Cannes jour 6: les Américains à la rescousse

90-1Adam Driver dans “Paterson” de Jim Jarmusch

Après un week-end dominé par les déceptions, l’espoir renait grâce à deux grands cinéastes venus des États-Unis: Jim Jarmusch qui présente la magique «Paterson» et Jeff Nichols qui signe «Loving».

LIRE ICI

lire le billet

“Midnight Special”: ouvrez la cage aux oiseaux (de feu)

648x415_jaeden-lieberher-midnight-special-jeff-nichols

Midnight Special de Jeff Nichols avec Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst, Adam Driver. Durée: 1h51. Sortie le 16 mars.

Il est amusant de voir la publicité annoncer avec le quatrième film de Jeff Nichols la révélation d’un nouveau Spielberg. Si le sens du spectacle cinématographique de l’auteur de Shotgun Stories, de Take Shelter et de Mud peut en effet être comparé à celui du signataire d’ET, c’est pour en faire un tout autre usage, voir pour affirmer un point de vue opposé et un désir de rupture.

Midnight Special est un conte à la morale assez simple: il faut que les enfants vivent leur vie, l’avenir leur appartient, les parents (et les autres pouvoirs, politiques, religieux, militaires, médiatiques) doivent accepter de les laisser un jour partir vivre leur vie. Soit l’exact contraire du message familialiste, de la prééminence des liens du sang et de l’appartenance à la cellule familiale, martelé sur tous les tons et, éventuellement, à grands renforts d’effets spéciaux par Spielberg.

Il est à cet égard légitime que le film porte le titre d’un song de Leadbelly, musicien noir qui a passé le plus clair de son temps dans un pénitencier près duquel passait ce train de minuit dont la lumière le faisait rêver de liberté. La liberté, dans un sens assez vague, est bien l’enjeu de la fuite dans la nuit de Roy, le père, aidé du policier passé dans le camp opposé Lucas, plus tard rejoints par la mère, Sarah et par Paul, un analyste de la NSA (le seul personnage spielbregien de l’affaire, mais dans un emploi très différent) pour amener le garçon de 8 ans, Alton, à sa mystérieuse destination malgré la mobilisation de la puissance et de la violence des autorités de tout poil.

De tous ces protagonistes, chacun typé d’une manière originale et assez ambivalente, à commencer par Michael Shannon déjà remarquable dans Take Shelter, la mère remarquablement sous-jouée par Kirsten Dunst est certainement la figure la plus singulière, dans un contexte où la pulsion animale de l’amour maternel est une loi quasi-absolue du scénario du cinéma mainstream contemporain, et son surjeu la règle de la part de toutes les actrices recrutées pour cet emploi.

Le seul protagoniste sans grand intérêt, être fonctionnel plutôt que fictionnel, est Alton, qui est moins un enfant qu’une idée. Si le film cherche à susciter l’identification, c’est avec les adultes qui l’entourent. Comme si Midnight Special n’avait pas à savoir, et encore moins à rendre partageable, ce dont cet enjeu de liberté, et de manière douloureuse, est porteur.

La liberté, c’est aussi celle que se donne Jeff Nichols, et celle qu’il offre à ses spectateurs –là aussi tout à fait à rebours du cinéma dont Spielberg est la figure exemplaire. Pas de manipulation du récit, mais une organisation lacunaire des informations qui laisse ouvertes de multiples hypothèses quant aux motivations des personnages et à la succession des événements. L’accès à des indices disséminés comme les repères d’une «plus grande image», qui ne sera jamais montrée, propose un rapport à la fois ouvert et codé à la fiction, d’un effet très heureux. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Cannes Jour 10: American déjà-vu

Mud de Jeff Nichols (Compétition)

Lawless de John Hillcoat (Compétition)

Killing Them Softly d’Andrew Dominik (Compétition)

The Paperboy de Lee Daniels (Compétition)

C’était l’un des aspects les plus saillants de la sélection officielle 2012: la très forte présence en compétition de films venus des Etats-Unis, avec cinq titres en lice, soit la plus forte représentation par pays –si on accepte la convention selon laquelle les films de Haneke et Walter Salles, ou même ceux de Cronenberg, Nasrallah et Kiarostami, ne sont pas français, même si des sociétés françaises ont joué un rôle décisif dans leur production.

