Le Dos rouge d’Antoine Barraud. Avec Bertrand Bonello, Jeanne Balibar, Géraldine Pailhas, Joana Preiss, Martha Hoskins. Durée : 2h07. Sortie le 22 avril.
C’était il y a longtemps, bien longtemps, la dernière fois qu’on a ri au cinéma d’aussi heureuse façon. Je veux dire dans l’élan de quelque chose qui élève, qui intrigue, qui déplace.
Il y a ce garçon pas si jeune mais avec beaucoup d’enfance, au visage toujours comme étonné, disponible à une surprise, sur un fil entre extrême sérieux, effroi et fou rire devant l’absurdité du monde. Il s’appelle Bertrand, il est réalisateur de films. Il est joué par le réalisateur de films Bertrand Bonello, qui s’amuse à l’évidence à interpréter un personnage qui n’est pas lui, mais lui ressemble à plus d’un titre.
Ce Bertrand veut faire un film, visiblement il ne sait pas bien lequel, il a une idée plutôt qu’un projet, a fortiori qu’un scénario. Ce serait quelque chose autour de la monstruosité en peinture… Enfin, c’est lui qui le dit, pas obligé de le croire, en tout cas pour ce qui serait de limiter la monstruosité à la peinture. Ne sachant trop comment l’accompagner dans cette quête opaque, son assistante lui dégote une spécialiste d’histoire de l’art, Célia. Bertrand et Célia, les voilà partis dans les musées, à la découverte de peintres et de tableaux, certains très célèbres, certains inconnus. Ils visitent, ils discutent, ils regardent. Elle parle des tableaux comme on parle en dormant, elle est savante et folle, troublante et fuyante. Ils se mentent et se jouent et se séduisent et se déçoivent.
Bacon, Caravage, Chassériau, un rayon de lumière, le mouvement d’un pinceau, le décor du musée Gustave Moreau, le sens même du mot «portrait» surgissent comme des petites aventures, des relances drôles ou effrayantes où rode la spirale du chignon de Madeline, la demi-héroïne du Vertigo d’Hitchcock, figure muséifiée par la cinéphilie et elle-même visiteuse fantôme d’un fantôme peint. Rien qui pèse ni pose ici pour qui se laissera entraîner dans cette gigue vraiment érudite mais pas du tout pédante, un sens du contre-pied, dont l’une des meilleures manifestations est le phrasé déroutant et suggestif de l’historienne d’art révélant le sens caché d’une toile et mentant éhontément dans son téléphone portable.
Elle, Célia, est si fluide, mutine et même mutinée, imprévisible, qu’étant toute entière Jeanne Balibar au meilleur de son talent comique si singulier et percutant, elle sera ensuite sans crier gare Géraldine Pailhas. Bizarre? Oui, sans doute, mais pas plus que la manière dont autour de cette trame sérieuse prolifèrent comme lianes de la jungle, comme traînées de poudre, les échanges affectueux, les étranges transformations physiques, les moments de transgression, sexe et image, visage et ombre. (…)
Ce 4 janvier, sortie en salles de A l’âge d’Ellen de Pia Marais, Take Shelter de Jeff Nichols et de Les Acacias de Pablo Giorgelli.
Pour bien commencer cette année de cinéma, trois films qui sortent en même temps – c’est trop ? OK, c’est trop. Mais on ne va pas les passer sous silence pour autant, non ? Trois beaux films, trois formes singulières d’invention, de liberté d’écriture, trois visages possible du « cinéma indépendant », au sens d’une indépendance de l’inspiration. Ils viennent d’Allemagne, des Etats-Unis et d’Argentine. Par ailleurs, ils n’ont à peu près rien en commun. Ils représentent même trois manières fort différentes de faire un film – manières qui sont évidemment loin d’être les seules possibles.
Jeanne Balibar dans A l’âge d’Ellen de Pia Marais
A l’âge d’Ellen est le deuxième film d’une réalisatrice au parcours cosmopolite : Pia Marais est née en Afrique du Sud, a grandi en Suède et en Espagne, étudié à Londres et Amsterdam avant de s’installer en Allemagne. Son premier film s’intitulait Trop libre, c’est presque le commentaire qu’inspire celui-ci : une manière très déstabilisante, prenante, et finalement transportante d’empoigner un sujet classique pour en faire une aventure sensuelle, aux franges de l’hypnose. Ellen est hôtesse de l’air, elle ne sera plus longtemps « une jeune femme », sa vie personnelle n’est pas géniale, son boulot, bof, ça va mais on en fait le tour, y compris des destinations exotiques et des aventures avec les commandants de bord charmeurs. Et puis ça casse. Ou plutôt ça glisse, ça dérape d’abord doucement, et puis on est ailleurs.
