... et des chèvres sur la table. Les Quatro Volte de Michelangelo Frammartino
Disons les choses clairement, le 29 décembre est une date poubelle. En tout cas pour ce qui concerne la sortie des films. Il y a le nombre toujours croissant de candidats qui se pressent tout au long de l’année, et le nombre pachydermique de copies sur lequel sortent certains d’entre eux. Et il y a des techniques de marketing de plus en plus efficaces, qui permettent d’évaluer le caractère « porteur » de chaque mercredi. Ce classement nous a valu de fameux embouteillages, soit parce que tout le monde se précipite sur les mêmes dates, soit parce que les meilleures dates sont squattées par les plus puissants, les autres s’entassant comme ils peuvent dans les créneaux restants. C’est ainsi que nous avons eu 21 nouveaux films le 17 novembre dernier, un record. Inévitable corolaire de cet afflux, les films restent très peu de temps à l’affiche, et bien sûr ceux qui n’ont pas disposé d’un minimum de visibilité au moment de leur apparition sont les premiers à dégager.
Donc, pas de mystère, les films qui sortent au beau milieu de la dite trêve des confiseurs sont ceux qui ne sont pas parvenus à suffisamment jouer des coudes dans cette foire d’empoigne. Ce qui évidemment n’a rien à voir avec leur intérêt en tant que film. De fait, parmi les sorties du 29 figurent trois des œuvres parmi les plus intéressantes découvertes cette année. Mais comme il a été rappelé précédemment, on risque ne pouvoir s’en rendre compte ni en 2010, ni en 2011, puisqu’elles risquent de disparaître des écrans aussi vite qu’elles y sont apparu tardivement. A moins qu’un beau désespoir alors les secoure, comme disait le cher Corneille, ou plutôt un sursaut d’attention des spectateurs – ça arrive.
Bruno Odar dans Octubre de Daniel et Diego Vega
Parmi ces trois films, l’un est une complète révélation. Au point qu’il serait dommageable de considérer Octubre, de Daniel et Diego Vega seulement comme une curiosité, parce qu’il s’agit d’un film péruvien – origine en passe de devenir d’ailleurs moins inhabituelle, ne serait-ce que grâce au beau Fausta révélé l’année précédente. Le 6e Festival du cinéma péruvien se tiendra d’ailleurs à Paris en avril. Mais Octubre, judicieux Prix du Jury Un certain Regard à Cannes cette année, n’a guère à faire avec l’appartenance géographique ou culturelle. S’il donne à voir les quartiers et les rues de Lima où il se déroule, son intérêt est ailleurs.
Il est dans la construction d’une étrange relation, perverse et burlesque, inquiétante et touchante, autour d’un personnage d’usurier de quartier, d’une humanité aussi extrême qu’antipathique. Autour de lui gravitent soupirante mystique et putes pragmatiques, voilà cet anti-Joseph affublé d’un bébé tombé du ciel, voilà ce maniaque du contrôle entrainé dans une quête cauchemardesque et dérisoire. On songe à Robert Bresson et à Buster Keaton, à Luis Buñuel aussi, et puis on laisse tomber les références, le film vibre selon ses propres harmoniques, qui entrainent sur un déroutant chemin, pour la grande joie du spectateur.
Egalement découvert à Cannes, où il fut l’événement de la Quinzaine des réalisateurs, Le Quatro Volte confirme les espoirs inspirés par le premier long métrage de Michelangelo Frammartino, Il Dono. Sans un mot de dialogue et pas davantage d’intrigue dramatique, le réalisateur italien prouve par l’exemple les puissances narratives, successivement tragiques et comiques, d’une juste observation du monde par le cinéma. Dans le village de Calabre où il a installé sa caméra, Frammartino accompagne une mort et une naissance, le cycle des saisons comme Hésiode et Virgile surent le faire, et des accidents comme Laurel et Hardy aimèrent les filmer. C’est magique, c’est bizarre, ça ne ressemble pas à ce qu’on a l’habitude de voir au cinéma et pourtant c’est à sa manière l’esprit même du cinéma qui s’incarne. Paisiblement, joyeusement.
Valérie Nataf dans Bas Fonds d’Isild Le Besco
Enfin voici venir un autre météorite. Celui-là est violent, brûlant, percutant. Bas Fonds d’Isild Le Besco laisse une trainée de poudre dans son sillage, et la certitude d’avoir touché au plus sensible d’une douleur de vivre, une douleur commune quand bien même ces personnages ne sont pas communs.