Parmi les cinq films américains, l’un, Moonrise Kingdom de Wes Anderson, occupe une place à part, pas seulement pour avoir fait l’ouverture des festivités, mais surtout comme nouvelle réalisation d’un cinéaste désormais bien identifié, auteur d’une œuvre cohérente que ce film complète sans y ajouter beaucoup.

Il n’en allait pas de même des quatre autres, signés de cinéastes ayant déjà tourné un ou deux films mais encore en phase de découverte. Autant dire qu’au sein de cette compétition par ailleurs balisée par les ténors, les représentants états-uniens faisaient figure de principale promesse de découverte, d’inédit, de singularité.

Une promesse d’inédit non tenue

Promesse non tenue, même si les quatre films ne sont pas à ranger dans le même panier: l’un d’entre eux émerge nettement du peloton, le dernier à avoir été présenté aux festivaliers, Mud de Jeff Nichols. Auparavant, on aura eu la bizarre impression de voir trois fois sinon le même film, du moins la même idée du cinéma, ou la même stratégie pour conquérir cette visibilité que la compétition leur aura de fait accordée.

Lawless de John Hillcoat raconte la bataille de trois frères, paysans du Sud pratiquant intensivement la distillation à l’époque de la prohibition, et affrontant des flics fédéraux qui incarnent la sauvagerie des grandes villes, par contraste avec leur non moindre brutalité rurale.

Killing Them Softly, d’Andrew Dominik, décrit la traque de petits gangsters par un tueur à gages invincible au service des gros bonnets de la mafia.

The Paperboy, de Lee Daniels, réunit dans un Deep South saturé de racisme et de frustration sexuelle deux journalistes, le jeune frère de l’un des deux et une femme éperdue de désir pour un condamné à mort.

Lire la suite

lire le billet

Trois pour la route

Ce 4 janvier, sortie en salles de A l’âge d’Ellen de Pia Marais, Take Shelter de Jeff Nichols et de Les Acacias de Pablo Giorgelli.

Pour bien commencer cette année de cinéma, trois films qui sortent en même temps – c’est trop ? OK, c’est trop. Mais on ne va pas les passer sous silence pour autant, non ? Trois beaux films, trois formes singulières d’invention, de liberté d’écriture, trois visages possible du « cinéma indépendant », au sens d’une indépendance de l’inspiration. Ils viennent d’Allemagne, des Etats-Unis et d’Argentine. Par ailleurs, ils n’ont à peu près rien en commun. Ils représentent même trois manières fort différentes de faire un film – manières qui sont évidemment loin d’être les seules possibles.

Jeanne Balibar dans A l’âge d’Ellen de Pia Marais

A l’âge d’Ellen est le deuxième film d’une réalisatrice au parcours cosmopolite : Pia Marais est née en Afrique du Sud, a grandi en Suède et en Espagne, étudié à Londres et Amsterdam avant de s’installer en Allemagne. Son premier film s’intitulait Trop libre, c’est presque le commentaire qu’inspire celui-ci : une manière très déstabilisante, prenante, et finalement transportante d’empoigner un sujet classique pour en faire une aventure sensuelle, aux franges de l’hypnose. Ellen est hôtesse de l’air, elle ne sera plus longtemps « une jeune femme », sa vie personnelle n’est pas géniale, son boulot, bof, ça va mais on en fait le tour, y compris des destinations exotiques et des aventures avec les commandants de bord charmeurs. Et puis ça casse. Ou plutôt ça glisse, ça dérape d’abord doucement, et puis on est ailleurs.

L’histoire d’une déprime de la quarantaine, d’une bonne dépression, oui, sans doute. Mais, comme film, une mise en jeu du quotidien, d’abord à peine tremblé, et qui devient dérive où le joyeux loufoque, le sinistre grave foncé et la diversité pas forcément exaltante du monde ne cessent de gagner en densité. Sous des signes qui sont comme des totems, Ellen croise plusieurs chemins en impasse, s’engage davantage aux côtés d’un groupe de très jeunes activistes qui se battent contre les mauvais traitements infligés aux animaux. Elle est avec eux et pas, pour de bonnes et de mauvaises raisons, elle est là où elle a l’air d’être et pas, pour idem. Les jeunes gens inventifs, courageux, hyperpolitiques y compris au pire sens du mot, les animaux réels et fantasmés, les villes allemandes et la savane africaine deviennent comme une matière unique, grâce à un « agent » qui fait précipiter, au sens d’une solution chimique, tous ces ingrédients.

