Claire Denis: «“Les Salauds”, c’était un saut dans l’inconnu»

Le film, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon et Lola Créton, avait divisé le Festival de Cannes. Il sort ce 7 août. Entretien avec la réalisatrice.

Les Salauds de Claire Denis, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon, Lola Créton… Sortie le 7 août 2013. Durée: 1h40

Depuis 25 ans (Chocolat, 1988), Claire Denis suit une trajectoire unique dans le cinéma français, qui doit beaucoup à un parcours plus ouvert sur le monde qu’aucun de ses collègues. Elevée en Afrique, ayant travaillé aux Etats-Unis (notamment aux côtés de Wenders et de Jarmusch), elle réalise des films traversés de mystères venus d’autres rythmes et d’autres espaces, qu’ils se déplacent sur la planète (Beau Travail, L’Intrus, White Material) ou s’imprègnent des courants qui métissent la société française (S’en fout la mort, J’ai pas sommeil, 35 rhums). Cet esprit inspiré d’une magie noire du cinéma souffle aussi dans des films sans référence cosmopolite comme Nénette et Boni, Vendredi soir ou le sombre et troublant Les Salauds qui, après avoir divisé le Festival de Cannes, sort ce mercredi 7 août.

ENTRETIEN

D’où vient Les Salauds?

CLAIRE DENIS L’origine se trouve début 2012. J’avais des projets de longue haleine, et en même temps je sentais que ces projets me pesaient, ne me portaient plus en avant. Un jour, Vincent Maraval [producteur, l’un des fondateurs de la société de distribution et de ventes internationales de films Wild Bunch, NDLE], qui s’en rendait compte, me propose: «Tu n’as qu’à faire un truc, comme ça, à l’arrache. Ça te redonnera de l’élan.» Je n’y croyais pas, ce n’est pas ma manière de faire. Mais il m’a dit: «Je te donne une semaine pour écrire un synopsis, on décide après.» Ma propre défiance envers ce défi m’a humiliée, et du coup j’ai voulu, contre ma réaction initiale de peur, tenter le coup. Vincent Lindon s’y est mis lui aussi, sans calcul ni recul, il a lancé: «Si tu écris, je joue dedans.» Bref, pas possible de se défiler. En rentrant chez moi, j’ai repensé au titre d’un film de Kurosawa, Les salauds dorment en paix. Ces mots m’ont plu, ils contenaient une rage que je ressens. Je suis partie de là, d’un homme solide et sûr comme Toshirô Mifune qui, dans cette série de films noirs de Kurasawa, est à la fois le héros et la victime, en tout cas le jouet de forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il ne comprend pas.

Comment travaillez-vous à partir de ce point de départ inattendu?

On s’est mis au travail avec Jean-Pol Fargeau, le coscénariste de la plupart de mes films, au bout d’une semaine, on a trouvé une entrée dans quelque chose qui nous plaisait beaucoup: l’histoire d’un homme qui est le plus solide, sur lequel on peut s’appuyer et qui, par devoir, va être jeté, balayé par des éléments qu’il ne pouvait même pas imaginer. Entre les lignes est venue l’idée de la vengeance, d’une rage impuissante finalement. D’emblée ce personnage, ce Marco, était un marin. La marine, c’est très particulier; pour moi c’est une bonne manière d’être un homme. Quelqu’un qui a un idéal, qui est aussi un métier, qui a donc de quoi vivre, qui peut entretenir une famille mais de loin, sans subir les contraintes du quotidien. Il est loin.

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La nuit du héros

Les Salauds de Claire Denis

Vincent Lindon et Lola Creton

Ce serait l’histoire d’un héros. Un vrai, un héros d’aujourd’hui, beau, fort, et qui arrive des lointains pour rétablir le bien. Ce serait l’histoire d’un parcours où les ombres s’allongent et où les repères se brouillent, où les motivations et les imaginations se tissent de manière inattendue, difficilement interprétable. Ce serait l’histoire d’un homme qu’on ne verra que deux fois, quelques secondes tout au début et tout à la fin, dans la nuit et dans une lumière de malheur.

Une très jeune fille entièrement nue marche sur ses chaussures à talons dans la ville, la nuit, son sexe saigne. La voisine s’occupe de son petit garçon, tout le monde a une famille, tout le monde s’occupe de ses enfants, et alors? Alors, on songe peu à peu à ce boulet calamiteux qui plombe la quasi-totalité des fictions de cinéma, cette purge d’impératif catégorique que serait la famille, les liens familiaux, la justification de n’importe quoi pour défendre ses rejetons.

Dans cet environnement bétonné, Claire Denis ouvre une brèche. Elle le fait avec une terrible douceur, une sorte de grâce littéralement par delà le bien et le mal —ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus ni bien ni mal, mais que ce ne sont plus des blocs définis et repérés d’emblée. Le capitaine est rentré pour aider sa sœur après le suicide et la faillite de son mari, il découvre l’état physique et mental de sa nièce, s’installe à côté de l’appartement où loge la maîtresse du coupable désigné.

Il y a une enquête, des énigmes, des intrigues. Il y a le désir, qui est comme une onde obscure qui irrigue de partout ce film d’ombres profondes, où les visages irradient doucement une tristesse, une peur, une volonté qui semblent venir du fond des âges. Parce que Les Salauds est un film mythologique, comme Lumière d’août de Faulkner et Au cœur des ténèbres de Conrad sont des livres mythologiques.

Cette puissance d’invocation de forces qui balaieront la puissance et le courage de l’homme qui croyait pouvoir, qui croyait savoir, passe par une alchimie singulière entre les acteurs, la lumière, les mouvements de caméra. C’est une chorégraphie parcellaire et pourtant coulée, un enchaînement de fragments qui recomposent en permanence une sensation terrible et envoûtante, qui jamais n’enferme ni n’assigne.

Cela fait peur, oui. Mais cette peur est à l’unisson de l’émotion incroyable que suscite ces visages approchés de tout près, les vibrations qui émanent de deux très bons acteurs qui jamais, peut-être, n’ont atteint ce degré d’intensité, de charme et de mystère, Vincent Lindon et Chiara Mastroianni.

Infiniment troublant, le film de Claire Denis, tailladé d’obscurité et saturé d’humanité, ouvre à chacun, avec infiniment de respect, les espaces de questionnement sur l’inacceptable. Il est le plus puissant et dangereux antidote qu’on puisse rêver à toutes les machinations au service d’un ordre moral, et surtout du désir d’ordre et de soumission si partagé par chacun —aussi par les spectateurs de cinéma.

(Cette critique a été publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes. Lire aussi l’entretien avec la réalisatrice sur slate.fr)

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