Princes et joyaux de La Rochelle

bLe Prince de Hombourg de Marco Bellocchio, avec Andrea Di Stefano, Barbora Bobulova, Toni Bertorelli. Durée : 1h25. Sortie : 1er Juillet.

Festival International du film de La Rochelle (26 juin-5 juillet) : Hou, Assayas, Bellocchio, Visconti, e tutti gli altri…

 

La beauté, d’abord. Palpitante, mystérieuse. Ce serait comme si tout ce que la grande peinture classique a fait de mieux, de Rembrandt à Goya, nourrissait les plans, un par un. Ni citation ni imitation, mais une force plastique comme un ouragan calme, une profondeur habitée de mystère, d’angoisse, de tristesse et d’espoir. Il y a presque 20 ans, Bellocchio adaptait la pièce éponyme de Kleist, vertige des incertitudes du réel et de la prégnance des songes, des images, des représentations. Le Prince de Hombourg est une sorte d’anti-Antigone, où les limites de la loi et de l’émotion, de la pulsion, du désir, se reconfigurent sans cesse.

Le prince a vaincu mais désobéi, il est à demi fou, c’est à dire amoureux, et habité d’images – une sorte d’artiste impossible, quand tout lui impose d’être seigneur de guerre. La lune commande en lui d’étranges absences – lunatique serait le meilleur diagnostic, plutôt que bêtement somnambule comme il est dit souvent. C’est magnifique et troublant.

On ne sait pas, on ne sait plus pourquoi ce film de 1997 n’est pas sorti à l’époque. Il est sorti désormais, il faut aller le voir, 20 ans ou presque, ça ne change rien pour un tel film. Le Prince de Hombourg était aussi un des joyaux présentés dans le cadre du Festival de La Rochelle. Programme si pléthorique qu’on ne peut sérieusement prétendre ici l’évoquer tout entier. Mais programme dominé par trois rétrospectives majeures, dédiées à trois des plus grands cinéastes contemporains, Marco Bellocchio donc, Hou Hsiao-hsien et Olivier Assayas.

Trois artistes en activité, toujours d’une extraordinaire créativité – après l’admirable La Belle Endormie un attend Sangue de mi sangue à Venise, The Assassin fut pour beaucoup le sommet du dernier festival de Cannes, Sils Maria était le plus beau film de l’an dernier, un nouveau est en préparation. Ces trois cinéastes incarnent trois « sentiments du cinéma » parfaitement singuliers, et dont subitement on se plaisait à découvrir des assonances, repérables dans le cas Hou-Assayas (le second a réalisé le portrait filmé du premier), plus secrètes pour les autres, mais pourtant : l’attention à l’histoire et aux arts, l’inscription dans la culture longue et le quotidien, l’audace des formes, et des plongées dans les affects. Une radicalité sans effet de manche, plus profonde et plus féconde que bien des « gestes » suraffichés.

Il faudrait en fait ajouter un quatrième nom, également mis à l’honneur à La Rochelle, celui de Luchino Visconti. Visconti est mort et statufié, Visconti est consacré « grand classique »… Visconti, un prince lui aussi, ne sera jamais un classique. Il est aussi fou qu’Arthur de Hombourg, il est aussi dingue que Bellocchio, Assayas et Hou, et en recherche de formes, de failles, de gouffres. Marco B. et Olivier A. connaissent son œuvre sur le bout des doigts, il est douteux que HHH ait vu aucun de ses films. N’importe : un festival, c’est aussi le montage ensauvagé de ces échos qu’aucune histoire de l’art férue de scientificité ne validerait, que seule l’expérience des projections suggère – pour chacun à sa façon. Et tant mieux si votre voisin n’est pas d’accord.

Il y a des chances qu’en ce cas, vous ayez l’occasion d’en débattre avec lui. C’était d’ailleurs, comme chaque année, une autre des vertus de ce festival, le nombre impressionnant des spectateurs de tous âges, leur engagement pour les films, leur curiosité, leur désir de discuter – il n’y avait qu’à écouter les innombrables conversations dans les longues files d’attente (tout le monde fait la queue ensemble à La Rochelle).

C’est ainsi que se construit cette idée très joyeuse d’un cinéma au présent : présent de cette diversité des publics, et présent des œuvres même tournées il y a plusieurs décennies, mais éprouvées dans ce temps d’aujourd’hui, avec les yeux et les esprits, les inquiétudes et les questions actuelles. Et bien sûr échos entre les œuvres composant les rétrospectives et les films nouveaux, généreusement programmés également : 47 avant-premières.

Aucun programmateur ne peut prévoir l’assemblage que fera chaque spectateur à partir d’une offre si diverse. Un tout petit exemple, au hasard ( ?), l’enchainement fortuit, et parfaitement riche de sens et de suggestions, de deux nouveautés dont on ne savait rien – Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Periot, Amnesia de Barbet Schroeder – et de la revoyure des Damnés de Luchino Visconti, 45 ans après sa réalisation. Trois fragments d’une histoire allemande, d’une histoire de mémoire, de violence et d’inconscient, trois échos d’une inquiétude qui peut changer de lieux et de formes, mais ne cesse de travailler. En sortant, on pouvait aussi ouvrir son journal, les résonances ne s’éteindraient pas.

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Tout Bruno Dumont au Festival de La Rochelle

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P’tit Quinquin

Du 27 juin au 6 juillet, la 42e édition du Festival de La Rochelle présente comme à son habitude un vaste ensemble de nouveaux films tout en ouvrant de multiples fenêtres sur différents aspects de l’histoire du cinéma.

