Au milieu des années 1960, Jean-Luc Godard commence à affirmer, et à mettre en œuvre, les capacités du cinéma comme outil d’enquête sur les rapports humains, en inventant avec Une femme mariée, 2 ou 3 choses que je sais d’elle, Masculin-féminin des dispositifs qui déjouent les catégories de « fiction » et de « documentaire ». Un des très rares réalisateurs à emprunter sérieusement cette voie aussitôt après est un Allemand à peine sorti de l’Académie du cinéma et de la télévision de Berlin, Harun Farocki. A partir de 1966, il commence à tourner les premiers des quelque cent films de toute durée et de tout format qu’il signera.
Ceux-ci mettent à jour les mécanismes à l’œuvre dans la production du discours politique, l’organisation de l’univers de la mode ou celui de la musique de variétés, le fonctionnement des médias, l’espace urbain, le commerce du nu, la présence de l’héritage du nazisme dans la société allemande, la difficulté à percevoir d’autres réalités – en 1969, dans Un feu inextinguible, il se brûle lui-même à l’écran avec une cigarette, 7,5 fois moins chaude que le napalm massivement utilisé au Vietnam par l’armée américaine, pour questionner la manière de construire une relation entre un fait et un public. Entre 1974 et 1984, il est également rédacteur en chef d’une excellente revue, Filmkritik. En 1988, il réalise ce qui restera sans doute comme son œuvre majeure, Images du monde et inscription de la guerre, vaste réflexion sur les dispositifs de vision et la manière dont ils influencent la réalité, y compris les guerres.
Images du monde et inscription de la guerre, 1988
Tout en continuant un travail pratique et théorique fondé sur le cinéma, Farocki aura de plus en plus élargi à la fois les modes de production d’images et les dispositifs de partage. Portant une attention aigue à la vidéosurveillance aussi bien qu’aux jeux vidéo, il produit des installations qui déploient d’autres modes de perception et d’intelligence des effets de pouvoir des manières de voir, et sont montrées dans les plus grands musées d’art contemporain.
Cette recherche très féconde, dont on trouve les traces sur un site internet aux innombrables ressources (dont ses textes en français publiés par la revue Trafic), aura toujours reposé sur le refus de distinguer démarche scientifique et démarche artistique, capacité d’analyse et affirmation d’une subjectivité sensible aux formes. Cette approche, qui fait de l’œuvre de Farocki un sommet de ce qu’on appelle le « film-essai », se fonde sur la certitude, confortée par d’innombrables résultats probants (mais probants seulement pour qui regarde et écoute les films), d’une puissance d’intelligence propres à la perception des formes – le meilleur sens du mot « esthétique ».
Enseignant (notamment à Berkeley), cinéaste, vidéaste, écrivain (1), Harun Farocki n’aura cessé de porter les outils de sa réflexion sur les enjeux d’actualité, des suites de la chute du Mur (Vidéogrammes d’une révolution, 1992, coréalisé avec un autre grand praticien du film-essai, Andrej Ujica) aux outils d’entrainement de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan (Guerre à distance, 2003, Serious Games, 2009), sans délaisser les enjeux de l’histoire longue (Respite, 2007) ni des représentations sociales : auteur d’une lumineuse enquête sur l’absence, c’est à dire l’exclusion du monde du travail du cinéma mondial (Les Ouvriers sortent de l’usine, 1995), il avait mis en place avec Antje Ehmann un vaste dispositif d’enregistrement des gestes du travail dans le monde, Labour in a Single Shot devant donner lieu durant cinq ans (2011-2015) à des tournages dans 15 villes et à de multiples expositions.
Haroun Farocki est mort le 30 juillet. Il avait 70 ans, et ne les faisait pas.
(1) En français, Harun Farocki : reconnaître et poursuivre, textes réunis et introduits par Christa Blümlinger (Théâtre Typographique, 2002).
