“Bends”: la Chine en double mixte

21iht-bends21-master675Bends de Flora Lau, avec Carina Lau, Chen Kun. Durée : 1h35. Sortie le 15 juillet.

Deux histoires. Qui font une histoire. C’est le film, et c’est le monde d’où il est issu, et qu’il raconte.  L’histoire de Fai et l’histoire d’Anna. L’histoire de la Chine et l’histoire de Hong Kong. Le premier film de la réalisatrice hongkongaise, c’est une de ses forces et sa principale limite, est construit sur un principe de fer : la symétrie inégale.

Il y a donc l’histoire de Fai, cet homme jeune qui chaque matin quitte sa femme enceinte et sa fille pour passer la frontière avec Hong Kong, où il travaille comme chauffeur de la riche épouse d’un homme d’affaires. Fai a un problème : s’il ne parvient pas à trouver les autorisations et les financements pour que sa femme accouche à Hong Kong, il subira une très lourde amende pour avoir enfreint la Loi de l’enfant unique, toujours en vigueur en République populaire de Chine.

Il y a l’histoire d’Anna, cette femme riche et belle, plus très jeune, qui consacre son existence au shopping et aux réunions avec d’autres dames de la bonne société hongkongaise, où elle se rend dans la Mercedes conduite par Fai. Anna a un problème : son mari a disparu, ses cartes de crédit ne fonctionnent plus, les meubles de prix et les objets d’art qui décoraient son appartement disparaissent pendant son absence.

Fai ne parle pas à Anna, sa patronne, de son problème. Anna ne parle pas à Fai, son employé, de son problème. Les deux problèmes, celui de la femme riche dont le monde s’effondre, celui de l’homme pauvre pour qui les difficultés s’accumulent, s’aggravent. La bureaucratie d’un côté, l’affairisme effréné de l’autre, sont les gouffres qui menacent d’engloutir ces vies. Bends sinue entre ces gouffres, porté par l’hypothèse de possibles nouvelles vies – ici une naissance, là une renaissance.

Cette symétrie, où il est aisé, et judicieux, de lire une parabole sur les relations entre la Chine et Hong Kong, se joue sur une ligne tendue, en équilibre entre ce qui pourrait aussi bien être un scénario de comédie qu’un mélodrame. Bends ne sera vraiment ni l’un ni l’autre, inventant un espace et un ton où réalisme et onirisme se mêlent, avec une heureuse retenue.

A ce que la construction narrative pouvait avoir de mécanique, la mise en scène répond par une douceur feutrée, qui fait place à l’étrange et à l’humour, même si la situation ne prête pas à rire. Il en va de même avec le stratagème inventé par Fai pour essayer de réunir les fonds nécessaires, et qui pourrait tourner au gag comme au drame. Cette ambiguïté colore de nuances inattendues le voile de tristesse qui semble s’étende sur ces existences.

A cette finesse dans la définition des situations et la manière de la filmer s’ajoutent deux renforts de choix, et qui sont deux noms liés à Wong Kar-wai : l’actrice Carina Lau et le chef opérateur Christopher Doyle. Vedette de dizaines de films mais mémorable surtout lorsqu’elle fut révélée par Nos Années sauvages (1991), retrouvée dans Les Cendres du temps et 2046, l’interprète d’Anna est remarquable de présence à la fois hautaine, humaine et blessée.

Le film doit également beaucoup aux images de Chris Doyle, très différentes de celles qu’il inventait naguère par Wong Kar-wai, mais qui par leurs cadrages découpant l’espace selon des angles inattendus, déstabilisent elles aussi manière ce que la construction dramatique pouvait avoir de trop systématique, sans en altérer l’ambiance à la fois tendue et délicate, réaliste et romanesque.

 

lire le billet

Run Run Show, mort d’un Tycoon

7-amazing-sir-run-run-shaw-movies-153009-a-1389103008-470-75

Le producteur chinois Run Run Shaw est mort à Hong Kong le 7 janvier. Quel âge avait-il ? Les bulletins officiels disent 106 ans, mais rien n’est moins sûr, le Tycoon du cinéma d’arts martiaux ayant toujours entretenu l’incertitude sur sa date de naissance. Un élément parmi d’autres de ce qu’il a voulu comme sa légende. Celle-ci repose surtout sur la construction d’une société de production, la Shaw Brothers, qui a produit quelque 760 longs métrages, dont une bonne moitié directement supervisés par sir Run Run.

