Le génie du cinéma Lumière en 114 films de 50 secondes

freres-lumiereLe plus surprenant est sans doute que cela n’existait pas. Qu’il ait fallu attendre tout ce temps, y compris tout ce temps depuis l’invention de la VHS puis du DVD, pour disposer enfin d’un ensemble significatif de films Lumière dans de bonnes conditions. Certes, il y a YouTube, mais ça ne se compare pas. Ça aide à se faire une idée, mais ce ne sont pas les films. Parce qu’avant même de revenir brièvement sur l’importance, à de multiples titres, de l’ensemble de productions Lumière et de l’échantillon aujourd’hui publié, il faut dire et redire que ce sont des films magnifiques.

C’est même incroyable que Louis et Auguste, et les opérateurs qu’ils engagent très vite, aient d’emblée trouvé tant de ressources plastiques, tant de pouvoir d’évocation, de rêve, de comique, de révélation, d’inquiétude, de séduction, en posant un peu partout leur boite en bois et cuivre, et en tournant la manivelle pendant cinquante secondes. Incroyable, sauf à considérer, sans minimiser leurs talents et leur sensibilité, que cette puissance-là est d’abord celle du cinéma lui-même, telle que la met en œuvre l’invention des Lumière –et nul avant eux, ni Edison à New York, ni les frères Skladanowsky à Berlin, ni Marey à Paris, quels que soient leur rôle éminent dans l’invention des appareils de prise de vue et de monstration.

À la différence de ce qu’ont subi la plupart des films de l’époque du muet, les films réalisés sous la marque Lumière ont été remarquablement préservés. Béatrice de Pastre, directrice des Archives françaises du film, donne le chiffre de 1.422 «vues» réalisées sous la bannière des industriels lyonnais. Le DVD aujourd’hui édité par l’Institut Lumière en propose un choix de 114, remarquablement restaurés, et offrant un survol aussi complet que possible des principaux aspects de la production de la firme du quartier Monplaisir.

Beauté mystérieuse

Cent-quatorze vues, cela fait exactement 1h31 de projection, la durée d’un long métrage. Et, sous le titre Lumière!, c’est bien ainsi que l’ensemble a été conçu par Thierry Fremaux, le directeur de l’Institut Lumière de Lyon, qui est situé dans les locaux mêmes –Château Lumière et hangar du Premier film– où officièrent les frères au nom prédestiné. Locaux eux aussi amplement restaurés bien sûr. Cent-quatorze vues qui font un film, qui chante la naissance de l’idée même de cinéma.

Depuis vingt-cinq ans qu’il dirige l’Institut, Fremaux s’est fait une spécialité de montrer, sur place et partout dans le monde, des vues Lumière qu’il commente en direct. Mélange d’érudition et de talent de bateleur mis en œuvre à nouveau sur la bande son (en option) du DVD. C’est instructif, et souvent amusant. Mais on aimerait conseiller de commencer par regarder (avec ou sans la musique de Saint-Saëns, également en option), les films, au moins quelques-uns d’entre eux, sans le commentaire.

La richesse des images, leur étrangeté, la multiplicité de leurs sens possibles sont telles qu’il y a là une véritable magie, que malgré toute sa pertinence et sa bonne humeur, le commentaire ne peut que réduire – a fortiori lorsqu’il emploie des formules telles que «le vrai sujet du film, c’est…». Il sera temps ensuite, à cinquante secondes le film, ce n’est pas difficile, de le revoir avec les explications[1].

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La sortie de l’usine Lumière, L’Arrivée d’un train entrant en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé, Le Repas de bébé, Bataille de boules de neige, les «classiques» sont bien là, et d’autres moins connus, voire inconnus sauf des spécialistes. Et, toujours, cette beauté lumineuse, mystérieuse.

Vocabulaire de l’imprévu

Au fil des vues, classées thématiquement en dix chapitres, on suit de manière particulièrement claire l’invention, réfléchie ou fortuite, d’un grand nombre des éléments de ce qui deviendra le vocabulaire du cinéma, mouvements d’appareil, choix de cadrage, jeu entre documentaire et fiction, trucages, effets de montage, vues aériennes, animation, couleur –les Lumière ont aussi fait d’importantes avancées sur le son, et sur le relief, qui ne figurent pas dans le DVD mais sont mentionnés ailleurs.