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C’est un film unique, et resté pratiquement invisible durant 30 ans. C’est un cas exceptionnel où un cinéaste parvient à enregistrer ce qui se joue durant un moment révolutionnaire. Il s’appelle Cas n°1, cas n°2, il a été réalisé par Abbas Kiarostami au milieu de la révolution de 1979 qui a renversé le Shah d’Iran et allait porter au pouvoir le parti islamiste de l’ayatollah Khomeiny. On n’y voit ni émeutes ni affrontements avec la police, ni foules en liesse saluant l’avènement d’un nouveau pouvoir. On y voit une saynète mise en scène par le réalisateur dans une classe, où un élève ayant perturbé le cours, le professeur exclue sept élèves pour une semaine, à moins qu’un d’eux dénonce le coupable. Cette saynète est montrée successivement aux véritables pères des élèves, qui émettent leur opinion sur la situation et sur l’attitude que devraient observer enseignant et étudiants.
Ensuite on voit un élève dénoncer un de ses camarades et reprendre place dans la classe. Après quoi, cet enchainement est commenté par la plupart des dirigeants politiques et spirituels du moment très particulier que le pays est en train de vivre : deux ministres, des directeurs de médias, deux religieux islamiques de haut rang dont le procureur général des tribunaux révolutionnaires, le secrétaire général du Parti communiste iranien, le chef du parti libéral, un dirigeant de la Ligue des droits de l’homme, le grand rabbin de Téhéran, l’archevêque de l’église arménienne, un des cinéastes les plus connus, un grand acteur très populaire.
Ce qu’ils disent, la manière dont ils jouent et déjouent le cas de conscience moral et les puissances métaphoriques par rapport à la situation politique du pays, puis la reprise (Cas n°2) de ce dispositif avec un autre dénouement (personne n’a cafté, tout les élèves sont restés dans le couloir une semaine entière) déploie un incroyable et complexe assemblage de discours, qui explicitent l’étendue des positions qui furent à un moment – abusivement simplifié ensuite en « révolution islamique » – présentes simultanément dans ce moment charnière qu’on nomme « révolution ». Une connaissance de la suite lui donne une coloration tragique, certains des protagonistes étant destinés à être exécutés par certains autres dans les semaines qui ont suivi cet enregistrement.
Tourné au printemps et à l’été 1979, le film n’a été projeté qu’une fois, en septembre, juste avant l’établissement de la toute puissance islamiste. Il a depuis fait l’objet d’une rigoureuse interdiction, même si il a été possible de sortir du pays des copies vidéo qui, malgré leur mauvaise qualité, ont passionnés les chanceux qui ont pu la voir, notamment au Festival de Locarno 1995. De manière nullement fortuite, le film a ressurgi dans le sillage du Mouvement vert, sur YouTube puis, avec une meilleure qualité, sur Vimeo. Cette réapparition a suscité la tenue d’un colloque organisé à la New York University par le chercheur Hadi Gharabaghi (colloque auquel l’auteur de ces lignes participait).
Parmi les nombreux aspects passionnants de Cas n°1, cas n°2 figure une de ses caractéristiques formelles, à savoir d’être un film-dispositif. Kiarostami met en place un « système » (parabole filmée aux franges du documentaire et de la fiction, puis interrogation face caméra d’une série de témoins, toujours filmés d’une manière identique). Et ce système engendre une série d’effets parfaitement imprévisibles, mais qui sont ensuite ré-agencés, en particulier par les choix de montage (ordre des intervenants, durée des plans, inserts…). Le résultat, d’une immense diversité et d’une grande profondeur, tient à l’association spécifique du procédé rhétorique employé, déclinaison des petits films pédagogiques que le cinéaste tournait où commanditait dans le cadre du département cinéma du Kanoun[1], qu’il dirigeait, et des puissances propres du cinéma – cadrage, montage, continuité de la projection. De quoi susciter, aussi, la réflexion sur cet agencement très particulier des contraintes propres à l’installation et de celles caractéristique du cinéma.
