un autre journaliste du Guardian, Ewen MacAskill, et Laura Poitras s’envolent pour Hong Kong, où ils retrouvent Snowden dans une chambre d’hôtel début juin. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Education et culture, la double défaite de l’Europe

europe-dechiree-24d2dLa nomination de Tibor Navracsics au poste de Commissaire européen à l’Education et la Culture est une insulte à tout ce que l’Europe est supposée représenter, à tout ce dont elle aurait besoin pour exister. La manière dont cette nomination a été faite, et accueillie, en est une encore plus grave.

C’est une double défaite. La première n’est que trop évidente : le choix pour le portefeuille de commissaire européen (c’est à dire ministre) à l’Education, la Culture, la Jeunesse et la Citoyenneté, du populiste d’extrême droite hongrois Tibor Navracsics est un camouflet aux notions mêmes que portent ces enjeux. Dans ce cas comme dans d’autres (l’Espagnol Miguel Arias Cañete à l’énergie et au climat, le Britannique Jonathan Hill aux Services financiers, la Slovène Alenka Bratusek à l’union énergétique, le Français Pierre Moscovici aux Affaires économiques), cette désignation transforme le fait d’avoir privilégié les assemblages politiciens contre les sujets considérés en véritables provocations vis à vis de tous ceux qui ont à cœur ces différents domaines. Il ne peut qu’alimenter un euroscepticisme déjà dominant, et qui ne fera que s’aggraver.

Mais la cuisine de M. Juncker n’est pas seule en cause. Ce qui vient de se jouer au Parlement européen, supposé garde-fou des excès politiciens de la Commission, est tout aussi grave.  Et en particulier en ce qui concerne les fonction du commissaire Navracsics.

Il n’est pas de moment significatif de la construction européenne où ne soit fortement réaffirmé le caractère décisif de la culture et de l’éducation, décrits à juste titre comme à la fois moteurs et socles d’un possible vivre ensemble à l’échelle d’un continent. On aurait grand tort de prendre cela pour des formules creuses : une entreprise aussi vaste et complexe que l’invention d’une communauté supranationale de cette ampleur, quelle que soit sa forme et ses étapes, dépend dans une large mesure de la production attentive et permanente de discours « proactifs », de paroles performatives, qui dessinent des objectifs, mobilisent des espoirs, énoncent des raisons de fond au nom desquelles doivent être mises en place un très grand nombre de décisions matérielles, administratives, réglementaires, etc.

Le mépris des puissances de la parole, réduites (du fait de trop nombreux exemples malheureux) à de l’idéologie ou de la poudre aux yeux, est en fait un mépris de la politique elle-même entendue comme force grâce à laquelle les hommes ont prises sur leur destin collectif et individuel au lieu de s’en remettre à des lois supérieures, que ce soient celles de la nature, de Dieu ou de l’économie. Malgré tous ses défauts, détours, ratés et retards, la construction européenne était exemplairement ce projet prométhéen, c’est à dire de liberté au sens le plus essentiel.

Elle vient de subir une défaite cinglante du fait de l’étrange tractation qui aboutit à la validation de  M. Navracsics par le Parlement à condition que la Citoyenneté soit retirée de ses attributions. Pour un homme qui a été membre du gouvernement les plus raciste et xénophobe que l’Europe ait connu depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, la décision a un évident bon sens. Et dans le langage codé du microcosme bruxello-strasbourgeois, c’est un désaveu du personnage, et une marque d’indépendance et de puissance du Parlement (sic), presqu’à l’égal de la seule vraie remise en cause des choix de Juncker, le rejet de Mme Bratusek, sacrifiée sur l’autel des apparences du pouvoir d’intervention du Parlement sans que cela trouble qui que ce soit – visiblement, c’était prévu pour faire passer le reste.

Le retrait de la « Citoyenneté » à M. Navracsics est prise « en échange » du reste, de ce qui lui est laissé, ce reliquat passé par profits et pertes des tractations de couloir : l’éducation et la culture. Un bradage qui, à en croire les commentaires des médias, n’émeut personne et surtout pas ces mêmes médias. L’Europe aujourd’hui, lorsqu’elle intéresse encore des gens sur un autre mode que celui du repoussoir opaque, c’est des réglementations économiques et des tractations politiciennes, point final. Pas un journaliste accrédité auprès de la Commission ou Parlement pour s’inquiéter de ce qu’il va advenir de l’Education et de la Culture. Calamiteuse approche.

Au fait, ce n’est pas tout : Tibor Navracsics conserve également dans ses attributions une entité encore plus vidée de son sens s’il est possible, « la Jeunesse ». Mais l’Europe est désormais une idée vieille en Europe, ce qui vient de s’y jouer en est une nouvelle et sinistre confirmation.

lire le billet

La «Marche» de l’histoire contemporaine

La Marche de Nabil Ben Yadir

lamarche

C’est une si belle histoire que manifestement, personne ne s’est demandé s’il était souhaitable de se poser à son sujet la moindre question de cinéma. Des gens (le réalisateur, le producteur, les comédiens, mais aussi l’éditeur du livre de Christian Delorme, le «curé des Minguettes», paru aussi sous le titre La Marche chez Bayard le mois dernier) se sont avisés qu’il convenait de commémorer ce geste effectivement digne de mémoire que fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme, du 15 octobre au 3 décembre 1983, de la banlieue lyonnaise à Marseille, de Marseille à Dreux et de Dreux à Paris.Ils ont eu raison. Ceux qui ont entrepris d’en faire un film n’y ont vu qu’un moyen de donner de la visibilité à l’événement. Dont acte.