Cet « agent », c’est Jeanne Balibar, qu’on est bien content de retrouver, la Balibar telle qu’en elle-même la langue allemande, l’uniforme d’hôtesse de la Lufthansa et, surtout, le regard de Pia Marais la changent. Entre l’actrice et la cinéaste s’installe une dynamique joueuse et distanciée, qui fait merveille pour animer tout le film d’un souffle chaud, un peu rauque, carrément troublant.

Michael Shannon dans Take Shelter de Jeff Nichols

Si A l’âge d’Ellen est organique, fruit d’un processus fusionnel où s’absorbent récit, contexte et interprètes, Take Shelter de Jeff Nichols est lui le résultat d’un assemblage qui prend bien soin de laisser apparents ses composants. Découvert il y a trois ans avec Shotgun Stories, son premier film, Nichols en retrouve certains aspects composites. Il associe cette fois cinéma fantastique, chronique sociale, drame familial et paysage country, l’indécidabilité de ce qui relie, ou pas, ces différents composants faisant l’essentiel de la tension du film.

Curtis, père de famille entouré de l’affection des siens, ouvrier consciencieux, est-il en train de devenir complètement fou, ou soudain doué d’un talent visionnaire ? Y a-t-il une explication psychiatrique à ce qu’il perçoit ? Quelles sont ces menaces qui planent sur ce petit monde, au point de pousser Curtis à ruiner son couple, à saboter son amitié avec ses copain et à démolir le lieu où jouait sa petite fille ? Au fait, est-il vraiment le seul à voir ces tornades qui s’apprêtent à dévaster son bonheur familial et la petite ville où il réside ? Non, il n’est pas seul : les spectateurs du film les voient aussi bien que lui. Qui, dès lors, est fou ? S’inspirant en partie du génie avec lequel Shyamalan a, du Sixième Sens à Phénomènes, déplacé le rapport de croyance entre le public, les différents protagonistes de la fiction et les codes du film de genre, Jeff Nichols construit méthodiquement une fable étrange, aussi stimulante sur notre rapport au cinéma qu’acérée pour ce qui concerne les réalités et les fantasmes des périls qui menacent la planète. En outre, la présence de l’étonnante Jessica Chastain dans un rôle en partie comparable à celui qui la révéla dans The Tree of Life accentue la proximité avec l’univers visuel de Malick, tandis que les images de nature et l’utilisation des effets spéciaux sont souvent d’une élégance et une puissance visuelles qui imprègnent ce qui aurait pu demeurer un film assez théorique d’une singulière puissance émotionnelle.

German De Silva et Hebe Duarte dans Les Acacias de Pablo Giorgelli

Take Shelter fut une des révélations de la féconde Semaine de la critique à Cannes 2011, c’est également là qu’a été découvert Les Acacias, premier film de Pablo Giorgelli, et lauréat de la Caméra d’or de cette édition du Festival. Lorsque la jeune Jacinta et son bébé montent à bord du camion conduit par le taciturne Ruben pour parcourir la route qui mène de la frontière paraguayenne à Buenos Aires, d’une certaine manière tout est joué. Et de cette quasi-évidence du déroulement narratif, Giorgelli fait le matériau d’une émotion nourrie de gestes, de silences, de paysages, de toute une gamme de formes de présences, humaines ou matérielles, d’autant plus sensibles, et d’autant plus précieuses, qu’on ne doute guère de ce qui peut se jouer entre les personnages.

Les Acacias a beau se dérouler presqu’entièrement sur la route, ce n’est pas un road movie, c’est même le contraire. Ce n’est pas l’expérience ouverte d’un cheminement accueillant à des développements inattendus, révélateurs de ceci ou cela qui est l’enjeu de tel ou tel film relevant de ce genre, mais une manière de cultiver la liberté offerte par l’assurance du trajet, géographique et psychologique, qu’accompliront les protagonistes. La grande qualité des interprètes (German de Silva et Hebe Duarte) et de la manière qu’a Pablo Giorgelli de les filmer tient à une forme de discrétion largement fondée sur cette évidence dramaturgique. Du coup, d’innombrables nuances ont tout loisir d’apparaître, faisant tout le plaisir de voyage au long cours.

lire le billet