Du cinéma muet soviétiques (en ciné-concert) associant chefs d’œuvre d’Eisenstein, Vertov et Barnet a de nécessaires découvertes, à Howard Hawks, de Hannah Shygulla à Bernadette Lafont ou du côté des francs-tireurs Pipo Delbono et Jean-Jacques Andrien, le programme est d’une extrême diversité, que souligne la judicieuse invitation au jeune réalisateur birman Midi Z. Cette année l’intégrale célèbre un réalisateur qui occupe une place décisive dans le cinéma français, Bruno Dumont. On en est d’autant plus réjoui que l’absence de son admirable Camille Claudel aux Césars de cette année, si elle témoigne surtout de l’ignorance niaise des votants (pas même de nominations…) qu’a confirmé leur choix final, reste comme une injustice aussi absurde que cruelle. Retour sur une œuvre qui, jusqu’au récent P’tit Quinquin découvert à Cannes, n’a cessé de croître à la fois en cohérence et en capacité à se renouveler.

 

C’est un plan impossible, que personne ne pourrait ni d’ailleurs ne voudrait faire. Une femme sort de son bain. Elle est nue, elle n’est ni jeune ni jolie, et pas même le personnage principal du film. Que la femme au bain soit un motif pictural classique ne  souligne que mieux la totale singularité de ce plan, qui doit tout au seul cinéma. Surtout, ce plan est d’une beauté ravageante, il irradie littéralement. C’est un plan de La Vie de Jésus, le premier film de Bruno Dumont, et d’une certaine manière il dit l’essentiel de ce cinéaste. Comment la rencontre entre un regard incandescent d’attente envers le monde et la réalité la plus simple, la plus triviale, la moins apprêtée engendre un état extrême de la beauté, une pure déclaration d’amour au monde, une affirmation absolue de la dignité des êtres.

« Sublime », « absolu », voici que le vocabulaire du sacré est venu pour évoquer la scène la plus quotidienne, la plus concrète et banale qui soit. Précisément. A l’exception de Twenty Nine Palms, qui fut comme l’envers abstrait, théorique bien que sensuel et brûlant, de tout le reste de son cinéma, Bruno Dumont ne filme que des êtres de chair et de sang, dans la proximité immédiate de leur existence terrestre, commune, dans la matérialité de leurs voix, de leurs accents, de ce qui occupe leur temps et leurs gestes. Et c’est exactement là, dans cette épaisseur concrète, que son cinéma devient plaque sensible où s’inscrivent l’angoisse et le désir de soi-même et des autres, l’esprit si on veut.

Quoi ? Ah mais on ne sait pas, quoi ! « ça » dirait le psy, « Dieu » dirait le prêtre, « l’Absolu » dirait le philosophe. Bruno Dumont ne dit rien, et il se passe des majuscules – on se souvient qu’il a voulu que le titre de L’humanité ne soit pas affecté d’une capitale. Il regarde et il écoute. Souvenez-vous de ce grand champ labouré, au début de L’humanité, justement. C’était quoi ? Ben c’était un champ labouré, normal, on est à la campagne. Oui, c’est tout. Et tant d’autres vibrations pourtant émanent de cette terre, de cette couleur, de cette masse, de cette profondeur, de ce chaos plane, de cette trace du labeur, de cette inscription dans le temps des saisons et des longues durées. Le cinéma – seul le cinéma ? – peut prendre tout cela en charge d’un coup, sans le détailler, sans le commenter, sans le métaphoriser. C’est là. On entend sourdement la phrase de Beethoven – « Cela doit-il être ? Cela est ».

Et cet « être » à lui seul –  mais cette « solitude » est infiniment peuplée –  déploie, plan après plan, un accès à un monde plus riche, plus complexe, doté de plus de dimensions que ce que nous avons l’habitude d’en percevoir, ou que ce que nous en offre d’ordinaire les films, ou les romans tout autant que les journaux. Dans Hors Satan, la caméra filme celui qu’on appelé simplement le gars, ce marginal qui vit à l’écart de la petite ville. Lui, il regarde en retour, mais un peu ailleurs. Et dans son regard, dans son visage, se dessine soudain ce que nous ne verrons pas – il n’y a d’ailleurs rien de spécial à voir, pas d’anecdote, pas de secret. C’est dans ce jeu de la marge et du centre, du face à face et de ce qui l’excède, que s’ouvre l’accès à une ampleur et à une complexité du monde.

w240C’est dans ce processus de croyance mise en action par le travail de filmer, croyance qui n’a besoin des béquilles d’aucune religion, que ce processus d’ouverture prend en charge des phénomènes on ne peut plus concrets, actuels, communs – la misère sociale et le racisme dans La Vie de Jésus, la prolifération des images dans Twenty Nine Palms, la guerre dans Flandres, le terrorisme dans Hadewijch, l’exclusion dans Hors Satan ou, très différemment, dans Camille Claudel. Avec P’tit Quinquin, nouvelle et puissante manière de se décaler à nouveau, voilà Bruno Dumont qui emprunte au burlesque, à un art venu du cinéma muet lui-même inspiré par la pantomime, pour retraverser l’ensemble de ces champs, y compris avec une dose d’humour sur lui-même : répéter sur le mode comique « on est au cœur du Mal », leitmotiv silencieux ds précédents films, permet de prendre une distance avec la formule, sans nullement abolir ce qu’elle signifie, et qui demeure hélas pertinent.