La composition du groupe de marcheurs, les péripéties de leur odyssée, les manœuvres de ceux qui cherchèrent à les bloquer ou à les récupérer fournissaient une trame narrative imparable. Avec de surcroît une solide interprétation, le film emporte une adhésion et une émotion au service d’une cause qu’ici, on ne songe pas une seconde à remettre en question.

Solide docu-fiction usant quand elle le peut de quelques archives, la reconstitution de Nabil Ben Yadir construit un monument mémoriel et sentimental qui pourrait n’être qu’un hommage à une initiative remarquable d’un petit groupe de Français du début des années 80. Emmenés par Olivier Gourmet en prêtre des banlieues, Hafsia Herzi en lumineuse égérie et le très tonique Vincent Rottiers, avec le soutien de Philippe Nahon en bougon compagnon de route et de Jamel Debbouze, ludion solidaire et farfelu, les marcheurs du film tracent un parcours rectiligne à travers la France pluvieuse de l’automne 83 vers la reconnaissance émue de tous les démocrates dignes de ce nom.

Hélas pour nous mais, du moins, heureusement pour le film, celui-ci trouve pourtant, chemin faisant, une autre dimension, plus complexe, plus troublante, plus travaillée d’incertitude. (…)

Lire la suite

lire le billet

Mort de Tony Scott: l’art délicat de la nécrologie

Cinq questions  soulevées par le traitement par la presse française de la disparition du cinéaste.

Le suicide de Tony Scott, le 19 août, a suscité une polémique en France après la parution sur les sites de Télérama et de L’Express de nécrologies où les rédacteurs refusaient de faire du réalisateur de Top Gun et de USS Alabama un grand cinéaste sous prétexte qu’il était mort. Aussitôt, de nombreux internautes ont manifesté leur fureur et s’en sont pris aux auteurs de ces articles, Jérémie Couston et Eric Libiot, et au passage aux critiques eux-mêmes –les attaques qu’on a pu lire sur les sites ne constituant qu’une partie de cet iceberg de protestations, les sites étant modérés et de nombreuses critiques ayant également été émises sur Facebook ou Twitter.

L’épisode soulève plusieurs questions qui, toutes emberlificotés les unes avec les autres, deviennent illisibles et accroissent l’impression d’une boite de Pandore inconsidérément ouverte.

Inscription dans un rapport au passé

Première question: qu’est-ce qu’une nécrologie dans un média? C’est un texte qui ne se contente pas d’énoncer des faits (date de naissance et de mort, principales actions notables du défunt, circonstances de son décès), mais qui entreprend un travail complexe d’inscription dans un rapport au passé –qui il a été, pourquoi il a compté, en quoi il a joué un rôle significatif— et au présent –ce qu’il convient d’en garder, en quoi, même mort, il est «toujours là», par ce qu’il laisse et ce qu’il symbolise (voir, sur cet aspect, dans la revue Questions de communication n°19, les articles d’Alain Rabatel et Marie-Laure Florea, «Re-présentations de la mort dans les médias d’information», et, de Marie-Laure Florea seule, «Dire la mort, écrire la vie. Re-présentations de la mort dans les nécrologies de presse»).

Contradiction entre nécrologie et critique

Deuxième question: dans quelle mesure le rédacteur d’une «nécro» est-il supposé faire part de son opinion personnelle, même quand elle est négative ou mitigée à propos de la personne disparue?

Lire la suite

lire le billet

A quoi sert la critique de cinéma

La_jeune_fille_de_l_eauDans La Jeune Fille de l’eau de M. Night Shyamalan, le mauvais critique finissait dévoré par les monstres de la fiction auxquels il ne croyait pas.

Pas de semaine sans ressurgisse l’interrogation, généralement hostile ou condescendante, sur le/la critique de cinéma. Guère de mois où ne se présente une sollicitation d’en débattre en public, de l’université à la radio et aux journaux, français et étrangers. On lit un peu partout que le critique ne sert plus à rien, qu’elle a fait son temps, mais cette insistance du questionnement, y compris pour l’enterrer, sonnerait au contraire comme le symptôme d’une présence obstinée.

Donc, question: à quoi sert la critique de cinéma?

Réponse : la critique de cinéma sert à quelque chose, dont je parlerai. Mais pour bien répondre, il faut faire un détour, en se servant du verbe «servir». Parce que justement la critique est surtout considérée comme devant servir, au sens d’être la servante de maîtres qui veulent lui faire faire des choses qui ne sont pas sa véritable vocation. Ces maîtres abusifs sont au nombre de quatre: les marchands, les organisateurs de loisir, les journalistes et les professeurs.

Lire la suite

lire le billet