Le facteur beauté

Histoire de ma mort d’Albert Serra

Attention, cet article est un immense spoiler. Il n’entend pas dissimuler un instant le secret du film, le nom de l’assassin. Son nom est beauté. Une beauté si puissante et si singulière qu’on confessera volontiers n’avoir pour ainsi dire pas suivi l’intrigue du film, du moins pendant qu’il se déroulait. Intrigue il y a pourtant, et même riche et complexe. Pour la simplifier, on dira qu’il s’agit de la rencontre, entre affrontement, envoutement et séduction, entre l’esprit des Lumières, qu’incarne le Chevalier Casanova, et l’esprit des ténèbres romantiques qu’incarne le Comte Dracula. Soit, sous des formes saturées d’harmoniques du côté de l’histoire de la pensée comme du roman et du cinéma de genre, la mise en jeu d’une arène décisive pour la psyché occidentale depuis deux siècles et demi. Passent les grands rêves et les espoirs immenses de l’humanité (d’une humanité, l’Européenne), passent les succubes archaïques des terreurs fondatrices et les fantômes des grandes tragédies historiques à venir, des massacres et des totalitarismes. Les ennemis que met en scène le film, le libertin brillant et désenchanté et l’enchanteur maléfique qui poussent les jeunes filles au parricide y sont aussi complices. Et pourtant…

Et pourtant, dès la première séquence, c’est selon un autre registre qu’on entre dans le quatrième long métrage du réalisateur catalan, pour ne plus en sortir. Un registre d’absorption qui vaut largement toutes les 3D immersives (mais on serait bien curieux de voir Serra employer un jour la 3D), une expérience exceptionnelle de spectateur enveloppé doucement et fermement par une émotion qui semble tout devoir à l’assemblage des lumières et des formes, des images et des sons, des mouvements et des ombres. On songe aux plus grands tableaux de Rembrandt ou de Goya, ceux dans lesquels on croit entrer appelé par un charme, comme dans un monde en quittant notre monde, par la seule puissance esthétique. Il existe dans le vocabulaire pour décrire les films l’expression « plans-tableaux », qui désigne des compositions d’images, souvent statiques, évoquant celles des peintures. Il s’agit ici d’autre chose. Il s’agit d’une profondeur, mais qui n’est pas non plus la « profondeur de champ », plutôt celle du mystère, un mystère qui tient à la fois de la nature et de la mystique. Il faudrait davantage parler de plans-caresses, de plans-hypnoses, de plans-invocations.

On le sait depuis Honor de cavalleria et Le Chant des oiseaux, Albert Serra est un magicien du cinéma – il faut prendre ici  très au sérieux, et très littéralement, le mot “magicien”: c’est un travail, avec des pratiques spécifiques qui ont des effets, même si on ne comprend pas les relations entre les causes et les effets. On comprend en revanche, et c’est le grand « sujet » des films aussi bien, qu’il s’agit d’abord et in fine de croyance. Quichotte, les Rois mages, Casanova sont des croyants, ils sont portés par une foi active, performative, qui change sinon le monde, du moins l’être au monde.

Serra, lui, croit au cinéma. Je ne sais pas ce que signifie cette phrase. Lui non plus sans doute. Ça ne change rien à l’effectivité. Qui dit qu’un shaman ou un guérisseur « sait » ce que signifie la puissance de sa pratique? Il s’agit de faire, ce Serra-là fait, et fait sacrément bien. La merveille, mais au fond c’est très logique, est qu’il ne fait jamais la même chose. Car, au contraire de ce qui précède pourrait laisser croire bien à tort, Albert Serra est un cinéaste matérialiste, un réalisateur (littéralement) qui part des matériaux, des singularités, du contexte, du local. Les corps, les voix, les accents. Les gestes, les habits, les paysages. Les paramètres physiques de l’existence. Le bois, le tissu, les arbres, le sang, la chair. Et puis le désir aussi, mais comme un flux aussi réel que le vent, même si pas plus visible.

De Scorpio Rising à Straub et à Leviathan, de Tabou (Murnau) aux Feux d’Imatsuri ou à certains Sokhourov, on pourra toujours entreprendre d’inscrire ce qu’il fait dans une histoire du cinéma organique, on n’aurait pas tort, mais on en manquerait la force autonome, la musique. Combats et séductions, luttes de pouvoir, monde qui s’effondre, amours interdites, sacrifices sanglants, ombre qui monte : Histoire de ma mort est transporté d’événements et de rebondissements. Ils sont parfois embrassés avec fougue, parfois contés avec une distance amusée, ici directement reliées à une époque et une situation, là laissés ouverts sur les espaces des grandes inquiétudes et des grandes espérances. On les traverse, sans relâche, très loin du sentiment de la durée (quoi? deux heures et demi? mais non…), régalé et jamais rassasié, défait sans être repu. Avec et malgré la mort, qui vient.