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D’emblée, les puissances d’enregistrement du cinéma font une place importante à l’impondérable, à ce qui advient «en plus», depuis le mouvement des feuilles dans un arbre jusqu’à un véritable accident, de la grimace d’un figurant qui tout à coup prend un sens ou une force imprévus aux effets de dégagements de fumée et de vapeur. Impossible à prévoir, ce qui advient sur le visage de la petite fille qui nourrit un chat fonde ce que Bazin nommera le cinéma de la cruauté, avec une violence étrange, d’autant plus étrange que quotidienne.

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Du vent dans la robe de Joséphine

De la présentation des films Lumière à Lyon en ouverture d’un nouveau festival au tournage du nouveau film de Benoît Jacquot dans les montagnes d’Ardèche, les aventures magiques de l’écriture du réel.

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Petit périple cinéphile cette semaine, après le voyage lointain en Corée raconté dans une précédente chronique. Entre Lyon et l’Ardèche, on jugera qu’il n’y a plus guère d’exotisme au menu. Voire ! Car le cinéma offre plus d’un moyen de voyager loin, de parcourir d’étranges traversées, qui ne se mesurent pas toujours en kilomètres ni en même en fuseaux horaires.

Au début de la semaine, donc, rendez-vous à Lyon pour le lancement de la première édition d’un nouveau festival, intitulé Lumière ! Consacré au patrimoine cinématographique, celui-ci est organisé à l’initiative de Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes et directeur de l’Institut Lumière, la grande institution cinéphile de la ville natale du cinématographe. Les gazettes ont rendu compte du succès de la manifestation, conviviale et riche en découvertes, je ne m’y étends pas. Le voyage étrange et magnifique dont je voudrais parler ici a pourtant commencé là, le soir de l’ouverture, avec le projection en grand apparat et devant près de 5000 spectateurs d’une trentaine de « films Lumière », ces bandes de 56 secondes tournées par les frères lyonnais (le plus souvent par Louis), ou à leur initiative par les « opérateurs Lumière », durant les dernières années du 19e siècle. Certaines sont hyper célèbres (les 3 versions de La Sortie des usines Lumière, L’Entrée d’un train en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé…), d’autres beaucoup moins, et nous eûmes droits à quelques inédits renversants de beauté, de cruauté, de précision ethnographique, de poésie débridée, de loufoquerie pataphysique. Les Lumière inventaient tout. Ou plutôt, ils découvraient tout : le monde tel qu’on ne l’avait jamais perçu, c’est à dire tel que le cinéma allait permettre de le voir : tel que les choix de cadre et d’exposition, les mouvements de caméra, l’ellipse, le changement de sens de la pellicule dotait cette technique d’un langage aux ressources inouïes.

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Absolument documentaire et complètement mise en scène : une écriture.

Une écriture dont les signes et la syntaxe relèvent d’un autre univers que celui du langage. Ecriture de la lumière, écriture du mouvement, écriture du réel. Grâce et terreur de ces élégantes européennes jetant des morceaux de nourriture à une foule d’enfants asiatiques affamés, qui se battent comme basse-cour. Charme et terreur de la petite fille à laquelle un chat dispute son goûter. Burlesque et violence de la famille d’acrobate où les plus petits sont jetés comme paquets, maltraités sous l’œil impavide de la caméra, le regard goguenard du spectateur. Elégance et folie de l’impossible traversée des Champs Elysées sillonnés de calèches. Ad lib. Ovation dans la salle. Génie.