Né Shao Ren-leng à Ningbo, au sud de Shanghai, il n’a pas 20 ans quand il crée avec son frère Runme sa première société de cinéma, à Singapour, où la Shaw Organisation sera durant un demi-siècle un acteur majeur d’une industrie du cinéma prolifique. Les deux frères ouvrent ensuite deux autres sociétés à Shanghai et à Hong Kong dans les années 30, puis, après 1949, ils se replient sur la colonie britannique où la désormais Shaw Brothers s’impose comme la principale société de production hongkongaise. Mais c’est Run Run le patron, et il règnera d’un main de fer jusqu’à la fin des années 80, avant de se consacrer surtout aux œuvres caritatives et à l’aide à la recherche.

S’il est inexact de faire de lui l’inventeur des films d’arts martiaux (le cinéma chinois en produit depuis les années 1920), il a incontestablement développé un modèle de production, inspiré des Majors hollywoodiennes mais adaptées aux conditions chinoises, y compris la relation avec les mafias locales. Sa période la plus faste sera celle des années 60 et 70, malgré la rivalité avec l’autre grand studio d’alors, la Cathay, Shaw Brothers domine la production, avec des centaines de films parmi lesquels de grandes œuvres signées King Hu (L’Hirondelle d’or), Chang Cheh (La Rage du tigre), Liu Chia-liang (La 36e Chambre de Shaolin). Ces films circulent dans toute l’Asie, et également dans le monde arabe et en Afrique. De ce point de vue, Run Run Shaw aura été le premier à mettre en œuvre  une stratégie internationale (hors Occident) sur le modèle de Bollywood.

Dans les studios alors utilisés jour et nuit, des dizaines de films sont tournés simultanément, parfois en utilisant les mêmes décors et les mêmes acteurs, selon une division du travail et une rentabilisation des talents poussées à l’extrême. Une incontestable énergie et une forme d’inventivité au bricolage parfois poétique émergent de ce torrent de cascades, où officient notamment de très grands praticiens des arts martiaux. En 1967, Run Run Shaw crée une chaine de télévision privée, TVB, qui est toujours un des acteurs importants du paysage audiovisuel régional.

Si les films de la Shaw Brothers occuperont une place très importante dans le panthéon des amateurs de « films de kung-fu » lorsque ceux-ci commenceront de conquérir l’Occident, le studio ne joue pourtant pas les premiers rôles dans ce phénomène culturel planétaire qui se joue à la fin des années 70. Deux anciens cadres de la Shaw Brothers, Raymond Chow et Leonard Ho, ont créé en 1970 la Golden Harvest, c’est elle qui sera en pointe dans le mouvement incarné par Bruce Lee puis Jackie Chan et Tsui Hark. Bien que s’étant associé à la production de Blade Runner de Ridley Scott (1982), Run Run Shaw, figure rigide d’une époque désormais archaïque de l’industrie du cinéma, ne parviendra pas vraiment à continuer d’accompagner les mutations du cinéma chinois et international.

lire le billet

Bruce Lee forever ou l’ombre infinie du dragon

Il est célébrissime, et pourtant on n’a sans doute jamais pris la mesure de ce qu’il représente vraiment – et aussi de ce qu’il symbolise. Le petit livre que lui consacre Bernard Benoliel permet de mieux comprendre la singularité du phénomène Bruce Lee.

Bien sûr tout le monde sait (plus ou moins) combien fut exceptionnel le parcours de cet enfant des bas-fond hongkongais né en 1940, immigré à 19 ans aux Etats-Unis où il développa une technique personnelle de combat à mains nues, s’imposa petit à petit dans des productions télé (Le Frelon vert, Longstreet) comme comparse folklo, pour finalement tenir la vedette de quatre films réalisés en trois ans, The Big Boss (1971), La Fureur de vaincre (1972), La Fureur du Dragon (1972) et Opération Dragon (1973) avant de mourir à 32 ans pendant le tournage du Jeu de la mort, le 20 juillet 1973.

La collection «Côté Films» des Editions Yellow Now où paraît le livre oblige à centrer le livre sur un titre de film, c’est pourquoi l’ouvrage s’intitule Opération Dragon de Robert Clouse. Mais son sujet est bien Bruce Lee, et si Opération Dragon est le film le plus apte à mettre en évidence ce qui s’est joué avec l’inventeur du Jeet Kune Do, ce n’est certainement pas comme «grande œuvre» du cinéma – pas plus que les autres films: le seul chef-d’œuvre de Bruce Lee, c’est Bruce Lee. Et c’est un chef-d’œuvre paradoxal, fragile et rageur, surpuissant et brisé.

Lire la suite

lire le billet