Il se trouve qu’au moment où se tenait ce colloque on pouvait voir à New York plusieurs autres dispositifs audiovisuels – installations – de grande qualité. Au Musée d’art moderne (MoMA), dans le grand espace de la mezzanine, l’artiste britannique Isaac Julien présente ainsi Ten Thousand Waves, composé de neuf écrans disposés en hauteur et sur lesquels apparaissent des images somptueuses, construites autour de certains motifs – le souvenir de migrants chinois emportés par une tempête sur les côtes britanniques, un conte chinois à propos d’un pêcheur sauvé par une divinité, des défilés de l’ère maoïste, un studio de cinéma du vieux Shanghai, les mutations urbaines de la Chine contemporaine, le souvenir de l’héroïne de La Divine, classique du cinéma chinois où une mère se prostitue pour sauver son fils. Mettant en œuvre d’énormes moyens (et la présence de la star Maggie Cheung en déesse planante), l’œuvre produit un puissant effet esthétique, d’autant plus efficace que l’agencement des plans, et du son, crée une impression d’immersion extrêmement riche de sensations. Cette puissance d’effets se révèle pourtant totalement dépourvue d’enjeux, d’ouverture sur quoi que ce soit d’autre – la Chine contemporaine, la mondialisation, le rapport entre récits anciens et drames contemporains, ou ce que vous voudrez. Cette beauté solipsiste tourne ainsi au trip vain.
Ten Thousand Waves d’Isaac Julien au MoMA (New York)
Il serait naïf d’opposer ici l’efficience du dispositif-cinéma, exemplairement celui mis en place, avec de très simples moyens, par Kiarostami, et la vanité du dispositif-arts plastiques représenté avec talent par Isaac Julien. En témoigne une autre installation vidéo, visible quant à elle au Metropolitan Museum et signée d’un autre très grand artiste contemporain habitué de multiples modes d’expression, le Sud-Africain William Kentridge. The Refusal of Time se compose de cinq écrans disposés autour d’une sorte de soufflet géant en bois, cuir et cuivre, baptisé « l’éléphant » – objet industriel droit venu du 19e siècle (comme le cinématographe). Sur les écrans sont projetés des séquences associant jeux sur la relativité, graphismes savamment ludiques, formes abstraites, éléments d’archives, saynètes dansées, moments de carnaval en ombre chinoise… Cet agencement complexe et dépourvu de logique explicite, qui n’a à peu près rien à voir avec les ressources particulières du cinéma, se révèle une puissante machine à susciter des questions, des rapprochements, des oppositions. Dispositif hétéroclite et ironique, travaillant la dissonance et les effets de rupture, l’œuvre de Kentridge envoûte et stimule à la fois, pour un plaisir actif qui semble pouvoir être inépuisable.
The Refusal of Time de William Kentridge au Metropolitan Museum (New York)
Pas question non plus de se fonder sur la seule disposition dans l’espace ou le mode de représentation pour différencier les procédés et les effets. Il peut y avoir du cinéma dans un dispositif à écran multiple, on y songeait en se laissant dériver chez Isaac Julien : au générique de son œuvre figure aussi le grand artiste chinois Yan Fudong. On se souvenait alors d’une œuvre du même Yan Fudong, Fifth Night, présentée naguère chez Marian Goodman, et qui palpitait de toutes richesses propres au cinéma, malgré son appareillage destiné à la galerie d’art et non à la salle de projection. A New York toujours, et toujours au même moment, une autre œuvre de Yan Fudong, le sublime Liu Lan est présenté au fond d’un corridor du Metropolitan.
Liu Lan de Yan Fudong au Metropolitan Museum
Il témoignait lui aussi des puissances cinématographiques d’un regard, d’une relation particulière au temps et à l’espace – ici dans un geste mobilisé pour évoquer encore un autre art, la peinture chinoise à l’encre. Dans son émouvante modestie et son exigeante écriture, le film de Yan témoignait combien il est aussi absurde d’opposer les arts que de prétendre les confondre dans le fourre-tout du visuel et ses oripeaux « postmodernes ».
[1] Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents, organisme à vocation pédagogique mis en place à l’époque du Shah, et maintenue depuis. Abbas Kiarostami en a créé le département cinéma et l’a dirigé de 1969 à 1979.
