Des images venues d’un autre monde, si loin dans le temps et dans l’espace, des images dont la matière super-8 elle-même semble d’une autre planète – Paris des années 50, peut-être début 60. Une femme de dos sur le navire qui entre aujourd’hui dans la rade d’Alger. Elle porte un foulard, mais pas un hijab, elle parle, bientôt nous la verrons. Elle est très belle, assez âgée, avec un visage triangulaire, lumineux. Immédiatement s’impose son charme, qui tient tout autant à sa voix un peu rauque, très musicale, et surtout à la qualité de son expression. Elle parle d’elle, elle raconte sa vie. Il ne fait aucun doute qu’elle n’a ni appris un texte ni répété ce qu’elle allait dire. Les mots sont d’une précision et d’une justesse extrêmes, sans affèterie aucune. Une grâce. Elle raconte sa vie.
C’est-à-dire la vie de quelqu’un qui se nommait Jean-Pierre, enfant né de parents européens en Algérie au milieu des années 30. Dans ce monde là, Jean-Pierre depuis toujours s’est senti une fille, et pas le garçon que définissent les apparences physiologiques et les certitudes sociales. Au fil d’un parcours courageux et intuitif, d’Alger à Paris Jean-Pierre deviendra Bambi, star des cabarets travestis des années 50. Bambi, jeune homme vêtu (et dévêtu) en femme, un jour fera le choix de « l’opération », à Casablanca, rompra à nouveau avec l’identité qu’il s’était forgée pour s’en donner une autre, au prix de l’amour de son compagnon d’alors. Et puis, le début de l’âge venant, Bambi deviendra Marie-Pierre, enseignante de province passionnée par ses élèves, aujourd’hui retraitée d’une Education nationale qui, pas plus que ses élèves ni leurs parents, ne sut jamais qu’elle fut jadis un homme.
C’est Marie-Pierre qui fut Jean-Pierre et Bambi qui raconte l’histoire. De nombreuses archives visuelles rappellent ce que furent les nuits transgressives et noceuses de cette après-guerre puritaine, des chansons font ressurgir, sous l’apparence anodine et guillerette, la puissance de l’assignation au genre, dont de récents événements ont rappelé qu’elle est toujours très active, dans ce pays aussi. Sébastien Lifshitz, le réalisateur, a connu une reconnaissance méritée grâce à son précédent film, Les Invisibles, consacré à des homosexuels qui ont refusé de se cacher. On verra dès lors dans Bambi un ajout au « dossier » constitué par le film précédent, et on aura raison. Avec émotion et légèreté, le nouveau film enrichit la connaissance de ce monde que la société a si longtemps refoulé, quitte à en faire de loin en loin un objet de fascination. A cet égard, l’approche de Lifshitz comme la manière de Marie-Pierre de se raconter donne très tôt son véritable sens à ce récit : pas une histoire d’homosexuels ni d'”identité sexuelle” (c’est quoi?), une histoire d’amour de la vie, une histoire de liberté.
Il serait pourtant tout à fait injuste, en se référant au seul précédent film, de faire de Sébastien Lifshitz une sorte de spécialiste audiovisuel du sujet LGTB. Lifchitz est d’abord un cinéaste, on lui doit des œuvres extrêmement sensibles et inspirées, comme le road-movie autobiographique La Traversée (2001), ou Wild Side qui déjà prenait en charge, mais dans une toute autre tonalité, un personnage transsexuel. Et c’est en cinéaste que, dans le plus simple appareil si on peut dire – parole face caméra, archives familiales et documents d’époque – il réussit à faire de la personne qu’il filme un véritable personnage, une héroïne au sens plein. Avec son dispositif minimal, Lifshitz convoque un monde immensément habité, peuplé de figures grotesques ou bouleversantes, traversé de forces obscures et de grands élans lyriques, fut-ce dans les loges du Carrousel parisien ou dans une classe d’une petite ville du Cotentin. En quoi Bambi, loin d’être une importante note de bas de page des Invisibles est un vrai et beau film à part entière.
Parce qu’il est à l’origine une production pour la télévision, le film sort en salles en même temps qu’il paraît en DVD, édité par Epicentre Films.
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