A l’instar de ses deux premiers films, Demi-tarif et Charly, la réalisatrice semble trouver un point de vue inconnu, une distance impossible et radicalement juste pour observer des protagonistes ici jusqu’aux tréfonds de leur révolte, de leur angoisse, de leur solitude et de leur volonté de s’affirmer. Isild Le Besco filme sans rien édulcorer, sans juger ni s’apitoyer. Retraçant la chronique de trois jeunes femmes en rupture de tout, et entre lesquelles circulent une violence aussi extrême que celle qu’elles infligent occasionnellement à l’extérieur, Bas Fonds ne retient ni ses cris ni ses coups. Il ne s’agit pas ici de naturalisme, encore moins d’exhibitionnisme, mais de l’invention à l’arraché d’une forme artistique qui approche des états pourtant bien réels, où les mots et les gestes convenus, « policés », n’ont plus d’usage.
D’une sincérité vibrante jusqu’au paroxysme, geste qui évoque Les Bonnes de Genêt et les cris du Free Jazz, le film d’Isild Le Besco laisse une trace profonde et douce, à la mesure de sa brûlure initiale.
lire le billetIsild Le Besco dans Au fond des bois de Benoît Jacquot
Pour Hollywood, donc de manière dominante à peu près partout sur la planète, « obscur » veut dire mauvais, le monde devant être systématiquement défini selon les axes du Bien et du Mal. La « force », elle, on la nomme sans la définir : le désir, la pulsion, ou, comme s’intitulait drôlement un court métrage de Cédric Klapisch « ce qui me meut ». Cette force-là n’est en fait ni bonne ni mauvaise, elle est littéralement par-delà le bien et le mal, même si elle peut conduire aux actes les plus abjects comme aux comportements les plus libérateurs et les plus admirables. Mais elle reste, précisément, obscure. Et cent mille ouvrages de psychologie n’y changeront rien.
Benoît Jacquot filme ça : l’obscurité elle-même, sans aucune prétention à l’éclairer – ce serait évidemment la détruire – ni à la juger.
Manuhel Perez Biscayart
Il y a ce garçon, sauvageon sorti de la forêt, comme l’époque des Lumières en connu beaucoup, trouvant chez ces enfants sauvages et ces hommes des bois le contrepoint exemplaire à l’idée d’une humanité raisonnable en train de se construire grâce à la démocratie et à la science. On est en Ardèche, vers 1860. Le garçon croise le chemin d’un médecin humaniste, qui l’accueille et le nourrit, et de sa fille. Entre elle et lui (Isild Le Besco et Manuhel Perez Biscayart), quelque chose se passe, quelque chose d’obscur. Le désir, le sexe, la mort, le besoin d’espace, la mise en crise du langage, l’invention des gestes, l’implosion des règles morales et de bienséance. Tout d’un coup, comme une explosion.
Qui contrôle qui ? Qui manipule qui ? La force obscure est aussi un ressort politique, éventuellement terriblement dangereux, tout le monde sait ça, mais en elle-même elle n’a ni but ni sens. Elle est là. Comme les arbres, les montagnes, les météores. Elle nous fait vivants, humains, sujets au double sens du mot (sujet pensant, sujet du roi), assassin, ermite, mère de famille sans histoire. Où passe alors la limite entre ce qui permet de se constituer comme être vivant et autonome et ce qui assujettit à un pouvoir – celui de la libido, du père, du chef, du juge, du prêtre… ? 5000 ans qu’on cherche et, qu’on ne fait que trouver de mauvaises réponses. Sans doute parce qu’il n’y a pas de réponse.
Benoît Jacquot filme ça : l’impossibilité de séparer ce qui fait la personne dans sa singularité, sa liberté, des infinis codages sociaux qui construisent toutes les formes d’inscription, subies ou voulues, subies et voulues.
Dans le maelström d’émotions qui emportent à travers bois et prés le couple qui s’est ainsi formé, dans la violence et la douceur de ce qui les rapproche et de ce qui aussi bien les fait se rejeter ou s’agresser, dans les interrogations multiples que leur relation hors norme suscite chez ceux dont ils croisent le chemin, paysans et hommes de loi, familiers, bandits ou marginaux, affectueux, brutaux ou apeurés, dans le vertige d’un rapport au cosmos, plutôt qu’à ce que nous appelons de manière trop domestiquée « la nature », cosmos dont font aussi partie les corps humains, les liquides vitaux, la tessiture des voix, dans cet ouragan nait un film qui aspire et effraie, mouvement double d’élan et de recul. Et c’est, aussi, le cinéma lui-même qui ainsi remis en jeu. Je veux dire que c’est la construction délibérée, explicite, dramatique, de ce qui se joue peut-être de plus important dans notre expérience de cinéma, mais qui est d’ordinaire occulté : les effets intimes des formes sur chacun d’entre nous, la manière dont nous entrons en résonnances avec certains assemblages d’images et de sons, de mouvement et de lumière.