C’est à droite en entrant dans le Centre Pompidou. Les habitués du lieu connaissent bien la Galerie Sud, qui a accueilli de nombreuses et mémorables expositions. Mais pas plus que les autres ils ne connaissent l’espace dans lequel convie Anri Sala. Un univers régi par des règles inconnues, un plurivers plutôt, tant l’organisation singulière de l’espace et du temps y résulte de l’agencement de « manières d’être » différentes, et d’ordinaire disjointes sinon inconciliables. Rien de très spectaculaire pourtant, même s’il y a quelque chose de monumental dans les 5 très grands écrans disposés dans la salle selon des angles originaux, dont on perçoit très vite qu’ils n’ont rien d’aléatoires. A cette diffraction concertée des images répond l’unité d’un univers sonore homogène, dont les principales dominantes sont un mouvement de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski et la mélodie de Should I Stay or Should I Go des Clash. Mais il y a aussi…
Mais il y a aussi une multitude d’autres éléments moins immédiatement perceptibles – mains atrophiées sculptées (Title Suspended), batterie de caisses claires qui se mettent à jouer toutes seules, boîte à musique, photos aux motifs abstraits. Mais il y a aussi cette grande vitre donnant sur la rue, procédé fréquemment employé par des expositions dans la Galerie Sud, mais qui engendre ici des effets singuliers, en terme de lumière (surtout quand il fait beau) comme de jeu dedans/dehors.
Mais il y a aussi les…, le…, enfin les gens qui sont là. Qu’on hésite à nommer spectateurs, ou visiteurs, ou public. Ils regardent, ils écoutent. Mais aussi ils se déplacent selon un ordonnancement programmé par Anri Sala, sans avoir rien de contraignant. Une sorte de proposition de chorégraphie de groupe, aussi peu insistante que possible, où un monsieur âgé, une maman avec son bébé dans une poussette trouvent leur place, et s’en éloignent à leur gré. C’est qu’il s’agit de suivre ce qui apparaît sur les écrans, le plus souvent – pas toujours ! – un écran à la fois, au gré de projections qui s’enchainent.
Ces images proviennent de quatre œuvres audiovisuelles d’Anri Sala. L’une d’elle est le bouleversant 1395 Days without Red, film tourné à Sarajevo en 2011 et évoquant la terreur du siège et la résistance de la population, en particulier en ayant continué leurs pratiques artistiques malgré les balles serbes. Ses séquences alternent avec des plans issus d’autres réalisations de Sala (Answer Me, Le Clash, Tlatelolco Clash), qui relèvent davantage de l’installation vidéo. L’artiste d’origine albanaise excelle dans plusieurs registres, depuis que son travail a commencé d’être montré régulièrement un peu partout dans le monde à partir de 2000, on a pu mesurer les beautés de ses créations plastiques, vidéo, sonores, parmi lesquelles quelques œuvres relevant explicitement du cinéma, comme Dammi colore ou l’inoubliable âne perdu de Time after Time. Même fractionné entre plusieurs parties et plusieurs écrans, 1395 Days without Red bouleverse par le rapport à la durée, à la présence physique des visages et des corps, par l’expressivité du cadre, des vibrations de la lumière, par la puissance du hors champ, des hors champs.
Les expositions de Sala ont toujours associé différents registres, avec l’expo sans nom de Beaubourg, il invente cette fois un espace commun qui, avec le renfort des rayons extérieurs et grâce aux effets organisés mais impossibles à contrôler du déplacement des visiteurs, dépasse les puissances de chacun de ces registres artistiques. Et voilà que le lieu vibre aussi de réminiscences d’autres expositions qui s’y tirent, notamment celle de Jean-Luc Godard (à qui paraît empruntée aussi telle qualité de gris bleu, telle manière de filmer, image et son, un orchestre qui répète), et celle de Philippe Parreno (qui signe en outre un très beau texte dans le catalogue Anri Sala), expositions qui, par des chemins très différents, exploraient eux aussi ce dépassement des ressources associées à tel et tel moyen d’expression.