Rien ne serait plus étranger au cinéma de Bruno Dumont tel que ses sept premiers longs métrages et sa série pour la télévision le constituent que d’en faire une œuvre hors du réel, une sorte de méditation solitaire et abstraite. S’il est juste d’inscrire le réalisateur de Bailleul dans la lignée de Dreyer et de Bresson, de Bergman et de Pasolini, c’est précisément parce que, quelles qu’aient été leur credo personnel (pas le même), ils sont tous des cinéastes de la matière, des filmeurs de terrain, convaincus que c’est dans la présence réelle des choses que se tiennent les ressources d’émotion et de pensée avec lesquelles a affaire le cinéma.

Il faudrait dire même la surface. « Superficiel » est un mot péjoratif, c’est bien dommage. Il n’y a rien d’autre à voir que la surface, il ne s’agit pas de creuser vers on en sait quel ailleurs, on ne sait quelle profondeur. Tout est là, tout est déjà là, mais il faut regarder, mieux, autrement. Regarder la peau de Juliette Binoche, écouter la voix de la jeune femme quand les garçons du village partent se battre et mourir dans un désert lointain, prêter la bonne attention aux mains, aux visages, aux sexes.

Ce qui est finalement passionnant, même si en même temps ridicule et horrible, dans la manière dont la représentation de l’acte sexuel dans les films de Dumont a pu faire polémique, est ce que cela traduit l’incroyable déni de réalité qu’un tel rejet suppose – déni de la réalité de l’activité sexuelle comme pratique d’une absolue banalité, déni de la réalité des conditions de tournage, ni plus ni moins « artificielles » (pour autant que quelqu’un sache ce que ça veut dire) que celle de n’importe quelle scène. On ne se souvient pas que quiconque de ceux qui reprochèrent à Dumont d’avoir truqué une scène de pénétration aient réclamé qu’il fasse vraiment tuer les acteurs jouant les soldats de Flandres sous prétexte qu’il est un cinéaste qu’on dit réaliste – mais en lui collant une idée bien misérable du réalisme.

Le sexe est comme le champ de L’humanité, comme la dune de Flandres ou celle de Hors Satan, comme le corps de la mère de La Vie de Jésus, s’il y avait quelque chose d’obscène, ce serait d’y ajouter du discours, des ornements qui ne le concernent pas (pas ceux de l’érotisme mais ceux de la marchandise spectaculaire), des masques qui ne viennent pas de ceux qui à ce moment le pratiquent mais d’une injonction extérieure.

Cinéma qui pense, qui pense à partir de la réalité et des émotions que, dans certains conditions très particulière qui sont ce qu’engendre la mise en scène, le cinéma de Bruno Dumont est un cinéma sans discours – ni théorique, ni religieux, ni psychologique, ni sociologique. Un cinéma, surtout, nettoyé de toute forme de  sentimentalisme. C’est la même question, évidemment, celle de l’être-là du corps, du sexe, des mots aussi – ceux qui ont leur place dans ce lieu et ce temps – et celle du sentimentalisme, qui est à vrai dire une forme de censure sous les oripeaux d’une bienséance psychologisante et racoleuse.

Avec ses chefs opérateurs, Yves Cape puis Guillaume Deffontaines, avec ses producteurs, Jean Bréhat et Rachid Bouchareb, Dumont paraît suivre une force intérieure assez mystérieuse, comme si chacun de ses plans, chacune de ses décisions de cadrage et de montage procédait d’un « impératif catégorique », et qui pourtant n’aurait été évident pour personne d’autre – et n’a d’ailleurs été mis en œuvre pas personne d’autre. Il a été prof de philo dans sa ville natale, Bailleul dans le département du Nord. Bien plus qu’un certain bagage de connaissances et une disposition à la spéculation, il importe d’y détecter une inscription dans un territoire – géographique, humain, imaginaire – un monde rural à proximité des mines à présent fermées et des industries lourdes, et aussi l’expérience de l’adresse, du savoir intime que parler (ou filmer), c’est moins s’exprimer dans l’affirmation de sa subjectivité que parler à des gens, mobiliser des éléments partageables, et qui visent à une forme de transformation.

Mais ce souffle de justesse et de nouveauté qui traverse ses films tient pour une bonne part aussi au choix de ses interprètes par Bruno Dumont. Presque toujours, ces visages et ces corps inconnus, ces voix singulières participent de l’invention d’une place particulière pour ceux que nous voyons sur l’écran : non pas l’habituelle séparation acteurs/personnages mais un horizon commun aux deux, une asymptote plutôt, où ce qui vibre entre l’un et l’autre, entre l’acteur et son personnage, semble l’énergie de deux pôles rapprochés sans se toucher, et  chargés de deux énergies différentes – la réalité et la fiction, pour le dire vite.

Le choix de Katia Golubeva dans Twenty Nine Palms, de Juliette Binoche dans Camille Claudel ressortit de la même démarche, dès lors qu’il s’agit dans le premier film moins d’une personne que de l’incarnation d’une image (l’amoureuse, l’étrangère) et dans le deuxième de confier à une personne célèbre (qui est aussi une très bonne comédienne) le rôle d’une personne célèbre. Hilarante et terrible, la série P’tit Quinquin fait encore davantage place cette tension, en convoquant les grimaces de Carnaval, de Groucho Marx et de Michel Simon, mais aussi l’abime d’un visage de gamin trop vrai pour être enfermé dans aucune fonction romanesque. Ce qui n’est pas le contraire de la fiction, mais à l’inverse son déploiement infini.

 

(Ce texte figure dans le catalogue du Festival de la Rochelle.)

