“Interstellar”, poussif vaisseau spatial

Interstellar-2014-Poster-WallpaperInterstellar de Christopher Nolanavec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49

Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.

Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.

A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.

On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.

Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.

Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.

Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)

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Magic Woody

quintessence

Magic in the Moonlight de Woody Allen, avec Emma Stone et Colin Forth. Sortie le 22 octobre | Durée: 1h38.

Il est peu probable que le quarante-quatrième long métrage de Woody Allen soit considéré comme une de ses œuvres majeures. Pourtant il représente à bien des égards la quintessence de son cinéma tel qu’il se construit avec une extraordinaire régularité, rigueur et inventivité depuis un demi-siècle –en tous cas depuis Annie Hall en 1977. En choisissant cette fois de raconter les aventures d’un grand prestidigitateur prétentieux et rationaliste mis au défi de démasquer les trucs d’une jolie médium par un groupe de riches oisifs américains sur la Côte d’azur dans les années 1920, il réussit à la perfection son propre tour de passe-passe favori.

Magic in the Moonlight est en effet une charmante et pas du tout prétentieuse comédie sentimentale, servie pas des acteurs, des décors et des accessoires aussi impeccables que les rebondissements de l’intrigue. L’extrême accessibilité du spectacle ne procède en aucun cas d’une facilité dans la mise en scène. A bientôt 80 ans, Allen ne cesse d’affirmer sa liberté de cinéaste, en revendiquant le droit à des embardées dans le pur fantastique, et en se posant des défis, qui concernent ici notamment les interminables monologues de Colin Firth en arrogante star des scènes de music-hall et des alcôves de la bonne société.Ciselé, étincelant, parfois vertigineux, le résultat joue sur un tranchant entre cruauté et légèreté qui emprunte à la fois aux Marx Brothers et à Lubitsch, les deux pôles fondateurs de la comédie classique américaine (à forte teneur Mitteleuropa) auxquels il est ici rendu un évident hommage.

Pétillante et élégante distraction (ce qu’il s’honore d’être), le nouveau film de l’auteur de Zelig, de Hannah et ses sœurs, de Crimes et délits, de Harry dans tous ses états, de Hollywood Ending, pour ne citer que quelques uns des sommets artistiques d’une œuvre qui en compte bien davantage, poursuit simultanément une méditation au long cours sur ce qui hante cet artiste depuis toujours.Il serait exact mais bien réducteur de dire que Magic in the Moonlight est un film sur le cinéma. Mais c’est bien l’interrogation d’un cinéaste sur les ressorts secrets qui mènent à la fois sa pratique et celle de ses collègues qui font des films (à quelque poste que ce soit) et ceux qui le regardent. Cette interrogation porte sur les besoins, les vertus et les limites de la croyance, du vouloir croire, elle porte sur les ressources de la fiction et de la lucidité acceptées comme non antinomiques.

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«Gone Girl» ou le pessimisme politique de David Fincher

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Gone Girl de David Fincher, avec Ben Affleck, Rosamund Pike. Durée: 2h29. Sortie: 8 octobre 2014.

La violence, elle est tout de suite là. La violence du cinéma, du roman aussi bien, la violence du couple, la violence de vivre ensemble. A l’image, le visage d’une jeune femme blonde. La voix d’homme, off, dit qu’il voudrait lui ouvrir le crâne. Pour savoir ce qu’il y a dedans. «A quoi tu penses?», «qui es-tu?». L’énigme de l’autre, le ou la plus proche, celui ou celle avec qui ont vit, avec qui on prend son petit déjeuner, avec qui on fait l’amour, et la violence de la force qui pousse à vouloir déchirer le voile. Gone Girl est un thriller bien sûr. Il va se passer tout un tas d’événements très inhabituels et spectaculaires, bien sûr. Mais ils sont précisément la mise en fiction de cette opacité de chacun à tous, et du besoin de chacun de la défaire.

Le règne des apparences

Le film de David Fincher est l’adaptation d’un roman de Gillian Flynn, qui a également écrit le scénario. En français, le livre est paru, chez Sonatine, sous le titre Les Apparences. Titre approprié, tant il pointe ce qui est effectivement au cœur de l’intrigue.

Les apparences, c’est ce sur quoi se fonde la conviction des flics, des journalistes et des citoyens pour accuser Nick du meurtre d’Amy, sa jeune épouse, puis ce sur quoi se fondera le renversement de leur jugement. Les apparences, c’est évidemment le matériau même des shows médiatiques qui se nourrissent de la même manière de faits divers sanglants, des crises familiales montées en épingle et des drames planétaires. Les apparences, c’est aussi ce dont est expert l’avocat qui vient au secours de Nick quand tout l’accable, et dont le rôle est plus celui d’un coach que d’un juriste.

