« Homeland », captation du chaos irakien

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Homeland: Irak année zéro d’Abbas Fahdel. En deux parties: «Avant la chute»/«Après la bataille». Durée : 5h34. Sortie le 10 février

Des oncles, des cousins, un frère, des voisins. Ils font des blagues, se chicanent, discutent de l’actualité, des problèmes du quotidien. La maison est comme ci, les chaise de jardin comme ça, voilà la marque de la voiture, tiens les habits de la cousine, la coiffure de la mémé, la coupe de la moustache de l’oncle… La famille de province vient en visite, plus tard on ira à son tour. Un film de famille. Mais il y a un compte à rebours. Une catastrophe annoncée, inéluctable.

On ne sait pas quand exactement, bientôt, il y aura la guerre. Les Américains vont attaquer. Dans le doute, on panique un peu, on plaisante un peu. On existe. Les destructions, les morts, les pénuries, l’humiliation de l’occupation étrangère sont programmées, mais aussi peut-être, sans doute, la fin de la si longue et si atroce dictature de Saddam Hussein.

Les ravages de la guerre, la promesse de la démocratie, à ce moment ce sont des abstractions, et elles sont incommensurables les unes aux autres.

Dans sa famille de la classe moyenne à Bagdad, Abbas Fahdel enregistre tout cela, les mots, les gestes, les visages. On dirait qu’il n’éteint jamais sa caméra, et tout semble matière à tourner pour lui, les détails, les moments où il ne se passe rien –d’ailleurs, il ne se passe à peu près rien de significatif. Ou ce qui se passe est dans les têtes.

Dans les têtes de ces gens dont nous, spectateurs, sommes amenés à partager l’intimité et qui se représentent comme ils peuvent ce qui va s’abattre sur leur pays, sur leur existence, tout en essayant aussi de penser à autre chose autant que faire se peut.

Et dans nos têtes à nous, nous qui ne sommes pas Irakiens, nous qui n’avons pas vécu de guerre, mais qui savons d’un tout autre savoir ce qui va se passer, dans les jours qui suivent ces quelques semaines de février-mars 2003 auxquelles sont consacrées les premières 160 minutes du film, qui en constitue la première partie de Homeland: «Avant la chute».

Abbas Fahdel revendique vigoureusement la nécessité de cette durée, on n’est pas obligé d’y souscrire. Ce n’est pas seulement une question de longueur de l’ensemble, mais surtout de sentiment que les prises de vue suivent au fil de l’eau des événements de tous les jours, que les situations sont a priori tenues pour intéressantes puisque dans l’ombre portée de la guerre qui vient,  que ces personnages pour lesquels le réalisateur a de l’affection (ce sont les membres de sa famille) sont nécessairement capables de susciter l’intérêt de qui les regarde sur un écran. Ce qui est loin d’être si évident.

La situation où se trouvent ceux que filme Fahdel est évidemment dramatique, cela ne suffit pas à faire de chaque prise un plan de cinéma, de chaque protagoniste un personnage –on songe à de nombreuses reprises en regardant le film que la question du personnage n’est pas moins présente dans le documentaire que dans la fiction, que ce serait même peut-être plutôt l’inverse.

De Wiseman à Lanzmann, du Sokourov des Voix spirituelles au Wang Bing d’À l’Ouest des rails ou au récent Death in the Land of the Encantos de Lav Diaz, on connaît les vertus du long cours documentaire. Elles sont nombreuses et très variées, elles ne sont  jamais acquises d’avance. Quel que soit l’intérêt du sujet et la sincérité de celui qui filme, elles ne s’affirment que cadre après cadre, coupe après coupe. Sinon, la souplesse de la caméra numérique se transforme aisément en piège.

La durée de la première partie a aussi pour effet, peut-être pour raison, de faire pendant à celle de la seconde, les 2h54 de «Après la bataille». Nous voici dans les semaines, puis les mois qui suivent l’attaque de la coalition, Bagdad est tombé, l’Irak est vaincu, Saddam est en fuite. Un épouvantable désordre règne dans la ville, livrée aux pillards, aux contrôles et parfois aux exactions de l’armée américaine, aux attentats menés par des groupes encore obscurs, à la pénurie d’eau, d’électricité, de nourriture, de médicaments. Dans la maison de sa famille et en accompagnant ses membres en ville, Abbas Fahdel recueille une succession de notations sur le vif, qui composent peu à peu le sentiment d’un terrifiant chaos. (…)

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«American Sniper»: Clint Eastwood, un œil fermé

american-sniper_612x380_1American Sniper de Clint Eastwood. Avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Jake McDorman, Luke Grimes. Durée: 2h12. Sortie le 18 février.

D’un point de vue hollywoodien, ce qui est pratique avec al-Qaida, a fortiori désormais avec Daech, c’est l’existence d’un consensus à présenter leurs combattants comme des monstres, des ordures absolues –Daech travaillant d’ailleurs, avec des méthodes de récit et de représentation hollywoodiens, à conforter cette image. Dès lors, il devient possible de retrouver le simplisme absolu des bons («nous», qui que soit ce nous: les Etats-Unis, l’armée américaine, les Occidentaux, les spectateurs de cinéma) et «eux», les méchants, traités sans complexes de sauvages, d’animaux et autres qualificatifs dans le film.

Dès lors, le macho texan Chris Kyle peut partir en guerre sans souci. Le Bien marche à ses côtés. Reconstituant sur le mode du panégyrique le parcours de celui que ses camarades de combat appelleront La Légende, le tireur d’élite ayant le plus morts à son actif de l’histoire de l’armée américaine, Clint Eastwood se permet de faire le contraire de son héros. Alors que celui-ci explique que pour bien tirer il a besoin de garder les deux yeux ouverts, et de voir ce qui se passe aux alentours de ce qu’il vise, tout le scénario et toute la réalisation éliminent les à-côtés qui risqueraient de compliquer inutilement la situation.

American Sniper est filmé comme à travers une lunette de tir de précision, entièrement centrée sur un seul objectif. Oubliés les mensonges du président Bush et de la totalité de la haute administration américaine pour déclencher la guerre en Irak. Ejectée la diversité de ceux qui, sur place, se seront alors opposés à l’occupation comme d’ailleurs l’existence de soutiens au sein d’une population civile ici réduite à une bande de brutes sanguinaires, femmes et enfants compris. Niées les bavures et les erreurs de l’armée d’occupation, sans parler de l’enlisement et finalement de la défaite que subiront les Etats-Unis, après que la géniale stratégie de George Bush ait fait de l’Irak un satellite de l’Iran.

La visée du film est aussi linéaire et rectiligne que les tirs de son personnage central. On peut filer la métaphore en remarquant que le film se soucie en revanche de son recul, de ce qui advient derrière le héro, chez lui. On reste toujours dans le même alignement (le reste de l’Amérique, différente des bons petits gars du Texas et des braves membres des commandos de marine n’existent pas) mais côté famille au pays, essentiellement de sa relation de couple, et de la difficulté de Kyle a redevenir un mari et papa cool en rentrant de ses périodes de mobilisation en Irak.

Sur les toits de Faloudja où il déquille les ennemis comme des cibles de foire comme en famille dans son jardin,  le personnage, et le film avec lui, sont pris dans cette linéarité qui leur donnent à la fois leur efficacité, et le caractère limité, mécanique.

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