 

 

 

 

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Le plus beau film du monde

Petit passage par le Festival de La Rochelle, qui fête son 40e anniversaire du 29 juin au 8 juillet. Haut lieu de ferveur amoureuse du cinéma, rencontres multiples et amicales, salut à Bertrand Bonello qui a animé ici un atelier dans une cité et retrouvailles enjouées avec Pema Tseden, poète cinéaste tibétain dont espère que les films seront bientôt distribués, avant une conversation publique que j’aurai la joie d’avoir avec Miguel Gomes, enchanteur du quotidien. On picore dans l’éclectique programmation. Entre un Walsh insurrectionnel et sensuel, complètement fou (La Rivière d’argent, 1948) et le nouveau et magnifique Aujourd’hui d’Alain Gomis, boum ! Le plus beau film du monde.

Je sais, j’ai déjà fait le coup, je n’arrête pas. Pas plus tard qu’il y a trois jours avec Holy Motors, ou il y a 10 jours avec Faust de Sokourov, et on ne sait combien de fois avant. Et alors ? Aller au cinéma, ce n’est pas être juge arbitre dans un concours de foire. C’est même l’exact contraire de ce médiocre esprit de compétition ! Quelle importance, la beauté, l’accomplissement sans réserve par d’autres films de tout ce qu’on est en droit s’attendre du cinéma, face à l’expérience, ici et maintenant, de la rencontre avec un film. A ce moment-là, on ne voit pas les autres, on le voit lui. Et ça va comme ça.

Donc, Les Hommes de la baleine est le plus beau film du monde. Absolument et sans réserve.

Documentaire couleur réalisé en 1956, à la main, avec une des premières caméra 16mm et les pêcheurs de baleine des Açores, film d’aventure extrême hanté par Dieu, Herman Melville et le combat de chaque jours des hommes, chorégraphie cosmique à laquelle une dentelle de mots composée par Chris Marker déroule un contrepoint comme une danse de l’esprit, pierre fondatrice de ce qu’on appellera ensuite de noms incertains et maladroits – « cinéma-vérité », « cinéma direct »…

Son réalisateur s’appelle Mario Ruspoli. Il a fait ce qui n’est devenu possible qu’avec l’invention de la DV, 45 ans plus tard. Poète et gastronome, aristocrate et pataphysicien, il a regardé et écouté les ivrognes, les fous, les docteurs, les paysans pauvres, les baleines et ceux qui les affrontent et les tuent pour ne pas mourir. Bientôt, ces merveilles multiples et diverses vont devenir accessibles en DVD. On attend.

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Escale à La Rochelle

Retour à La Rochelle, rendez-vous festivalier annuel, pour la 39e édition, qui s’est tenue du 1er au 10 juillet. Deux bonnes nouvelles et une constante. Les bonnes nouvelles, ce sont d’une part l’augmentation de l’affluence, au point que de nombreuses séances refusent du monde, et un certain rajeunissement du public, toujours fidèle mais qui avait tendance ces dernières années à être de plus en plus dominé par les séniors. Ces deux renforcement consacrent mieux encore la constante qu’est la réussite de l’assemblage de programmation concocté chaque année par Prune Engler et Sylvie Pras, savant mélange de découvertes audacieuses, d’avant premières prestigieuses (quelques joyaux cannois : Habemus Papam de Moretti, Melancholia de Lars von Trier, L’Apollonide de Bonello, Hors Satan de Dumont, Les Bien-aimés de Honoré) et de retrouvailles mettant en valeur des grandes figures du patrimoine.

La Rochelle n’est pas un festival pour les critiques ni pour les professionnels, c’est un festival pour le public. Un critique a pourtant largement de quoi s’y occuper, même sans systématisme – et en étant contraint de laisser de côté des pans entiers de la programmation (autant pour les documentaires mexicains, pour les films d’animation du Japonais Koji Yamamura, pour les films de Maurice Faillevic et ceux d’Andrew Kötting, pour la leçon de musique autour de Maurice Jarre avec Stéphane Lerouge…) . Parmi de multiples autres options, cette édition aura été, pour moi, grâce à l’hommage à Jean-Claude Carrière, l’opportunité de revoir quelques Buñuel de la dernière période, exercice toujours salutaire autant que réjouissant ; grâce au programme Keaton (accompagné par le virtuose local, le toujours inventif pianiste Jacques Cambra), elle aura permis de (ré-)expérimenter le partage enthousiaste des bonheurs fondateurs de la projection ; et, de manière moins prévisible, elle aura aussi offert l’occasion de remettre sur le tapis quelques certitudes en revisitant au moins en partie l’œuvre plus complexe qu’elle n’y paraît de David Lean, particulièrement cette curiosité qu’est La Route des Indes.

Côté découverte d’œuvres et de cinéastes inconnus, parmi une offre pléthorique, on se souviendra de plusieurs très belles apparitions : celle du jeune réalisateur norvégien Joachim Trier, dont le deuxième long métrage, Oslo 31 août sortira cet automne, et dont aussi bien Seconde Chance, son premier film, mérite grande attention. Un premier film slovène, Oca de Vlado Skafar, très belle plongée dans l’intimité d’hommes cernés et diminués par la fermeture de l’usine qui faisait vivre leur région, la maison hantée de fantômes basques de Aita de José de Orbe, ou le magnifique et très drôle Eternity, premier film thaïlandais de Sivaroj Kongsakul, qui ressemble et ne ressemble pas aux œuvres de son compatriotes Apichatpong Weerasethakul. Des choix au petit bonheur la chance, mais la chance était au rendez-vous, bien aidée par les programmatrices du Festival.