Mais les apparences, c’est encore le jeu social, y compris au sein de la famille, ce qu’on met en partage avec son entourage pour que la vie soit au moins praticable. Et les apparences, c’est également ce que mobilise toute fiction, avec le pacte implicite entre le narrateur et le lecteur ou le spectateur, supposé croire à ce qui lui est raconté: alternativement pris en charge par Nick et Amy, le récit se révèle peu à peu être le fait de deux personnes qui mentent, dissimulent des faits, cherchent à manipuler, selon deux logiques antagonistes. Les deux protagonistes sont des écrivains sans emploi (des fabricants professionnels de récits). Ils sont pourtant loin d’être à égalité.

Nick est un personnage «réaliste» de fiction: quelqu’un qui connaît des tribulations dans ce qui est supposé être une trajectoire ordinaire d’existence. En l’occurrence, ayant perdu son job à New York, il a emmené vivre sa jeune et charmante épouse dans la petite ville du Sud des Etats-Unis dont il est originaire, où il gagne l’argent du couple en donnant des cours à la fac locale et en gérant un bar exploité par sa sœur.

Le statut d’Amy est très différent. Elle est à la fois une journaliste qui a perdu son emploi et déjà un être de fiction: «Amazing Amy», héroïne d’une série de bandes dessinées immensément populaire créée par ses parents en s’inspirant d’elle –partout où elle va, c’est «Oh my god! But you are the REAL Amazing Amy!», héroïne fictive à laquelle elle n’a jamais vraiment ressemblé mais à laquelle tous l’assimilent, à commencer par ses parents. Tous sauf Nick, c’est sans doute en grande partie pour cela qu’elle l’a épousé.

Refuser d’être un personnage

Déjà à la fois être de fiction et personne à l’étroit dans son quotidien d’épouse au foyer dans une bourgade de province, Amy va à nouveau chercher à échapper à sa condition. Mais si assurément Flynn et Fincher n’ignorent rien du syndrome de Mme Bovary, leur Amy n’est pas Emma. Elle ne va pas se mouler dans un ou des personnages romanesques existants, elle va se faire auteure –à la fois scénariste et metteur en scène. Et c’est la brutalité de ce geste, l’ampleur de la rupture avec l’ordre des apparences, qui engendrera la chaines des situations menant au sang, à l’horreur. Gone Girl, version sombre du mythe prométhéen, montre combien sont violentes les conséquences du geste d’un personnage qui refuse d’en être un. (…)

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Le jeu et la règle selon Eastwood, variation en mineur

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Jersey Boys de Clint Eastwood. Avec John Lloyd Young, Erich Bergen, Michael Lomeda, Vincent Piazza, Christopher Walken. 2h15. Sortie le 18 juin.

 

Le 33e film de Clint Eastwood est-il un film de Clint Eastwood ? Pas plus que cela à première vue, dans la mesure où il s’agit de la très fidèle transposition à l’écran d’un musical à succès, qui sous le même titre fait les beaux jours de Broadway depuis bientôt dix ans. Et complètement, voire même triplement, dans la mesure où il se situe à l’intersection de trois veines importantes de l’œuvre considérable du cinéaste. Jersey Boys s’inscrit en effet simultanément dans la lignée des films sur l’art et le spectacle (Bronco Billy, Honky Tonk Man, Bird), ceux sur l’appartenance à une communauté (Sur la route de Madison, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mystic River, Mémoire de nos pères, Gran Torino) et d’une forme particulière de biopic (Bird à nouveau, Invictus, J. Edgar).

Loin d’être opportuniste ou artificiel, cet assemblage de thèmes différents trouve une légitimité grâce à la tonalité avec laquelle Eastwood traite son récit et construit sa mise en scène : comme toute une part de son œuvre, celle qui a souvent – pas toujours – donné ses meilleurs films, Jersey Boys est un film en mineur. Un film qui réussit à prendre en charge de nombreux enjeux, à évoquer des situations spectaculaires, à repasser dans les ornières les plus profondément creusées des films de genre avec une sorte de légèreté, comme planant à quelques centimètres de ces territoires si balisés, si insistants. Avec ce nouveau film, il en va ainsi de la « demi-success story » d’un groupe pop des années 60, les Four Seasons, issu des bas-fonds du New Jersey où la mafia règne depuis bien avant les Sopranos, et donc aussi réalisation située dans le système codé du film de gangster.