L’installation proposée par Sala engendre, on l’a dit, une chorégraphie collective – collective puisqu’on danse avec les œuvres tout autant qu’on « danse », sans y prendre garde, avec les autres personnes présentes. Cette chorégraphie est ouverte, au sens où elle admet la distraction des soudains roulements des « tambours sans maître » installés selon un ordre secret, l’appel décalé vers les quelques œuvres plastiques accrochées aux cimaises, le désordre d’une échappée vers l’extérieur ou de l’intrusion de la lumière du jour, le suspens du regard de spectateur devant des écrans devenus subitement et hypnotiquement monochromes. Tout ce jeu avec l’espace, l’attention, les arrêts et les postures adoptées, les déplacements mentaux aussi (voyage Sarajevo-Bordeaux-Mexico-Berlin, changements de saisons, d’univers musicaux, de luminosités, de rythmes, de rapport au réel…) construit en douceur un ailleurs à la fois cohérent et aventureux.
Un hasard (mais il n’y a pas de hasard) veut que l’exposition d’Anri Sala accomplisse réellement ce qu’une autre exposition, située juste à côté, se contente de décrire en alignant des objets, des machines et des graphiques informatiques. « Multiversités créatives » (Espace 315) entend donner à comprendre comment les nouvelles technologies génèrent des formes – éventuellement esthétiques. Vaste programme, fort intéressant, que les pièces exposées illustrent avec plus ou moins de bonheur. L’exposition d’Anri Sala, elle, n’illustre rien. Avec les nouvelles ou de très anciennes technologies, elle est la mise en forme aux ramifications sans fin d’une programmation à la rigoureuse et en constante mutation, programmation dont la liberté et le sens de la beauté seraient les algorithmes.
Informations exposition Anri Sala au Centre Pompidou.
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Ce sont sept grands écrans disposés côté à côte, décrivant un arc de cercle très ouvert. Sur chacun de ces écrans passe un film en noir et blanc. Un film ? On va y revenir. En tout cas un plan de cinéma, un plan séquence d’un peu plus de 10 minutes. Chaque plan est différent. Tous concernent la même scène, il serait plus exact de dire : la même situation. Les sept projections commencent et se terminent à l’unisson. Nous sommes dans le sous-sol de la galerie Marian Goodman à Paris, qui présente une œuvre de l’artiste chinois Yang Fudong.
L’installation Fifth Night
Trois choses apparaissent rapidement tandis qu’on essaie de capter l’ensemble des sept écrans, ce qui est impossible, qu’on s’attache à ce qui se passe sur l’un, puis l’autre, avec une sorte de vision périphérique de ce qui se déroule simultanément sur les écrans voisins de celui sur lequel on a temporairement jeté son dévolu.
1) L’artifice. Ce que montrent ces séquences a été composé, nous sommes devant des acteurs et des figurants en costumes, il s’agit d’une reconstitution d’époque (à un moment « 1936 » apparaît sans plus de commentaire au fronton d’un bâtiment), ce que font ces personnages, tous muets, n’est pas très clair mais résulte à l’évidence d’une mise en scène, l’espace dans lequel ils évoluent, le cas échéant avec des véhicules d’époque (grosse voiture, charrette, pousse-pousse) a été fabriqué pour figurer ce qui pourrait être une place à Shanghai dans les années 30. Ces personnages portent des costumes et accessoires qui indiquent, ou au moins suggèrent fortement des rôles sociaux, deux ouvriers, une prostituée, une jeune bourgeoise amoureuse, deux messiers endimanchés, un homme d’affaires, deux provinciaux perdus dans la grande ville…
2) La beauté. Chaque plan est d’une élégance singulière. Le mouvement des personnages qui l’occupent ou le traversent comme la grâce des mouvements de caméra, le charme physique de plusieurs des hommes et femmes que nous voyons, les jeux de lumière subtils ou parfois éclatants composent sept poèmes visuels dépourvus de signification explicite (il n’y a pas à proprement parler de récit) mais riches de joies artistiques. Ces sept offrandes sensorielles s’agencent dans ce long ruban d’écrans, il en émane, globalement, une puissante émotion esthétique, renforcée par la musique aérienne qui baigne l’ensemble.