Enfin le Festival de La Rochelle offre la joie d’observer, et le cas échant d’accompagner la reconnaissance de cinéastes contemporains de première importance, mais dont l’œuvre n’a pas encore conquis toute la visibilité qu’elle mérite. Ainsi du Français Bertrand Bonello, du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun, et du Québécois Denis Côté, celui qu’il est peut-être le plus nécessaire de présenter, celui qui reste le plus à découvrir. Afin d’y contribuer, voilà le texte que j’avais écrit pour le catalogue de cette édition :

 

Le pas de Côté de Denis l’ouverture

Ça part de la ville vers un bourg au loin dans le Nord. Ça part d’une fiction familiale vers un voyage et des rencontres. Ça part de ce que le Québec a offert de meilleur au cinéma, l’école documentaire des Pierre Perrault, Michel Brault et compagnie. Mais surtout, ça part. ça s’en va, ça prend le large. Peu d’expériences aussi réjouissantes pour qui aime le cinéma que de découvrir impromptu un film dont il ne savait rien, d’un réalisateur dont il n’a jamais entendu parler, et d’aussitôt sentir qu’il se passe quelque chose. Un mouvement, un élan, une vibration. C’est ce qui m’est arrivé un jour de 2005, dans la salle de la Cinémathèque à Montreal, dont le directeur, Pierre Jutras, chez qui je présentais des films en soirée, m’a dit un matin (avec l’accent, évidemment) : « tiens pi qu’t’as rien en affaire, r’garde don ça ! ».

« ça », c’était Les Etats nordiques, premier long métrage du critique Denis Côté. Et « ça », c’était l’évidence d’un regard. Que Denis Coté ait travaillé comme critique, comme tant de cinéastes en herbe qui faute d’avoir accès à la réalisation se débrouillent pour demeurer au plus près des films, et si possible en vivre un peu, qu’il ait été critique n’a pas tellement d’importance. Mais qu’il ait vu beaucoup de film, et qu’il ait intensément aimé le cinéma, oui, c’est important. Et sacrément actif dans sa façon d’en faire à son tour.

Au début des Etats nordiques, un homme commet un crime par amour, puis quitte la ville, traverse la campagne en voiture, roule vers le Nord, et même « le Nord du Nord » aurait chanté Gilles Vigneault. Mais lorsqu’il arrive à Radisson, dont les habitants « forment la seule communauté non autochtone du Québec à habiter au nord du 53e parallèle », comme nous en informe un carton, la solitude et le tourment du personnage ne seront pas le sujet du film. Pas plus qu’on n’y assistera à une enquête pour découvrir le meurtrier du début. Sans crier gare, le film mute une deuxième fois, après être passé du mélodrame criminel au road movie poétique, il devient documentaire, étude et écoute des habitants de Radisson.

C’est-à-dire qu’il se reconfigure, il devient autre chose sans entièrement cesser d’être ce qu’il avait été. Il s’enrichit et se diversifie, échappant aux définitions. Et c’est comme si, plutôt que untel ou untel, c’était le film lui-même son personnage principal, voire unique. Depuis, on a au moins compris ça : Denis Côté donne naissance à des films qui sont comme des êtres vivants. Et là c’est vrai qu’on peut songer à un autre critique, Serge Daney, qui n’a pas réalisé de film mais qui a écrit certains de ses meilleurs articles sous forme de dialogue imaginé avec le film transformé en interlocuteur, considéré comme un être vivant (et doué de parole).

Dès le premier long métrage de Denis Côté –et ce sera aussi le cas ensuite, avec  les quatre autres tournés depuis –  il y aura ce mouvement vital, venu de l’intérieur du film. Un mouvement né de ses premiers composants, et qui ne cesse d’évoluer au fil de leur rencontre avec d’autres facteurs, qui peuvent aussi bien se trouver dans le paysage réel et les conditions matérielles de réalisation que dans les imaginaires que les prémisses du film ont mobilisés. Ce sont souvent des imaginaires cinématographiques, mais pas seulement.

Cinq films comme cinq êtres, fort différents dans ce qui  est raconté – puisqu’à la fin des fins « ça » raconte quelque chose et même plein de choses, mais certes pas sur le mode convenu intrigue-scénario-réalisation-montage. Chacun de ces cinq êtres se déploie selon une logique organique, qui est la manifestation visible de forces intérieures qui les travaillent.

Dès son premier long métrage, Denis Côté a suscité une certaine perplexité chez les critiques de chez lui, sinon un rejet. C’est sûr que si le critère d’excellence c’est Denys Arcand, alors gloire du cinéma québécois, on en est loin ! Même pas aux antipodes, carrément sur une autre planète. Toujours est-il qu’il a fallu la reconnaissance à l’étranger du film, grâce notamment au Léopard d’or du Festival de Locarno (dans la section « vidéo », c’est à dire en fait dans la section « trucs bizarres »), pour commencer d’offrir à ce réalisateur une forme de légitimité, y compris chez lui. Six ans et quatre films plus tard, la place de Denis Côté est établie, il a même été intronisé chef de file d’un « jeune cinéma québécois » découvert au milieu des années 2000. C’est vrai : il y a bien l’apparition d’une génération de jeunes réalisateurs originaux et talentueux dans la Belle Province (Rafael Ouellet, Maxime Giroux, Stéphane Lafleur…) et Côté est bien le plus doué et le plus visible d’entre eux, ou il l’a été jusqu’à l’irruption en 2009 du « cas » Xavier Dolan. Et c’est faux : il n’est le chef de rien ni de personne, et ne se soucie nullement de le devenir.