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Les reflets ont les yeux rouges

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Je retourne voir Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures, le film thaïlandais que j’avais tant aimé à Cannes, au point de me débrouiller pour assister à deux séances. A cette époque, l’idée qu’Apichatpong Weerasthakul pourrait avoir la Palme d’or aurait semblé à blague un peu absurde, un peu douloureuse… Maintenant il sort en salles, mercredi prochain 1er septembre.

C’est le début du film, voici le grand buffle noir qui rompt la corde, qui court dans le champ, et entre dans la forêt. Il est comme un personnage de conte, mais on ne sait pas s’il est dangereux ou lui-même en danger, c’est un gros quadrupède un peu maladroit, c’est un monstre de puissance, c’est peut-être un symbole mais de quoi ? Les plans sont élémentaires, très lisibles en même temps que riches de sens possibles, dont aucun n’est compliqué. L’homme retrouve le buffle, tire sur la corde pour le ramener. A un moment, l’animal ne veut plus avancer, l’homme fait un mouvement étrange qui remet la bête en marche, c’est gracieux et banal, donnant en même temps l’impression d’un curieux mouvement de danse et du geste connu de quelqu’un dont c’est le métier de s’occuper des buffles. Je repense à ces commentaires hostiles, hargneux, après le palmarès cannois.

Que des gens n’aiment pas le film, c’est bien leur droit. Mais qu’est-ce qui a suscité une telle agressivité ? Un mot, comme une marque infamante, revenait : « intellectuel ». On avait récompensé un film intellectuel ! ou «un film pour intellectuels » – ils disent « pour intellos », moi je ne veux pas employer ce mot, pas plus que je ne dis « négro » ou « bicot » ou « youpin », j’y entend le même racisme, la même haine de soi pervertie en haine de l’autre, la même misère.

Le film est commencé depuis 5 minutes, pour la première fois, un grand être noir et velu aux yeux rouges luminescents apparaît. Il fait peur, un peu. Il fait rire, plutôt. Il est beau, aussi. Tout ça en un plan bref, avec une grosse peluche sur laquelle on a collé deux ampoules de lampe de poche, et qui n’a nul besoin de faire semblant d’être autre chose. Une image de cinéma, comme venue de chez Méliès, une vision de carnaval tropical.

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Intellectuel ? L’attaque est tordue, malsaine. Parce qu’elle accuse faussement, et de surcroît elle accuse au nom de ce qui n’a rien de condamnable. Nulle part la soumission au marché ne se dit plus ouvertement que dans le mépris asséné à longueur de messages médiatiques contre l’activité de l’intelligence : ne pensez pas, ressentez ! Ne réfléchissez pas, suivez votre instinct. Soyez comme des enfants, comme des animaux, obéissez aux pulsions, laissez parler ce qu’il y a de primitif en vous. Que règnent la jouissance et la peur. Les effets se calculent en milliards de milliards, dans toutes les monnaies du monde, et en indigence du politique. Le meilleur des mondes.

Il y a des films ennuyeux, creux, prétentieux, inutilement bavards, bêtement didactiques, asservis à des théories fumeuses… autant de travers qui méritent d’être dénoncés. Mais que des films mobilisent l’intelligence ? Comme si l’intelligence s’opposait à l’émotion, alors qu’on sait depuis une éternité que seules les émotions peuvent mettre en mouvement l’intelligence – ou au contraire la bloquer. Une éternité peut-être pas, mais quand même 2300 ans et des poussières, un certain Aristote nous avait expliqué tout ça plutôt clairement. Un intellectuel, lui aussi.

Donc c’est débile et dégoutant de reprocher à un film d’être intellectuel. Mais en plus, ce n’est particulièrement pas adapté à Uncle Boonmee. En quoi est-ce « intellectuel » de regarder une vache dans un champ ? Ou un buffle ? On peut y trouver bien des sujets de réflexion, d’accord – d’ailleurs c’est le cas avec le film. Mais en soi il n’y a là rien qui requiert ni entrainement des méninges, ni accumulation de savoir abstrait. Et c’est comme ça pendant tout le déroulement de cette expérience entièrement placée du côté des sensations physiques, des rêves, de l’imaginaire.