Christopher Walken campe, dans un rôle secondaire, une variation à la fois subtile et amusée des grandes figures de parrains de cinéma. Il est le seul acteur connu ajouté à un casting presqu’entièrement repris de la distribution pour la scène, geste courageux qui privilégie l’adéquation de l’interprète au rôle plutôt que les bénéfices du star-system, selon un geste qui rappelle, en moins radical, celui des Lettres d’Iwo Jima avec tous les rôles confiés à des acteurs japonais. D’un caméo du jeune Eastwood dans Rawhide, le feuilleton qui l’a lancé à la fin des années 50, à une citation littérale d’un gag de Chantons sous la pluie, le vieux Clint ne finasse pas avec les références, il en fait au contraire, sans jamais insister, une matière explicite de son récit. C’est pour mieux brancher son film sur un environnement qui est lui-même un château de cartes mémoires de ses propres histoires, à la fois fragiles, biseautées et indestructibles.

Un film en mineur est un film qui fait systématiquement le choix du « moins » : Eastwood ne se soucie pas d’ajouter les usuelles enjolivures « de cinéma » quand on adapte une pièce, pas de scène de foule, à peine d’extérieur. Principe d’économie assurément, mais qui n’est pas seulement économie financière. Jersey Boys ignore superbement le monde où se produit l’ascension du groupe de crooners pop entourant Frankie Valli et sa curieuse voix attirée vers les aigus –pas plus qu’un vrai gangster movie ou une métaphore de l’Amérique des années 50-60, le film ne sait pas qu’il existe un type nommé Elvis Presley ou un autre Bob Dylan, sans parler des Beatles et des Stones.

Film d’intérieur, tourné vers le petit groupe de ses personnages, faisant un usage modéré des tubes (vous ne vous souvenez pas de Sherry,  Walk Like a Man, Bye-bye Baby, Who Loves You, Oh What a Night ? Vous les connaissez pourtant, sans parler des reprises par les yéyés français), il y trouve la possibilité d’un jeu sur les variations, les nuances, et surtout les complexités du monde dont finalement il s’occupe, mais différemment. Le désir de musique et le besoin d’affirmation de soi, les mécanismes du capitalisme et du showbiz, les besoins contradictoires d’autonomie et d’appartenance, l’impossibilité de réduire une personne à une définition, tout est bien là dans Jersey Boys, mais toujours en demi-teinte, d’une manière finalement non-conclusive, qui n’assigne personne sans appel à une place, un rôle, une fonction, un destin. Le recours aux procédés de l’adresse directe au spectateur et de la multiplicité des points de vue, qui n’a rien de neuf, prend ici une validité et une force inattendue. C’est vrai en particulier de ce thème central de l’inscription dans un groupe (un famille, une bande, un cadre ethnique…), que le film réussit à affronter sans décider à la place des gens, ni énnoncer aucune morale.

Aussi étrange que cela puisse paraître à propos d’un réalisateur aussi américain qu’Eastwood, pour le meilleur et pour le pire, à propos d’une histoire si profondément inscrite dans la culture populaire américaine, émerge pourtant l’idée que Jersey Boys est en fait un film français. On veut dire ici un film dans l‘esprit de Jean Renoir. Un récit disponible à la perturbation du « tout le monde a ses raisons », qui ne se soucie de plaider aucune juste cause ni d’assurer le triomphe d’aucun héros. Une façon d’entrer dans les histoires, et dans l’Histoire, qui n’a pas d’avance sur ses personnages, et croit plus émouvant, plus juste et capable de rendre heureux ses spectateurs, ce qu’il fait, sans lui avoir rien imposé ni édicté, sans l’avoir non plus satisfait par le triste assouvissement d’attentes déjà verrouillées.   

 

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A toi. Et pas à toi.

Her, de Spike Jonze | avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams | durée: 2h06 | sortie: 19 mars 2014

j-phoenixDans une ville américaine de demain, d’après-demain, Theodore, quadragénaire qui sort d’une histoire d’amour mal terminée, mène à Los Angeles une vie terne tout en excellant dans son travail: écrire pour d’autres des lettres personnalisées, déclarations d’amour, de félicitations ou de tendresse. Sans attente particulière, il acquiert OS1, un nouveau système d’exploitation plus performant pour son ordinateur et ses appareils connectés.