Cette « reconnaissance », à nouveau confortée par l’adoubement des festivals (jusqu’à celui de Jeonju en Corée qui lui a commandé en 2009 un court métrage, commande réservée aux figures éminentes de l’art du cinéma contemporain) et de la critique, se double le plus souvent dans les articles que la presse québécoise consacre à ses films de conseils de « prudence » aux possibles spectateurs, avertis d’un cinéma « difficile », « austère », etc.

Difficile ? Austère ? Mais c’est tout le contraire ! Rien de moins lointain ni de moins savant qu’un film de Denis Côté. On ne sait pas bien ce qu’est l’histoire ? Euh… et dans un nocturne de Chopin, ou un solo de saxophone de Sonny Rollins, ou un déchainement de guitare des Clash, c’est quoi l’histoire s’il vous plait ? Et c’est austère ? C’est difficile ? Je prends mes comparaisons dans la musique, mais elles pourraient aussi bien être empruntées à la peinture, ou à la poésie.

Les points de départ des films de Denis Côté ne se ressemblent pas. Voici Nos vies privées, une histoire d’amour dans la forêt canadienne entre deux jeunes immigrants bulgares, et d’étonnantes et logiques rencontres, réalistes ou pas. Ou la plus simplement humaine des aventures mais racontée autrement, dans une langue étrangère, avec d’autres repères. Voici Elle veut le chaos, une sorte de western primitif et contemporain  au noir et blanc somptueux comme une invocation au puissances anciennes du cinéma de genre pour raconter des peurs et des désirs qui sont de tous et de chacun. Voici Carcasses, mise en place attentive d’un paysage d’arbres et de voitures hors d’usage, habité réellement et magiquement par un homme si singulier qu’il faudra un peu de temps pour comprendre que sa singularité est celle de chaque individu ? Et alors les esprits viendront à sa rencontre, bien réels eux aussi.

Guère en commun donc, sinon cette même attente du spectateur, d’une disponibilité à accompagner le film, à voyager avec lui, à ne pas commencer par lui demander ses papiers (scénario, genre, thème, sujet, but…). Rien de difficile ni d’austère, ni d’ailleurs d’intellectuel – ce qui ne serait pas un défaut. Les films de Denis Côté sont au contraire des expériences sensorielles, des agencements de propositions visuelles, sonores, en mouvement dans des éléments de réalité et des ondes oniriques, des réminiscences. Ils sont une certaine organisation de possibilités multiples traversées comme des rayons de lumière et des bruits d’animaux en marchant dans la forêt. Ça peut faire un peu peur parfois, ça oui, ça peut faire rêver, imaginer, rire et frissonner – et même réfléchir.

Réalisateur de ses films, Denis Côté en est aussi le scénariste et le producteur, qui s’en étonnera dès lors qu’il est évident que tout cela est un seul et même processus, où la fabrication est le film ? Non pas qu’il montre la fabrication mais parce que le film vit de la dynamique intérieure qui l’a fait naître. Cette question, souvent posée, du manque de moyens matériels et financiers n’a guère de sens : ces films sont le fruit de leurs conditions concrètes de fabrication, ils sont nés de leur  budget comme ils sont nés du temps qu’il a fait, comme ils sont nés de l’imaginaire de Denis Côté, de ses rencontres avec des hommes et des femmes qu’il a désiré comme présences dans ses films, à la fois acteurs et personnages et un peu autre chose aussi. S’il y avait eu plus d’argent cela aurait fait un autre film, pas forcément meilleur, ni pire.

Après ses quatre premiers longs (et une quinzaine de courts), le plus récent à ce jour, Curling, qui sortira en France cet automne, semble offrir quelques chemins d’accès plus balisés. Tant mieux s’ils permettent, comme il semble que c’est le cas, la rencontre avec davantage de spectateurs. Mais il ne faut pas s’y tromper, autour de Jean-François/Emmanuel Bilodeau, de sa fille, des usagers du bowling et des autres, c’est bien le même mouvement intérieur qui se met en branle. Quelque chose qui aurait à voir avec une certaine qualité de température, de vitesse de passage du temps, de proximité de certaines inquiétudes, réelles ou fantasmées, d’une difficulté à savoir vivre. Creusé par une horreur qui hante le monde Curling construit son propre espace avec un espace qui déjà existait, un espace habité de rythmes, de ruptures, de rimes. Il se déploie en contrepoints de couleurs, de sens, d’émotions et d’imaginations prennent forme autour d’un espace noir pour s’élancer dans le courant de la projection, comme au long de cette route qui traverse le film.

A propos d’Elle veut de chaos, Denis Côté parlait dans un entretien[1] de « scénario à trous ». Des trous comme on en perce dans un roseau pour que ça fasse de la musique, oui. Des trous pour que notre imaginaire puisse s’y nicher, et à son tour se mettre en mouvement. Des trous dans le mur des systèmes verrouillés qui contrôlent tout, et pas seulement la manière de faire des films. La liberté ? N’employons pas de grands mots, songeons-y un peu quand même.