Oncle Boonmee est malade des reins, il sait que malgré les dialyses il n’en a plus pour longtemps. Dans sa ferme, où il pratique l’apiculture à proximité de la forêt tropicale, il organise le travail en fonction de ses problèmes de santé, avec le contremaitre, un immigré laotien qui a bravé la politique discriminatoire qui a cours en Thaïlande (aussi). La belle-sœur de Boonmee et son grand fils viennent s’occuper de lui. Le soir, à table, on papote quand sur une chaise vide se matérialise la femme de Boonmee, morte depuis plus de 10 ans. Et puis voici que débarque un géant aux yeux rouges, entièrement recouvert d’une hirsute toison noire. Il dit être le fils de Boonmee, parti sans explication il y a des années, à la recherche des singes fantômes que, photographe intrépide, il voulait attraper avec son appareil. Ce sont eux qui l’ont attrapé, et surtout l’une d’entre elle, à laquelle il s’est uni pour pénétrer le mystère de ces êtres surnaturels, et est devenu l’un d’eux. Il raconte tout ça comme il dirait qu’il est allé acheté du riz chez l’épicier du coin.

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C’est loufoque, mais certainement pas compliqué. C’est rigolo, avec en permanence tout un environnement d’échos que viennent enrichir d’innombrables notations, notamment sur le passé de guerre civile de la région – Boonmee croit que sa maladie est une punition pour avoir naguère « tué trop de communistes », quand l’armée enrôlait les paysans comme supplétifs pour traquer les guérilleros dans la jungle. Plus tard nous verrons des photos, peut-être prises par le fils, du temps où il ne ressemblait pas encore à King Kong. On y voit de jeunes gens en uniformes de rangers, traces de cette présence de la guerre loin d’être remisée dans le passé. Ils jouent. Ils posent pour l’appareil avec le grand singe aux yeux rouges.

Puisque dans ce monde intensément hanté – et à l’occasion joyeusement hanté – rien n’est remisé à l’écart, rien n’est exclu. Tout circule, franchit les limites du temps, les barrières entre la vie et la mort, entre passé et présent, entre humains, animaux, esprits et choses. C’est une idée d’un monde ouvert, utopique sans doute mais c’est aussi une idée du cinéma dans un rapport organique à la réalité, que j’ai proposé de rapprocher de l’animisme. Apichatpong Weerasethakul y puise aussi la possibilité de s’exprimer cinématographiquement avec d’autres moyens que la caméra.

Est-ce cette perte de repères qui a tant énervé les adversaires du film ? C’est possible, et ce serait compréhensible. Parce que malgré son humour, et ce qui m’apparaît comme une souveraine élégance, un sens de la composition et du mouvement marqué en permanence du signe de la beauté (mais ça, je ne peux pas le prouver, je peux seulement le revendiquer pour moi, et espérer le partager avec d’autres), malgré les innombrables éléments d’inscription du réel dans ce film, il y a, à n’en pas douter, quelque chose de déroutant à regarder Oncle Boonmee. La réponse facile est de dire qu’il est dans la nature des œuvres d’art de dérouter, et que ceux qui n’aiment pas ça aillent se faire foutre, comme disait Michel Belmondo. La réponse un peu plus exigeante, si on a formé le projet de ne pas traiter les contempteurs du film avec le mépris qu’eux-mêmes manifestent pour lui et ceux qui l’aiment, est de dire qu’en effet, c’est un curieux chemin que le cinéaste thaïlandais nous invite à emprunter. Un chemin où on peut circuler à la fois ici et là, à pied et en songe, où on peut rester assis dans la chambre à regarder la télé et aller manger au restau, être moine et un beau jeune homme plein de vigueur, une princesse au visage disgracié et un fils prodigue.

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« Les reflets sont réels » dit le poisson-chat qui sait donner du plaisir aux femmes affligées. Les reflets sont réels, c’est une définition du cinéma. Les fantômes qui y viennent à notre rencontre, selon la formule définitive de Wilhelm Murnau dans Nosferatu, il y a à peu près aussi longtemps qu’Aristote, appartiennent à notre monde eux aussi, pour la très bonne raison que de monde, il n’y en a qu’un. Et qu’on y est (jusqu’au cou, si j’ose dire). Et bon, ça, d’accord, ça peut énerver.

