Au fond des bois

Dans la brume de Sergei Loznitsa

Le deuxième long métrage du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa est un des nombreux, mais un des plus injustement oubliés du Festival de Cannes 2012. D’une exceptionnelle beauté, il réussit à offrir à ceux de ses spectateurs qui acceptent d’entrer dans son rythme, on devrait dire dans son souffle, l’accès à un état où le rêve, l’émotion et la pensée circulent librement, se transforment sans heurt l’un dans l’autre. Cette étonnante alchimie nait de l’alliage mystérieux de trois éléments dans l’athanor de la mise en scène de Loznitsa. Le premier de ces éléments est une parabole morale, un argument de fable abstraite – on peut songer au Mur de Sartre – emprunté au romancier Vassil Bykov, et situé durant la Deuxième Guerre mondiale, en Union soviétique occupée par les nazis.

Capturé par les SS avec d’autres villageois, Souchenia est relâché alors que les autres sont exécutés. Les résistants le considèrent comme traître, et envoient deux des leurs pour l’abattre. L’histoire de Dans la brume se joue entre ces trois protagonistes. Mais le film se joue tout autant dans la relation entre ceux-ci et l’environnement naturel, la forêt, la neige, la lumière et l’ombre, la chaleur palpable à l’intérieur des maisons de bois, le vent, le froid extrême. Rarissimes sont les films qui auront été capables à ce point de faire éprouver les sensations, les rapports à l’espace de manière aussi intense. Et c’est cette véritable expérience physique, au moins autant que le puzzle éthique posé par le jeu des certitudes et des doutes, la malléabilité ou la fixité des définitions du bien et du mal, qui fait la puissance, et même l’envoûtement du film.

Aux confins de cette méditation et de ces sensations se trouvent  les êtres humains, tels que les filme Loznitsa, tels que les incarnent ses interprètes. C’est évidemment le cas de l’acteur principal, Vladimir Sviski, qui donne à la fois présence et mystère, chair et esprit à Souchenia, figure de saint paysan cheminant vers un accomplissement sans rien perdre de sa présence triviale d’humain parmi les humains, une sorte de travailleur de force de l’humanité dans un monde en proie aux horreurs sans limites.

Mais c’est aussi vrai des autres, jusqu’à la dernière babouchka filmée avec une sensibilité qui permet au film de dépasser l’opposition entre le monde des rapports humains et le monde des éléments naturels. C’est par la présence des hommes et des femmes que Dans le brouillard atteste qu’il n’y a qu’un seul monde, sans solution de continuité entre idéaux et matière.

Ce résultat assez prodigieux est obtenu grâce au sens de la composition d’un cinéaste dont les courts métrages et les documentaires avaient prouvé l’instinct de cinéaste, avant que son premier long métrage de fiction (My Joy, 2010) ne marque un nouveau pas en avant. Mais c’est un véritable bond qu’accomplit cette fois le réalisateur, grâce à son sens du rythme et du cadre, à la rigoureuse justesse des choix sonores, à l’aisance avec laquelle il circule entre les époques comme à la précision avec laquelle il inscrit un corps dans un environnement boisé ou enneigé.

 

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Cannes jour 11: un palmarès de vieillards

Inégal, ayant suscité des agacements parfois injustes ou exagérés, mais riche aussi de véritables découvertes, le 65e Festival de Cannes s’est terminé avec un palmarès déprimant. On a dit ici qu’Amour, le film de Michael Haneke, ne manque pas de qualités, cela ne change rien à l’impression de parti pris académique qui émane d’une liste de récompenses caractérisée également par son incohérence. De même le brave Ken Loach avec son gentil La Part des Anges n’a-t-il rien à faire là, ni peut-être même en sélection, quand bien même on aura plaisir à voir le film à sa sortie. Carlos Reygadas mérite, lui, un prix de la mise en scène (pour Post Tenebras Lux) mais celui-ci est inaudible dans un tel contexte, quand tous les autres films récompensées, à l’exception d’Au-delà des collines de Cristian Mungiu, patauge dans les conventions d’un cinéma blanchi sous le harnais.

C’est un triste signal qui est envoyé par ce palmarès, celui d’un conformisme vieillot qui tend à accréditer davantage une idée déjà répandue, et en partie injuste, selon laquelle le premier Festival du monde serait aussi le lieu de re-consécration en boucle des mêmes vieilles gloires.  Moretti (Moretti! aiuto!) et ses complices ont rendu un bien mauvais service à Cannes, et au cinéma, en ne laissant filtrer aucun rayon de nouveauté, aucun souffle de vivacité ni d’originalité à l’heure de la distribution des prix.