 

 

 


[1] « L’art de vivre entre deux chaises » propos recueillis par Bruno Dequen, dans Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois n°11. www.cinema-quebecois.net

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Festival expérience

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La star du Festival de La Rochelle: son public

On le sait, les festivals sont devenus durant l’été une pratique de masse. Les grandes manifestations drainent des dizaines, voire des centaines de milliers de spectateurs, tandis qu’une myriade de propositions plus modestes, en taille sinon forcément en ambition, attirent chaque année des quantités d’estivants en proportions au moins comparables. Tous ne sont pas des festivaliers assidus, beaucoup « picorent » au gré des opportunités et des envies. Aussi la plupart des comptes rendus et commentaires de la presse sur ces festivals rendent-ils comptent davantage de la nature du projet de programmation des organisateurs que du vécu des festivaliers lambda. Moi qui ai souvent « couvert » aussi méthodiquement que possible des festivals, et compte bien le faire à nouveau, me suis cette année trouvé en situation de les traverser de manière dilettante. Les sensations retirées de deux des principales manifestations de ce début d’été, le festival de cinéma de La Rochelle (2 au 11 juillet) et le festival de théâtre d’Avignon (7 au 27 juillet) nourrissent aussi la compréhension de ce phénomène.

affiche-2010La Rochelle, depuis 38 ans, a imposé un style particulier au moins parmi les festivals de cinéma : pas de compétition, pas de palmarès, pas de thématique. La programmation d’un éclectisme revendiqué fait voisiner nouveautés en avant-première, grands auteurs classiques, œuvres expérimentales, découvertes de cinématographies méconnues, films pour enfants, rencontres novatrices avec des objets lointains, venus du temps du muet ou d’horizons exotiques. Le risque serait un programme fourre-tout, c’est le grand talent des deux programmatrices du Festival, Prune Engler et Sylvie Pras, d’en faire au contraire un tressage fertile, où les différences se fond écho ou contraste sans se nuire. Ce n’est pas (seulement) moi qui le dit, c’est le public, et surtout qui le prouve, d’abord par le nombre considérable de spectateurs qui se pressent à l’entrée des salles, pour retrouver l’œuvre d’un géant du western, vivre la projection de films muets accompagnés live au piano, découvrir un expérimentateur vidéo…

En écoutant les conversations dans les files d’attente, il est évident que ces spectateurs, dont beaucoup sont des habitués, loin de se focaliser sur un seul axe de programmation, butinent, composent leur propre menu, voire que des groupes se partagent les films pour explorer des hypothèses différentes, à partager ensuite. Le contrepoint de cette construction de choix individuels parmi les innombrables agencements possibles à l’intérieur du programme se trouve dans les conversations sans fin à l’issue des projections, aux tables de restaurant, à la terrasse des bistrots. Cette curiosité et cette envie de débattre sont confirmées par la présence massive lors des rencontres organisées par le festival, en présence de la quasi-totalité des auteurs des films présentés. A ceux-ci se mêlent souvent des cinéastes ou comédiens venus les années précédentes, et qui reviennent en amis, vacanciers prêts à partager une conversation individuelle ou collective lorsque l’occasion s’en présente.

Cette année, parmi les nombreuses opportunités (l’intégrale Pierre Etaix, une ample rétrospective Elia Kazan, tous les films du Roumain Lucian Pintilié, un panorama du jeune cinéma indien, les œuvres complètes du cinéaste kazakh Serguei Dvortsevoy dont tant de gens ont cru que le beau Tulpan était le premier film, le cinéaste expérimental suisse Peter Liechti), j’avais pour ma part choisi Rohmer, les films muets de Greta Garbo et Ghassan Salhab. Revoir quelques uns des grands films de l’auteur des Contes moraux sur grand écran était un bonheur peut-être renforcé par le fait que tous les longs métrages et une grande partie des courts et produits TV existent en DVD. En bonus inédit à La Rochelle, un film consacré au cinéaste qui l’a révélée par l’actrice Marie Rivière. Tourné durant les derniers mois de la vie du cinéaste, En compagnie d’Eric Rohmer montre celui-ci joyeux, érudit, farceur, intraitable sur les principes, prêt à discuter de tout, étincelant d’intelligence : un grand artiste, mais aussi un penseur important de son temps, et un homme d’une courtoisie enjouée qui faisait le bonheur de qui avait la chance de passer un peu de temps avec lui.

Les Garbo muets, signés Moritz Stiller, Victor Sjöstrom, Jacques Feyder ou Clarence Brown, auront révélé une sensualité, une liberté de présence à l’écran, et une modernité d’écriture de certains de ceux qui la filmèrent avec lesquels jouait affectueusement le clavier expert du pianiste Jacques Cambra. Quand aux films de Ghassan Salhab, beyrouthin dans l’âme bien que né à Dakar, ils révélaient au public combien les puissances d’invocation du cinéma, qui est aussi art des fantômes et des ruines, pouvait contribuer à repenser, poétiquement, politiquement, les tragédies du Liban et du Moyen-Orient. Aux confins du film fantastique, du documentaire et du journal intime, Beyrouth Fantôme, Terra Incognita, 1958, Le Dernier Homme, (Posthume) dessinent une géographie imaginaire qui est aussi une carte précise des emballements, impasses, catastrophes, illusions qui ont martyrisé le pays, la région et la génération de Ghassan Salhab.

Faut-il ajouter que La Rochelle est la démonstration par excellence de la possibilité de bâtir une programmation propre à attirer un large public sans démagogie ni racolage? Aucune étude d’opinion, aucune statistique sur Internet, aucun suivisme vis-à-vis du goût dominant, jamais, ne mènerait à la liste des films évoqués ci-dessus. Voilà le travail d’un festival: convertir en goût partager, commun au plus beau sens du mot, des choix personnels et sans complaisance.