3) L’unité de lieu, de temps et d’action. Intuitivement, nous percevons très vite que ces sept scènes sont tournées au même moment et au même endroit, alors que ce n’est pas d’abord ce que nous voyons. Mentalement, on reconstitue le dispositif, simple dans son principe et infiniment complexe à mettre en œuvre : sept caméras disposés selon sept angles différents, avec des tailles de cadre et des profondeurs de champ différents sont réparties sur la place. Une seule chorégraphie collective a lieu, dont nous voyons « simultanément » mais sans pouvoir jamais les appréhender toutes, sept fragments qui communiquent entre eux ; tel personnage quitte le champ d’une caméra pour pénétrer dans celui d’une autre, l’ouvrier en tricot de corps est visible à la fois dans ce plan rapproché qui le cadre de face et dans cet autre où on le voit dans le fond et de trois-quarts dos… A la musique qui unifie s’opposent les bruits qui proviennent d’un plan particulier, souvent de ce groupe d’hommes affairés à réparer un vieux bus.
Le tournage de Fifth Night
Plus on regarde mieux on comprend « comment c’est fait », rien de bien mystérieux à vrai dire, mais plus en même temps s’ouvre un immense espace. Intitulée Fifth Night (sans qu’on sache en quoi cette nuit serait la cinquième), l’œuvre de Yang Fudong se charge peu à peu d’une multiplicité d’hypothèses de fictions, elle se déploie à mesure qu’on prend conscience des espaces qui séparent ce qu’on voit, qu’on raccorde mentalement les gestes et les attitudes, qu’on guette un sens qui ne sera jamais avéré, jamais refusé. A mesure que s’écoule la durée de la projection, la diversité des points de vue enrichit de manière joueuse, onirique, parfois burlesque et parfois un peu inquiétante, les éléments sensibles qui se trouvent proposés, suscitant une myriade de possibles histoires alors même qu’aucune n’est racontée.
Dès lors Fifth Night se trouve en effet fonctionner comme un film, un très beau film, de ceux qui en agençant espace et temps, présences humaines et récit de péripéties, permettent à leurs spectateurs d’investir un espace imaginaire, de le configurer et de le compléter à leur guise, d’une manière d’autant plus créative que la proposition du cinéaste est belle. Yang Fudong fait exactement la même chose, mais au lieu de le faire dans l’axe du déroulement du temps comme le fait tout film classique, il le déploie en surface, à la surface d’un mur. Par ses sept cadres juxtaposés son dispositif cligne de l’œil vers les photogrammes alignés sur un film, mais en fait il invente une alternative au « ruban de temps » que matérialise la pellicule, en produisant une « surface d’espace-temps » construite le long du mur d’une galerie.
Jusqu’au 2 avril Galerie Marian Goodman
79 Rue Du Temple 75003 Paris
Telephone 33-1-48-04 7052
L’exposition « Primitive » d’Apichatpong Weerasethakul, qui se tient jusqu’au 3 janvier au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, met en scène une idée du cinéma à la fois très simple et bouleversante.
Sans risquer de jamais apparaître dans les sommets des box-office, les films d’Apichatpong Weerasethakul imposent depuis le début des années 2000 leur auteur comme un des plus grands artistes du cinéma actuel. Grâce notamment à ses longs métrages Blissfully Yours, Tropical Maladie et A Syndrome and a Century, il est désormais admiré par d’innombrables amateurs de par le monde, attendu comme une star par les festivals et les cinéphiles. Et si, puisqu’il faut aussi en parler, la difficulté à mémoriser le nom du jeune artiste thaïlandais (39 ans) a joué contre lui, notamment dans les grands médias (je me souviens de la tête de mon rédacteur en chef la première fois que j’ai prononcé son nom en conférence de rédaction…), l’admiration proclamée d’autres grands artistes d’aujourd’hui (aux patronymes « normaux », c’est à dire anglo-saxons, ben oui, c’est dans cet univers que nous vivons), et aussi l’incroyable fécondité de sa production, finissent peu à peu par imposer la reconnaissance qu’il mérite (1).