Un goût amer

Moi qui écris cela, je vais à Cannes depuis exactement 30 ans. Autant dire que j’en ai vu d’autres, question palmarès qui énervent et qui attristent. Si celui-ci laisse un goût particulièrement amer, c’est qu’il existait de multiples possibilités au sein de cette sélection de saluer des idées neuves de cinéma. Et que le jury n’en a saisi aucune. Etant bien entendu qu’il ne s’agit évidemment pas d’un problème d’âge, au sens de l’état civil des réalisateurs, mais de conformisme et de fatigue artistique.

Parmi les 22 films de la compétition, on a déjà clairement revendiqué la prééminence qui aurait dû être accordée à deux grands films signés de deux grands auteurs modernes, Leos Carax pour Holy Motors et David Cronenberg pour Cosmopolis. Pour Carax, les jurés avaient en outre l’opportunité de rendre sa place légitime à un grand artiste après plus de 10 ans de bannissement. Et même si la beauté du film parle pour elle-même, c’est une véritable occasion manquée, un total manque de panache. Mais outre ces deux-là…

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Point de vue, usage du monde

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Un jeune homme que je ne connais pas (un « ami » sur Facebook) m’envoie, comme cela m’arrive souvent, un court métrage qu’il a réalisé. Le film me plait beaucoup, il est vivant, imprévisible, avec une forte présence des êtres, des lieux, de la durée. Ayant fait part à son auteur de ma réaction, celui-ci me dit qu’il est embarrassé, car il a proposé le film à des festivals, mais que sur les formulaires édités par ces manifestations, il est obligé de le définir soit comme « fiction », soit comme « documentaire ». Et il ajoute : « j’avoue avoir du mal à saisir la différence, pour moi il s’agit d’une fiction à partir du moment ou il y a un point de vue, défini par un cadre… »

Au moment de lui répondre que ce n’est certainement pas un critère, tant le travail documentaire – qui se distingue mais ne s’oppose pas à celui de la fiction – suppose lui aussi un point de vue, que c’est la condition commune à tout ce qui relève du cinéma, je songe au beau coffret DVD paru récemment aux Editions Montparnasse, sous les auspices du Musée du Quai Branly. Cette édition, qui emprunte son titre au livre fondateur de Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, réunit cinq films réalisés au Gabon, en Russie, au Nouveau Mexique, en Chine et au Népal. Deux de ces films sont l’œuvre de figures essentielles du cinéma contemporain, révélées par ce qu’on appelle, donc, des documentaires, mais qui d’emblée excédaient cette étiquette et ont depuis réalisé un long métrage de fiction. Le Biélorusse Serguei Loznitsa, auteur du très beau My Joy présenté en compétition à Cannes cette année, signe Lumière du Nord, tourné en Carélie. Et L’Argent du charbon, le commerce sauvage du minerai par des lumpencommerçants en Chine du Nord est réalisé par Wang Bing, qui avec son film-fleuve A l’Ouest des rails révélait en 2002 une œuvre saluée comme un tournant dans les images à l’aube du 21e siècle, et qui termine en ce moment son premier long métrage de fiction. Sur les DVD figurent également Les Hommes de la forêt 21 réalisé par Julien Samani, La Maison vide et La Montée au ciel du responsable de cette collection au Musée du Quai Branly, Stéphane Breton.

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L’Argent du charbon de Wang Bing

Avec des bucherons dans la jungle, des paysans dans la toudra, des déclassés dans le désert, des camionneurs sur les routes ou des villageois dans la montagne, ce sont bien cinq regards, cinq points de vue qui sont mis en œuvre. Des points de vue qui se ressemblent dans la mesure même où ils s’élaborent en relation spécifique avec le lieu où ils filment, et les gens qui s’y trouvent. Ces films ne sont assurément pas des fictions, ils n’en miment pas non plus l’organisation, ne cherchent pas à « dramatiser » par des artifices de construction ou de caractérisation ce qui advient à ceux qu’ils montrent. La réalité est bien assez dramatique comme ça, les êtres, pour peu qu’on les regarde et qu’on les écoute, ont bien assez de caractère. On repense, par antinomie, aux horribles documentaires animaliers comme Le Peuple migrateur, entièrement affairés à surimposer des « histoires » à la vie des oiseaux – mais les films de propagande comme Le Cauchemar de Darwin ne font pas autre chose.