C’est bientôt fini maintenant, Boonmee va mourir. Avant une grande expédition mystique et enfantine dans une grotte utérine au fond de la jungle, on voit quelques plans qui rappellent un court métrage sidérant de Weerasethakul, qui s’appelait Vampire, un film d’horreur né du seul rayon d’une lampe torche dans les branches de la forêt – et toutes les puissances de la nuit semblaient invoquées dans le hors champ, un hors champ qui se trouvait dans le cadre, l’occupant presque en entier, hormis l’espace éclairé. C’est ainsi que nous tournons en rond dans la nuit, et que les feux nous consument, selon la formule à double sens qui dit nos existences bien réelles, bien quotidiennes, en même temps qu’elle désigne la mélancolie de l’embrasement du vieux monde.

Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures, c’est la lanterne magique des frères Lumière rallumée dans la jungle de nos angoisses et de nos désirs, reflets réels. Réincarnations innombrables de très vieilles histoires, toujours actives, inquiétantes, amusantes, cycles de ce cinéma permanent où, dans la matérialité des changements de formes, se rejouent sans fin ce qui rapproche et ce qui sépare. Mystérieux et si simple, voici un film chargé de ressources pour essayer d’habiter la vie, ici et maintenant.

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Sur cette terre

Mercredi 24 sort en salles un film sans égal, White Material de Claire Denis. Il est si beau qu’on peut le trouver « difficile », si on apporte dans la salle trop de discours déjà existants. Ce serait se priver d’une expérience exceptionnelle.

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White Material est un film impossible. Je veux dire un film qui naît d’un espace impossible, un rêve habité de tant de cauchemars qu’il s’effondre en lui-même. C’est l’affirmation héroïque – avec la dose de folie que contient l’héroïsme –  de la possibilité de faire exister des êtres humains dans un territoire saturé de trous noirs. Ces trous noirs ont des noms qu’on écrit avec des majuscules. L’Afrique. Le Colonialisme. La Misère. La Violence. Le Désespoir. La Guerre. Comme autant de divinités cannibales, instituées en puissances absolues et éternelles. Des entités noires qui absorbent toute lumière, toute intelligence. Il faut croire que ça doit arranger beaucoup de monde de ne rien comprendre. Claire Denis et Marie NDiaye font le contraire. Elles cheminent.

Leurs trajectoires se ressemblent même si elles se sont fait en sens inverse, la cinéaste européenne née et grandie en Afrique, l’écrivaine africaine née et grandie en Europe. Leur rencontre pour écrire ensemble White Material est comme une évidence. Une évidence contre l’impossible : celle d’accompagner pas à pas, terre à terre, pied à pied, des rapports au monde qui sont d’abord et enfin ceux d’être humains. Un monde qui est, aussi, et ô combien, traversé de puissances surhumaines, de passions hors normes, de phénomènes subis : il n’est pas de réalisme qui ne fasse place aux démons, qui ne prenne acte de l’invisible.

Mais l’entreprise de représenter cela, dans un travail de fiction qui est la condition même d’un rapport au monde réel, ne se justifie que dans l’impératif d’être aux côtés des personnes humaines, dans leur singularité et dans l’écheveau d’appartenances et de conditionnements qui les constituent. Puisqu’il apparaît qu’il faut des trajets personnels au long cours pour approcher cela, à en croire l’itinéraire de ces deux femmes artistes, deux auxquelles on doit beaucoup du meilleur de ce qui est écrit en français aujourd’hui, beaucoup du meilleur cinéma français contemporain. Une force de construction et ce qu’on nommera faute de mieux une sensibilité qui se sont constituées à l’échelle de plusieurs continents pour mieux partager l’intime des vibrations de femmes et d’hommes, très en deçà des moralismes, des idéologies, des psychologies et des sociologies. Sur cette planète où nous vivons.

Claire Denis a inventé une manière de faire du cinéma si unique qu’elle déroute souvent. Cette manière s’est construite, pour simplifier, en un prologue et deux temps. Le prologue ce sont deux films directement liés à sa vie, Chocolat et No Man No Run. A partir de son troisième film, S’en fout la mort, et de US Go Home, plus encore avec l’essentiel et méconnu J’ai pas sommeil puis Nénette et Boni, elle a mis au point un cinéma fondé sur une dialectique des espaces, un montage qu’on pourrait dire cubiste où des territoires habités de forces différentes, comme colorés par elles, se juxtaposent, s’opposent, entrent en collision, dessinent un espace à la fois mental et politique qui est la traduction par les moyens du cinéma d’un état du monde. Ensuite, au tournant des années 2000, elle est passé à un mode plus musical, où aux espaces se sont substituées des « nappes » sensorielles, qu’un jeu savant fait glisser les unes par rapport aux autres, dans le temps et l’espace, au plus profond du corps, du cerveau et du sexe de chacun comme à l’échelle d’une planète globalisée. Beau Travail, Trouble Every Day, Vendredi soir, L’Intrus, 35 Rhums. Les corps, les visages, les musiques, les couleurs, les lumières, les actes, les sentiments, le temps lui-même devenaient comme jamais au cinéma un matériau unifié, incroyablement riche mais que rien ne distribuait a priori en catégories distinctes.