La question, qui passionne Benoît Jacquot depuis longtemps, vibre selon ses propres harmoniques de ce que la psychanalyse étudie et tente de formaliser depuis plus d’un siècle. Elle a un rapport plus direct avec l’hypnose, même si le cinéma n’est pas l’hypnose – il l’ambitionne souvent, de manière qui mérite d’être critiquée. Il est un autre état d’agencement de notre esprit et de notre corps à des influences extérieures.
En 2009, un livre passionnant de Raymond Bellour, Le Corps du cinéma (POL) en mettait en lumière les modalités et de nombreux effets, et c’était l’une des approches les plus précises et les plus suggestives qui aient jamais été ouvertes pour comprendre ce qu’est, c’est à dire ce que fait le cinéma. Avec Au fond des bois, par les chemins et par les champs, les cris et les soupirs, les gestes et les regards, par tout ce qui fait palpiter les corps, se colorer les peaux, s’amplifier les battements de cœur, s’humidifier et se raidir nos organes, Benoît Jacquot filme ça.
lire le billetDe la présentation des films Lumière à Lyon en ouverture d’un nouveau festival au tournage du nouveau film de Benoît Jacquot dans les montagnes d’Ardèche, les aventures magiques de l’écriture du réel.
Petit périple cinéphile cette semaine, après le voyage lointain en Corée raconté dans une précédente chronique. Entre Lyon et l’Ardèche, on jugera qu’il n’y a plus guère d’exotisme au menu. Voire ! Car le cinéma offre plus d’un moyen de voyager loin, de parcourir d’étranges traversées, qui ne se mesurent pas toujours en kilomètres ni en même en fuseaux horaires.
Au début de la semaine, donc, rendez-vous à Lyon pour le lancement de la première édition d’un nouveau festival, intitulé Lumière ! Consacré au patrimoine cinématographique, celui-ci est organisé à l’initiative de Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes et directeur de l’Institut Lumière, la grande institution cinéphile de la ville natale du cinématographe. Les gazettes ont rendu compte du succès de la manifestation, conviviale et riche en découvertes, je ne m’y étends pas. Le voyage étrange et magnifique dont je voudrais parler ici a pourtant commencé là, le soir de l’ouverture, avec le projection en grand apparat et devant près de 5000 spectateurs d’une trentaine de « films Lumière », ces bandes de 56 secondes tournées par les frères lyonnais (le plus souvent par Louis), ou à leur initiative par les « opérateurs Lumière », durant les dernières années du 19e siècle. Certaines sont hyper célèbres (les 3 versions de La Sortie des usines Lumière, L’Entrée d’un train en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé…), d’autres beaucoup moins, et nous eûmes droits à quelques inédits renversants de beauté, de cruauté, de précision ethnographique, de poésie débridée, de loufoquerie pataphysique. Les Lumière inventaient tout. Ou plutôt, ils découvraient tout : le monde tel qu’on ne l’avait jamais perçu, c’est à dire tel que le cinéma allait permettre de le voir : tel que les choix de cadre et d’exposition, les mouvements de caméra, l’ellipse, le changement de sens de la pellicule dotait cette technique d’un langage aux ressources inouïes.
Absolument documentaire et complètement mise en scène : une écriture.
Une écriture dont les signes et la syntaxe relèvent d’un autre univers que celui du langage. Ecriture de la lumière, écriture du mouvement, écriture du réel. Grâce et terreur de ces élégantes européennes jetant des morceaux de nourriture à une foule d’enfants asiatiques affamés, qui se battent comme basse-cour. Charme et terreur de la petite fille à laquelle un chat dispute son goûter. Burlesque et violence de la famille d’acrobate où les plus petits sont jetés comme paquets, maltraités sous l’œil impavide de la caméra, le regard goguenard du spectateur. Elégance et folie de l’impossible traversée des Champs Elysées sillonnés de calèches. Ad lib. Ovation dans la salle. Génie.
