“Interstellar”, poussif vaisseau spatial

Interstellar-2014-Poster-WallpaperInterstellar de Christopher Nolanavec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49

Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.

Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.

A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.

On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.

Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.

Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.

Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)

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Une Julie peut en cacher une autre

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Mademoiselle Julie de Liv Ullmann, avec Jessica Chastain, Colin Farrell, Samantha Morton.

Mademoiselle Julie d’Alf Sjöberg, avec Anita Björk, Ulf Palme, Märta Dorff, Max von Sydow.

 

Ce mercredi 10 septembre sort en salle la transposition par Liv Ullmann de Mademoiselle Julie, sans doute la pièce la plus jouée d’August Strindberg. Fort à propos, un distributeur saisit l’occasion de ressortir un autre film du même titre, réalisé par Alf Sjöberg et qui obtint ce qui équivalait alors à la Palme d’or à Cannes en 1951. Strindberg, Sjöberg, Ullman : il manque ici le nom d’Ingmar Bergman pour achever dessiner le paysage de référence scandinave que convoque cette double sortie – Bergman, qui fut le scénariste de Sjöberg pour Tourments (1944) et bien sûr le cinéaste qui révéla Ullmann (et son compagnon durant plusieurs années) n’ayant jamais caché l’importance de Strinberg dans son œuvre. Or ce qui est intéressant ici, en regardant les deux films clairement inscrits dans un univers commun est fort peu ce qui les rapproche, et presqu’uniquement ce qui les différencie, sinon les oppose.

Adaptant un monument de la culture « nationale » (bien que norvégienne, Liv Ullmann est essentiellement liée au cinéma suédois), l’actrice de Persona semble n’avoir rien de plus urgent que de s’en éloigner le plus possible. Elle opère des coupes radicales dans le texte, élimine tous les figurants (qui sont loin d’être accessoires), transpose la scène de Suède en Irlande et la langue d’origine à l’anglais, idiome des vedettes qui se partagent l’affiche.

Sa Mademoiselle Julie est une commande de producteurs britanniques, visiblement plus soucieux d’associer des noms de Hollywood à un titre célèbre du répertoire que d’aucune autre forme d’authenticité ou de nécessité. La réalisatrice, dont on sait depuis son très beau Infidèle qu’elle est capable d’une grande finesse, opère un parti-pris radical avec un huis clos plus refermé que jamais ne le fut la pièce jouée sur scène, mais où étrangement quelques scènes d’extérieur viennent fragiliser ce choix sans apporter grand chose, hormis une bizarre citation shakespearienne tout à la fin, rapprochant Julie d’Ophélie sans motif compréhensible.

Ce caractère forcé, presqu’incongru, se retrouve dans le jeu des interprètes, et de manière particulièrement visible dans l’évident inconfort de Jessica Chastain, actrice douée s’il en est. « Quelque part » entre théâtre et cinéma, « quelque part » entre fidélité radicale à Strindberg et très libre interprétation, « quelque part » entre numéros pour stars et héritage classique, en fait nulle part, sa Mademoiselle Julie se retrouve dispersée façon puzzle, sans plus de liens avec les enjeux pourtant multiples et complexes mobilisés par le dramaturge suédois, et qui justifie la variété des approches que d’innombrables mises en scène de théâtre ont proposées.

La comparaison avec la réalisation de Sjöberg est particulièrement cruelle. Le réalisateur suédois fait tout le contraire, d’une manière qui paraît d’abord bien convenue. Le procédé qui consiste à « aérer » les pièces de théâtre pour « faire cinéma » a 100 fois prouvé sa nocivité, cette fois le réalisateur trouve au contraire une énergie et une sensualité parfaitement en phase avec ce qui travaille le texte de Strindberg.

Dans un noir et blanc d’une pure splendeur, réussissant à jouer avec une grande fluidité qui n’exclue pas de véritables pics de tension – brutalité, érotisme, humiliation, envolée onirique –  du passage des face à face entre la maîtresse et le serviteur, entre l’homme dominateur et la jeune femme malheureuse, entre eux deux et la fiancée, la composition de la Mademoiselle Julie de 1951 est une constant bonheur de cinéma. L’élégance et la complexité des agencements de situations autour de la ligne dramatique principale, y compris avec des flashback à la volée et des embardées d’un lieu à l’autre d’une grande liberté, évoque plus d’une fois l’élégance et la complexité de La Règle du jeu, en même temps que Sjöberg développe une rhétorique visuelle qui navigue dans les eaux troubles d’un cinéma d’angoisse clairement inspiré par les grand films d’Hitchcock de la décennie précédente, de Rebecca à La Maison du Dr Edwards.

On assiste dès lors au phénomène inverse de celui constaté dans le film de Liv Ullmann, l’élan légitime et cohérent de la mise en scène polarisant autour des thématiques sociales, psychiques et oniriques de Strinberg des éléments extérieurs qui les enrichissent et les précisent.  Ainsi, à rebours des prévisions, est-ce le film de Liv Ullmann qui en se « libérant » de la relation à la pièce perd son énergie cinématographique, alors que celui de Sjöberg, qui en respecte la lettre tout en appliquant les recettes classiques de l’adaptation de la scène à l’écran, n’en invente pas moins une vigueur réellement cinématographique, qui déploie les ressources présentes dans l’œuvre de Strindberg.

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