Digression 1. Un festival comme La Rochelle, ce sont aussi des rencontres professionnelles, des collaborations avec le milieu scolaire, les associations de quartiers, les actions culturelles en milieu carcéral, des résidences d’artistes. En marge du Festival, je suis ainsi invité à animer une partie d’un colloque organiser par des profs de droit de l’Université de La Rochelle passionnés de cinéma. Le thèmes de leurs journées « Droit et cinéma » est cette année la présence de l’enfance. Moment exceptionnel grâce l’intervention de la vice-présidente du tribunal pour enfants de Lille, Laurence Bellon, qui en un argumentaire lumineux montrait à partir d’extraits des 400 Coups et de La Vie de Jésus de Bruno Dumont l’évolution de rapports au langage, au corps, à la notion d’autorité, en relation directe avec ce qui se passe chaque jour dans son bureau.

Digression 2. Sans égard pour la géographie, mon chemin de La Rochelle à Avignon passe par Angers, où Jeanne Moreau organise chaque année les Ateliers Premiers Plans, destinés à de jeunes réalisateurs en train de préparer leur premier long métrage. Outre les exercices pratiques sur le scénario, la réalisation et la production, des rencontres sur des sujets plus généraux sont organisés, je dois intervenir dans ce cadre, pour une journée de réflexion sur le phénomène actuel de la 3D. Je reviendrai sur ce sujet, mais l’important ici est que ces rencontres, ouvertes au public, attirent en plus des stagiaires des Ateliers un nombre significatif de spectateurs, choisissant de passer la journée enfermés dans une salle à écouter conférences et débats. Des profs, étudiants et magistrats de La Rochelle aux quidams curieux d’Angers, il y a sous des formes variées un désir de découvrir, d’apprendre, de réfléchir, dont on ne cesse de prétendre qu’il a disparu, dont je ne cesse de vérifier au contraire la vitalité et la diversité, pour peu qu’il y ait, dans chaque endroit, quelqu’un pour en organiser les conditions, en créer l’envie.

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Papes en goguettes dans la Cour d’honneur d’Avignon, merci Marthaler

Arrivée à Avignon, le lendemain de l’ouverture. Sous le brouhaha sympathique des parades du off bruisse la rumeur d’une bronca lors de la soirée inaugurale au Palais des Papes. Hormis la belle et juste lettre des gens de spectacle apostrophant le ministre sur l’écroulement par pans entiers de la politique culturelle nationale, faute de volonté et de perspectives plus encore que de financements, il n’y aurait eu à en croire la rumeur (et la presse du lendemain) qu’ennui lors de la représentation inaugurale. Le deuxième soir, pour ce donc décrié Papperlapapp de Christoph Marthaler, les gradins sont combles, ce qui ne prouve rien puisque les places sont achetées à l’avance. Le public est cette fois celui des représentations ordinaires, on entend aux commentaires avant la pièce la défiance suscitée par les échos de la veille.

Pièce bizarre en effet, déroutante, qui met le spectateur de guingois sur son siège en plastique. Ironique, onirique, opératique, l’œuvre créée par le dramaturge suisse spécialement pour la Cour d’honneur construit une architecture visuelle et sonore où tout l’espace disponible est sans cesse sollicité, sans cesse abandonné pour être réinvesti autrement, créant une attente, une curiosité, une palpitation où la déflation compte autant que l’intensification. Explosion burlesque. Purs moments de grâce musicale et vocale. Longues périodes de doute : qui fait quoi ? Où sont-ils ? D’où cela va-t-il réapparaître ? En quelle langue ? Dans quel registre ? Le vide, oui, est une composante importante de ce théâtre-là. En ce monde de saturation, de trop plein de tout, il est un salutaire parti-pris – et peut-être le principe même d’un art moderne.

Des spectateurs sont partis durant la représentation, mais combien ? Moins de 5% assurément. Ce théâtre ne veut pas plaire à tout le monde, en simple statistique locale il aura plu à l’évidence au plus grand nombre de ceux qui étaient là, et qui ont longuement applaudi  à la fin, faisant taire les sifflets, bien audibles eux aussi. Proposition radicale, à n’en pas douter, Papperlapapp m’a semblé recueillir sinon l’approbation de tous, du moins la disponibilité de beaucoup à une expérience inhabituelle, qui occupait l’espace de la Cour d’honneur comme nul ne l’avait fait auparavant, cherchait aux  frontières du théâtre, de l’opéra, du cabaret des territoires de beauté et de sens encore inexplorés.

Pas question de dérouler ici mes opinions sur chacun des autres spectacles vus à Avignon, mais encore un mot pour insister sur cette dimension mal repérée des festivals, les espaces de paroles et d’échanges, d’écoute et de réflexion partagée qu’ils ouvrent. C’était cette fois, à l’université d’Avignon, une rencontre avec le metteur en scène Ludovic Lagarde, animée par Florence March qui vient de lui consacrer un livre (Un théâtre pour quoi faire, éditions Les Solitaires intempestifs) : rien de scolaire dans la manière de l’homme de théâtre de raconter son travail avec l’homme de lettres Olivier Cadiot, l’autre artiste invité de cette édition du festival (avec Marthaler). Précision et matérialité de la description du travail, pour laisser entendre comment d’une œuvre (un livre de Cadiot) nait une autre œuvre (une pièce mise en scène par Lagarde, ou deux : à Avignon, Un nid pour quoi faire et Un mage en été). Lagarde parle volontiers, pour mieux se faire comprendre, en référence, au cinéma. Et on songe à ce terme de cinéma, le montage, pour décrire le travail complexe et multiple que font les festivals lorsqu’ils ne sont ni foires promotionnelles ni gadgets folkloriques : des constructions d’éléments dissemblables créant des interstices entre leurs composants, pour ouvrir un espace à l’émotion, à la pensée, à l’inattendu.

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