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Après la roborative halte lyonnaise, détour par les montagnes d’Ardèche, du côté d’Antraigues où Benoît Jacquot tourne son nouveau film, qui s’intitulera (peut-être) Raptus. Isild Le Besco y interprète Joséphine, fille d’un médecin humaniste au milieu du 19e siècle, dont le chemin croise celui d’un jeune homme des bois, incarnation de forces obscures qui trouveront à se manifester de manières inattendues. Fabrique du cinéma, équipe déco, équipe costumes, accessoiristes et maquilleuses, tournage qui semble mobiliser l’énergie et le désir de chacun, avec un ensemble efficace et souriant qui se rencontre rarement sur le plateau. Bien des raisons partielles à ce phénomène (on songe à ces moments de grâce, comme les instruments d’un orchestre jouant à l’unisson, qu’évoquait comme un idéal La Nuit américaine de Truffaut), mais où la sûreté de jugement et la vitesse de décision du réalisateur joue à l’évidence un rôle essentiel. Plus d’un de ses collaborateurs me dira, avec des mots différents : « Benoît ne cherche pas, il sait. Il a son film en tête, connait les moyens de traduire ses idées sur l’écran, en reconnaît immédiatement l’accomplissement ». Plan après plan, scène après scène. Une écriture à nouveau, où chaque angle de prise de vue, chaque décision de profondeur de champ, chaque choix de durée entre « moteur » et « coupez » porte un sens. Et concourt à réécrire, page après page, le scénario (admirable au demeurant) avec le vocabulaire du cinéma.

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Un exercice de haute précision, menée par des artistes et techniciens tous professionnels de haut niveau unis par un projet commun ? Oui. Mais cela ne suffirait pas. Disons que cela ferait un bon produit. Heureusement, il y a le monde, qui plus de tours que le diable lui-même. Ce jour-là, le monde c’est surtout la température. Parce qu’il fait un froid de gueux. Parce qu’un vent du Nord à décorner les vaches ardéchoises souffle sur les collines où crapahutent Joséphine et son compagnon en rupture d’ordre social et moral. Parce que le froid et le vent (cela aurait pu être la chaleur, la pluie, la nuit, la forme des maisons, des collines ou des nuages, pas seulement la météo mais tout ce qui vient de la matière du monde réel) loin d’être traités en ennemis par le film sont accueillis par lui, en pleine conscience que le cinéma ne peut se faire qu’en prenant en charge l’épreuve du réel.

Hantée de pulsions, Joséphine s’approche d’un gouffre, écarte les bras. Le vent furieux agite follement la robe d’Isild le Besco, rend plus périlleux son équilibre au bord du rocher. Quelque chose advient, une vibration, une intensité, qui est exactement ce qui tendait à mort l’image de la petite fille submergée par le chat ou de l’homme en frac échouant à traverser l’avenue dans les films Lumières. Cela n’a pas de « signification » au sens habituel, il ne s’agit pas de « dire » quelque chose de plus mais de produire un autre état d’émotion, de compréhension, de partage. Et, à l’inverse, rien ne serait plus facile que de faire artificiellement souffler du vent sur la robe de l’actrice si cela avait été un effet recherché – et pourquoi pas ? Des artifices, il y en a mille.

Mais c’est là autre chose, d’une toute autre nature, c’est le cas de le dire, puisque c’est bien la disponibilité, acceptée, désirée, qui vient nourrir la fiction, la technique, le talent, de cette dimension en plus, qui est celle par excellence du cinéma et pas des autres arts. Pour les scientifiques, notre monde physique se compose de quatre dimensions, et l’invention technique du cinéma consistait à pouvoir enregistrer ces quatre dimensions. Pour les artistes, depuis les Lumière, industriels et techniciens devenus artistes sans le savoir, malgré eux, du fait même de la matérialité du cinéma qu’ils auront exploré (ce qui n’a rien à voir avec la prose de Monsieur Jourdain), depuis l’invention du cinéma, donc, le nombre de dimensions est infini, et le cinéma ne cesse de se nourrir en les explorant. De Lyon à Antraigues, à travers 115 ans et les milles lieues de l’histoire parcourue, s’était présentée l’occasion de refaire ce voyage-là.

JMF

PS : Retour à Paris, déjeuner avec mes amis les cinéastes et artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Ils me racontent que le Festival d’Avignon leur a passé commande d’une réalisation pour l’an prochain, ils ont choisi de travailler sur la manière dont le vent aura affecté les représentations au Festival d’Avignon : comme la question même que le cinéma viendrait poser, poétiquement, au théâtre.

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