Après la roborative halte lyonnaise, détour par les montagnes d’Ardèche, du côté d’Antraigues où Benoît Jacquot tourne son nouveau film, qui s’intitulera (peut-être) Raptus. Isild Le Besco y interprète Joséphine, fille d’un médecin humaniste au milieu du 19e siècle, dont le chemin croise celui d’un jeune homme des bois, incarnation de forces obscures qui trouveront à se manifester de manières inattendues. Fabrique du cinéma, équipe déco, équipe costumes, accessoiristes et maquilleuses, tournage qui semble mobiliser l’énergie et le désir de chacun, avec un ensemble efficace et souriant qui se rencontre rarement sur le plateau. Bien des raisons partielles à ce phénomène (on songe à ces moments de grâce, comme les instruments d’un orchestre jouant à l’unisson, qu’évoquait comme un idéal La Nuit américaine de Truffaut), mais où la sûreté de jugement et la vitesse de décision du réalisateur joue à l’évidence un rôle essentiel. Plus d’un de ses collaborateurs me dira, avec des mots différents : « Benoît ne cherche pas, il sait. Il a son film en tête, connait les moyens de traduire ses idées sur l’écran, en reconnaît immédiatement l’accomplissement ». Plan après plan, scène après scène. Une écriture à nouveau, où chaque angle de prise de vue, chaque décision de profondeur de champ, chaque choix de durée entre « moteur » et « coupez » porte un sens. Et concourt à réécrire, page après page, le scénario (admirable au demeurant) avec le vocabulaire du cinéma.
Un exercice de haute précision, menée par des artistes et techniciens tous professionnels de haut niveau unis par un projet commun ? Oui. Mais cela ne suffirait pas. Disons que cela ferait un bon produit. Heureusement, il y a le monde, qui plus de tours que le diable lui-même. Ce jour-là, le monde c’est surtout la température. Parce qu’il fait un froid de gueux. Parce qu’un vent du Nord à décorner les vaches ardéchoises souffle sur les collines où crapahutent Joséphine et son compagnon en rupture d’ordre social et moral. Parce que le froid et le vent (cela aurait pu être la chaleur, la pluie, la nuit, la forme des maisons, des collines ou des nuages, pas seulement la météo mais tout ce qui vient de la matière du monde réel) loin d’être traités en ennemis par le film sont accueillis par lui, en pleine conscience que le cinéma ne peut se faire qu’en prenant en charge l’épreuve du réel.
Hantée de pulsions, Joséphine s’approche d’un gouffre, écarte les bras. Le vent furieux agite follement la robe d’Isild le Besco, rend plus périlleux son équilibre au bord du rocher. Quelque chose advient, une vibration, une intensité, qui est exactement ce qui tendait à mort l’image de la petite fille submergée par le chat ou de l’homme en frac échouant à traverser l’avenue dans les films Lumières. Cela n’a pas de « signification » au sens habituel, il ne s’agit pas de « dire » quelque chose de plus mais de produire un autre état d’émotion, de compréhension, de partage. Et, à l’inverse, rien ne serait plus facile que de faire artificiellement souffler du vent sur la robe de l’actrice si cela avait été un effet recherché – et pourquoi pas ? Des artifices, il y en a mille.
Mais c’est là autre chose, d’une toute autre nature, c’est le cas de le dire, puisque c’est bien la disponibilité, acceptée, désirée, qui vient nourrir la fiction, la technique, le talent, de cette dimension en plus, qui est celle par excellence du cinéma et pas des autres arts. Pour les scientifiques, notre monde physique se compose de quatre dimensions, et l’invention technique du cinéma consistait à pouvoir enregistrer ces quatre dimensions. Pour les artistes, depuis les Lumière, industriels et techniciens devenus artistes sans le savoir, malgré eux, du fait même de la matérialité du cinéma qu’ils auront exploré (ce qui n’a rien à voir avec la prose de Monsieur Jourdain), depuis l’invention du cinéma, donc, le nombre de dimensions est infini, et le cinéma ne cesse de se nourrir en les explorant. De Lyon à Antraigues, à travers 115 ans et les milles lieues de l’histoire parcourue, s’était présentée l’occasion de refaire ce voyage-là.
JMF
PS : Retour à Paris, déjeuner avec mes amis les cinéastes et artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Ils me racontent que le Festival d’Avignon leur a passé commande d’une réalisation pour l’an prochain, ils ont choisi de travailler sur la manière dont le vent aura affecté les représentations au Festival d’Avignon : comme la question même que le cinéma viendrait poser, poétiquement, au théâtre.
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