White Material poursuit et excède cet art du cinéma dont je ne trouve guère d’autre exemple, du moins en Europe – un art qui croise l’hypothèse d’un rapport au monde  sur le mode animiste, évoqué ici il y a quelque semaines, et qui trouverai des échos du côté du Yeelen de Souleyman Cissé ou de Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul, de manière plus lointaine avec Tabou de Murnau, ou de manière plus indirecte chez Tarkovski. Whaite Material marque à cet égard une nouvelle étape, Claire Denis atteint un nouvel état grâce à la rencontre hors norme avec Isabelle Huppert. Il y a là à proprement parler une opération magique, de transfert, d’appropriation et simultanément de non-confusion : Huppert ne joue pas Denis, ni évidemment Ndiaye. Elle ne s’inscrit pas non plus dans l’imitation naturaliste. Interprète du rôle de Maria, qui refuse d’abandonner la plantation de café qu’elle dirige sans la posséder, Isabelle Huppert joue, au plein sens du mot. Et les puissances de la construction dramatique, de la représentation et même de la stylisation sont à l’unisson de la force de présence physique, immédiate, de cette actrice que nous ne risquons en aucun cas de ne pas reconnaître, et qui ne cherche rien de tel. Claire Denis elle-même en parle magnifiquement dans l’entretien qu’elle a donné aux Cahiers du cinéma pour leur numéro de mars (654).

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Marie Ndiaye, Claire Denis, Isabelle Huppert: trois femmes puissantes? Mais d’une puissance qui n’est pas celle du pouvoir.

Evidemment la référence aux Trois femmes puissantes vient à l’esprit à propos de la cinéaste, de l’écrivaine et de l’actrice. Mais au-delà de la formule, la puissance ouverte, féconde (féminine ?) de White Material tient à l’invention de l’espace entre elles, entre ce qu’elles sont, ce qu’elles incarnent, ce qu’elles ont fait depuis des années et ce qu’elles font concrètement pour qu’existe cette œuvre-là. Les personnages masculins (et c’est rendre hommage à la manière dont Isaach de Bankolé en chef guerrillero à demi-héro, à demi-mort, et les habitants mâle de la plantation joués par Michel Subor, Christophe Lambert et Nicolas Duvauchelle, et qui tous habitent ce film, de manière infiniment instable, selon des biais qui sont autant d’interrogations installées par les « trois femmes puissantes » dans l’espace du film qu’elles ont inventé), les personnages masculins à divers titres impuissants du film n’en sont pas moins chargés de multiples intensités. Tout comme les enfants armés qui hantent la forêt, les troupes officielles qui les combattent, les barreurs de route, le maire du village qui cherche à s’arranger et le pharmacien qui refuse ce qui est train d’arriver, ces multiples forces actives captées comme autant de courants qui irriguent  le film. Dangereusement, sensuellement, amoureusement, brutalement.

La difficulté est la masse de mots (descriptions, analyses et jugements de toutes sortes) qui tend à s’interposer entre un tel film et qui le regarde – masse de mots qui sera encore augmentée par les commentaires à la sortie du film. Il est impossible d’en faire abstraction – c’est une des figures de l’impossible que j’évoquais au début. Mais il est possible, grâce au film lui-même, à son rythme, à l’inscription du corps blanc de l’actrice parmi les corps noirs des autres acteurs, du corps frêle de l’actrice dans le paysage de la plantation de café, de l’admirablement non-esthétisante lumière blanche du chef opérateur Yves Cape, de l’agencement hypnotique de présences de différentes natures, relevant de différente temporalité, d’entrer dans un espace-temps débarrassé de ces pesanteurs.

L’histoire se passe en Afrique, les images et les sons naissent d’un site filmé sans clichés ni complaisance. Mais il s’agit au fond de davantage, de la difficulté de trouver sa place sur terre et parmi les autres, de la douleur des déchirures entre des rêves et des faits, du combat de chaque jour pour refabriquer un espace physique où tout ce qui fait vivre ne serait pas abandonné. Là-bas comme ici, pour chacun.

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