A. Weerasethakul est cinéaste. Ce n’est pas évident vu la diversité de ses pratiques artistiques, qui relèvent aussi bien de la photo, de l’art vidéo, de l’installation, de la collaboration musicale, de l’édition, sur papier et en ligne. Son site, Kick the Machine , donne une (petite) idée de la quantité, de la beauté et de la variété de ses activités. Le déclarer cinéaste n’est donc pas la prise en compte objective de son activité professionnelle (qui revendiquerait à bon droit bien d’autres définitions) mais la déclaration d’une opinion sur la nature de ses pratiques artistiques. Celle-ci est attestée de manière éclatante avec la première intervention importante à laquelle Weerasethakul est convié en France dans un espace voué aux arts plastiques, l’ARC du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Intitulé « Primitive », cette exposition est, avec une (apparente) grande simplicité de moyens, une étonnante mise en espace d’une œuvre dont l’esprit est celui du cinéma. Que les éléments ici réunis participent d’un projet de film, au sens classique, que Weerasethakul va tourner en ce mois d’octobre est au fond secondaire. L’important est dans la manière dont ce qui est d’ordinaire matériellement et mentalement fusionné par la réalisation cinématographique, mais alors déployé dans le temps (la durée du film), se trouve ici déployé dans l’espace. Car on trouve très explicitement les ingrédients du cinéma mis en scène comme autant d’éléments dignes d’être exposés : un scénario (l’histoire d’un homme qui se souviendrait de ses vies antérieures), des objets (un livre, un fusil d’assaut), des photos qui pourraient servir de documentation ou d’aide-mémoire, des récits, des chansons, des croquis, des rushes ou des documents qui pourraient être ceux d’un repérage. Et encore : la séparation entre image et son, la fabrication de décors et d’accessoires, la recherche de figurants. Il est courant que soient exposés les ingrédients qui ont servi à faire un film, plus rare qu’il s’agisse d’un film qui n’existe pas. Mais il est unique que ces éléments soient éprouvés et partagés d’emblée comme œuvre, dans une sorte de disponibilité à leur propre potentiel de beauté, et de compréhension de tout ce qui se rencontre en chemin : un certain état de la lumière, une bande d’ados qui déconnent, la mémoire de la répression exercée par un des dictateurs qui mit le pays en coupe réglée, un étrange vaisseau spatial…
Ses spectateurs le savent, Weerasethakul n’esthétise pas les composants plus ou moins spectaculaires ou triviaux qu’il rencontre (rue, forêt, salle d’attente d’un hôpital, chemin de campagne, bistrot…), il fonctionne comme un capteur ultra-sensible qui détecte et amplifie ce qui se trouve déjà là, véritablement, de vibrant, de magique, dans les objets du quotidien, en trouvant leur « longueur d’onde commune » avec les imaginaires les plus débridés. Il accède ainsi à la mémoire individuelle et collective, aux fantasmes érotiques, aux peurs primitives comme aux élans ludiques, enfantins, qui hantent l’existence de chacun.
Mais un film, bien sûr, n’est pas la somme matérielle d’ingrédients, fussent-ils chacun réfractés par une sensibilité exceptionnelle. Quelque part dans le processus artistique, tout cela (livre, fusil, photos, lumière, corps des acteurs, événements du récit, mélodie…) doit fusionner pour donner quelque chose d’autre, un film. Ici, puisque nous ne sommes pas au cinéma, ce n’est pas un film qu’on découvre au fond (à tous les sens du mot) de l’exposition « Primitive ». C’est, à nouveau, la spatialisation, la matérialisation de cette idée qui d’ordinaire reste abstraite, l’idée de ce qui fait œuvre, comme excédant absolument ses composants. Au terme de ce parcours en forme d’immersion progressive, dans une vaste pièce noire qui n’est pas une salle de cinéma, deux grands écrans formant un angle d’environ 120° montrent deux successions d’images, visualisation intuitive du travail du montage, et moment de splendeur douce, chavirante, inexplicable. Assis ou allongés, nous visiteurs-spectateurs devenons les passagers de ce voyage mystérieux qu’est l’expérience artistique lorsqu’elle résonne puissamment avec le monde, par des voies jamais parcourues encore.
Pas un film, mais la plongée dans ce qui vit et palpite au cœur de tout beau film.
JMF
(1) Il n’existe pas d’ouvrage en français qui prenne la mesure de l’importance de cet artiste, mais un excellent livre collectif en anglais, Apichatpong Weerasethakul, dirigé par James Quandt et édité par le Musée du cinéma de Vienne, Filmmuseum Synema, 2009.
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