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La Montée au ciel de Stéphane Breton

Intensité des présences physiques, puissances et mystères des rapports entre les humains et l’espace, les humains et les conditions climatiques, des humains et des imaginaires si lointains pour nous, spectateurs occidentaux. Ces imaginaires ne sont pas décrits, encore moins expliqués (c’est impossible), ils sont comme invoqués, mondes fantasmatiques qui prennent fugitivement une forme instable d’existence. A quoi rêvent ces gens-là, ces autres habitants de notre planète, ces autres membres de notre espèce ? De quoi ont-ils peur ? Pourquoi s’engueulent-ils autant (c’est une intrigante et très suggestive constante d’un film à l’autre) ? Le réel répond. « Le réel » a l’air d’un grand mot abstrait, mais ça veut juste dire des manières de bouger, les habits et les chaussures, les objets au mur dans la maison, des tonalités de voix, des états de la lumière… La réponse n’est pas univoque, elle ne clôt pas la question, mais elle existe bel et bien. Pour parvenir à ça, il faut « un point de vue, défini par un cadre… », comme dit mon ami que je ne connais pas.

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Lumière du Nord de Serguei Loznitsa

Rien ne serait plus faux que de croire que cela se fait tout seul, que la machine d’enregistrement du cinéma suffit. Sorti le 1er septembre, un film dont le titre fait étrangement écho au coffret du Musée du Quai Branly, Terre d’usage, prouve au contraire qu’il n’en est rien. Réalisé par Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, auxquels on doit un film remarquable sur la souffrance au travail, Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés (2005), il s’agit d’un projet d’une grande ambition. L’idée est, en accompagnant un homme qui parle de sa vie et partage son savoir dans des lieux qu’il connaît bien, et à la rencontre de nombreux interlocuteurs, de rendre sensible une histoire longue, une histoire collective, inscrite dans des parcours individuels, dans les lieux d’une région, l’Auvergne, d’un pays, la France, d’une histoire et même d’une civilisation, la nôtre.

Le « guide » est particulièrement bien choisi, il s’agit de Pierre Juquin, ancien dirigeant communiste réformateur, lucide sur les errements du passé sans avoir abdiqué les idéaux qui ont porté sa vie, excellent connaisseur de l’histoire et des histoires de sa région. Et qui plus est homme chaleureux, d’un abord immédiatement convivial. Et plusieurs séquences sont d’un réel intérêt, grâce à la qualité de certains interlocuteurs, ou au caractère impressionnant de certaines situations, en particulier l’extraordinaire rituel présidé par Brice Hortefeux et où des étrangers sont “intronisés” français selon un cérémonial qui se veut républicain mais est manifestement féodal, au double sens de la présence du religieux et de l’inégalité essentielle qu’il sous-entend.  Pourtant, à mesure qu’on accompagne Juquin dans ses pérégrinations, ses rencontres ou ses soliloques, il s’avère qu’il ne se passe pratiquement rien.

Terre d’usage est un film où on peut repérer l’influence de ce film fondateur qu’est Shoah de Claude Lanzmann. Lanzmann en a construit le dispositif, invocation de l’invisible par la mise en relation cinématographique de lieux visibles et de voix audibles, en relation directe avec la singularité extrême de son sujet, l’extermination des Juifs d’Europe. Mais ce faisant, il accomplissait un travail exemplaire pour tout le cinéma, il en radicalisait les puissances singulières de convocation dans l’esprit du spectateur de ce qui ne peut être ni décrit ni montré, et qui hante le monde.

Image 11Pierre Juquin dans Terre d’usage de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil

Pourtant Shoah n’est pas un « dispositif », au sens où il suffirait d’en respecter le protocole pour que de tels effets soient à nouveau produits. C’est une œuvre, où tout est à créer en permanence, dans la composition des plans, les rythmes, les rapports entre images et sons, etc. Et ça, personne ne peut l’imiter. C’est pourquoi il est très possible, et souhaitable, de s’inspirer de ce que Lanzmann a porté à son paroxysme de puissance, mais qu’alors tout reste à faire. Dans le film avec Juquin, ça ne le fait pas. Il y aurait bien des raisons pour l’expliquer, mais le plus simple sera de dire que le film n’est pas parvenu à construire « un point de vue, défini par un cadre… ».

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