L’histoire d’une déprime de la quarantaine, d’une bonne dépression, oui, sans doute. Mais, comme film, une mise en jeu du quotidien, d’abord à peine tremblé, et qui devient dérive où le joyeux loufoque, le sinistre grave foncé et la diversité pas forcément exaltante du monde ne cessent de gagner en densité. Sous des signes qui sont comme des totems, Ellen croise plusieurs chemins en impasse, s’engage davantage aux côtés d’un groupe de très jeunes activistes qui se battent contre les mauvais traitements infligés aux animaux. Elle est avec eux et pas, pour de bonnes et de mauvaises raisons, elle est là où elle a l’air d’être et pas, pour idem. Les jeunes gens inventifs, courageux, hyperpolitiques y compris au pire sens du mot, les animaux réels et fantasmés, les villes allemandes et la savane africaine deviennent comme une matière unique, grâce à un « agent » qui fait précipiter, au sens d’une solution chimique, tous ces ingrédients.
Cet « agent », c’est Jeanne Balibar, qu’on est bien content de retrouver, la Balibar telle qu’en elle-même la langue allemande, l’uniforme d’hôtesse de la Lufthansa et, surtout, le regard de Pia Marais la changent. Entre l’actrice et la cinéaste s’installe une dynamique joueuse et distanciée, qui fait merveille pour animer tout le film d’un souffle chaud, un peu rauque, carrément troublant.
Michael Shannon dans Take Shelter de Jeff Nichols
Si A l’âge d’Ellen est organique, fruit d’un processus fusionnel où s’absorbent récit, contexte et interprètes, Take Shelter de Jeff Nichols est lui le résultat d’un assemblage qui prend bien soin de laisser apparents ses composants. Découvert il y a trois ans avec Shotgun Stories, son premier film, Nichols en retrouve certains aspects composites. Il associe cette fois cinéma fantastique, chronique sociale, drame familial et paysage country, l’indécidabilité de ce qui relie, ou pas, ces différents composants faisant l’essentiel de la tension du film.
Curtis, père de famille entouré de l’affection des siens, ouvrier consciencieux, est-il en train de devenir complètement fou, ou soudain doué d’un talent visionnaire ? Y a-t-il une explication psychiatrique à ce qu’il perçoit ? Quelles sont ces menaces qui planent sur ce petit monde, au point de pousser Curtis à ruiner son couple, à saboter son amitié avec ses copain et à démolir le lieu où jouait sa petite fille ? Au fait, est-il vraiment le seul à voir ces tornades qui s’apprêtent à dévaster son bonheur familial et la petite ville où il réside ? Non, il n’est pas seul : les spectateurs du film les voient aussi bien que lui. Qui, dès lors, est fou ? S’inspirant en partie du génie avec lequel Shyamalan a, du Sixième Sens à Phénomènes, déplacé le rapport de croyance entre le public, les différents protagonistes de la fiction et les codes du film de genre, Jeff Nichols construit méthodiquement une fable étrange, aussi stimulante sur notre rapport au cinéma qu’acérée pour ce qui concerne les réalités et les fantasmes des périls qui menacent la planète. En outre, la présence de l’étonnante Jessica Chastain dans un rôle en partie comparable à celui qui la révéla dans The Tree of Life accentue la proximité avec l’univers visuel de Malick, tandis que les images de nature et l’utilisation des effets spéciaux sont souvent d’une élégance et une puissance visuelles qui imprègnent ce qui aurait pu demeurer un film assez théorique d’une singulière puissance émotionnelle.
German De Silva et Hebe Duarte dans Les Acacias de Pablo Giorgelli
Take Shelter fut une des révélations de la féconde Semaine de la critique à Cannes 2011, c’est également là qu’a été découvert Les Acacias, premier film de Pablo Giorgelli, et lauréat de la Caméra d’or de cette édition du Festival. Lorsque la jeune Jacinta et son bébé montent à bord du camion conduit par le taciturne Ruben pour parcourir la route qui mène de la frontière paraguayenne à Buenos Aires, d’une certaine manière tout est joué. Et de cette quasi-évidence du déroulement narratif, Giorgelli fait le matériau d’une émotion nourrie de gestes, de silences, de paysages, de toute une gamme de formes de présences, humaines ou matérielles, d’autant plus sensibles, et d’autant plus précieuses, qu’on ne doute guère de ce qui peut se jouer entre les personnages.
Les Acacias a beau se dérouler presqu’entièrement sur la route, ce n’est pas un road movie, c’est même le contraire. Ce n’est pas l’expérience ouverte d’un cheminement accueillant à des développements inattendus, révélateurs de ceci ou cela qui est l’enjeu de tel ou tel film relevant de ce genre, mais une manière de cultiver la liberté offerte par l’assurance du trajet, géographique et psychologique, qu’accompliront les protagonistes. La grande qualité des interprètes (German de Silva et Hebe Duarte) et de la manière qu’a Pablo Giorgelli de les filmer tient à une forme de discrétion largement fondée sur cette évidence dramaturgique. Du coup, d’innombrables nuances ont tout loisir d’apparaître, faisant tout le plaisir de voyage au long cours.
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