Bien sûr, comme la quasi-totalité de ce qui constitue son existence se trouve dans les différents disques durs (l’organisation de son temps, ses contacts, ses courriers personnels, ses goûts et ses désirs), OS1 peut en effectuer la synthèse, proposer des solutions. Il apparaît qu’OS1 est un bon système logique, capable d’inventer à partir des données dont il dispose.

Pour interagir de manière plus simple et plus agréable, le logiciel se dote d’un nom, Samantha, et d’une voix de jeune femme. Samantha se montre attentionnée et subtile, avec du caractère et le sens de l’humour. En sa compagnie, même virtuelle, Theodore reprend goût à l’existence.

Comme il se doit, surtout dans un film hollywoodien, Theodore et Samantha tomberont amoureux. Que Samantha n’ait pas de corps, que d’autres, à commencer par l’ex de Theodore, puissent trouver cette liaison malsaine, et qu’OS1 soit aussi le système d’exploitation de millions d’autres usagers (sous le nom de Samantha pour quelques milliers) seront certains des principaux obstacles à leur relation. Mais comme on sait, nobody’s perfect. Pas même un programme informatique.

Spike Jonze a reçu l’Oscar du meilleur scénario pour ce film, c’est une des rares statuettes qui n’ait pas été stupidement attribuée cette année –rien d’inhabituel, pas de quoi s’énerver… Mais Her est bien davantage qu’un récit astucieux inspiré par la dépendance croissante des humains envers leurs outils numériques et une habile composition dramatique. Sa réussite est surtout le fruit de sa mise en scène, mise en scène dont fait partie l’interprétation de l’excellent Joaquin Phoenix.

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64e Berlinale, jour 3 : films monuments

OursLa compétition officielle du samedi était dominée par deux films aussi similaires qu’opposés. Deux films de plus de 2h, convoquant vedettes et grands moyens pour évoquer une période historique révolue, sous le signe delà culture. Die Geliebten Schwestern (Sœurs bien aimées) de l’Allemand Dominik Graf et Monument Men de l’Américain George Clooney sont caractéristiques de deux types de réponse qu’un cinéma à vocation spectaculaire et commerciale n’ayant pas abdiqué toute ambition est susceptible d’apporter à un tel programme.

Dominik Graf, qui fut associé au renouveau du cinéma allemand connu sous l’appellation « Ecole de Berlin » avant de surtout travailler pour la télévision, raconte les amours tumultueuses de Schiller avec deux sœurs, dont une fut son épouse, sur fond d’Europe des Lumières fascinée par la modernité puis terrifiée par la violence de la Révolution française. On voit bien le modèle principal de Graf : François Truffaut, moins Jules et Jim malgré le récit d’une histoire d’amour à trois que Les Deux Anglaises et le continent et Adèle H  (auxquels on pourrait ajouter ce beau film mal aimé qu’était Les Sœurs Brontë d’André Téchiné). Soit des films qui semblaient jouer le jeu de la reconstitution historique appliquée et décorative, mais ne cessaient de le déborder par la rigueur radicale de la mise en scène, le mise en tension des corps contemporains et des accessoires d’époques, l’usage des voix et des sons comme facteurs de trouble excédant  (sans les trahir) les références historiques et littéraires.

20147812_5_IMG_543x305 Hannah Herzsprung et Henriette Confurius

Une des réussites de Sœurs  bien aimées  tient au choix des deux actrices (Hannah Herzsprung et Henriette Confurius), qui semblent non seulement sœurs sans se ressembler, mais toutes deux sœurs de l’Isabelle Adjani de l’époque (sublime) d’Adèle H, souvenir troublant qui passe comme un fantôme. La durée du film est aussi une arme indispensable, une des rares à vrai dire dont se dote le réalisateur, pour faire entrer un peu de complexité et de cruauté, un peu de vie matérielle aussi, dans un film constamment menacé de se figer sous les poids ajoutés de la reconstitution historique et de la simplification scénaristique, aggravée par des citations picturales appuyées (et anachroniques).

La durée du  film de Clooney est, elle, sans raison particulière sinon le système narratif en vogue désormais à Hollywood et qui a besoin d’une succession de scènes « qui paient », répliques ciselées, insert sentimental ou explosions plein les yeux, petits morceaux de bravoure plus ou moins nécessaires à l’ensemble mais que assurent une jouissance immédiate du spectateur.  A quoi s’ajoute ici la volonté d’enfoncer son clou. Car il s’agit dans ce cas – et cela est dit sans la moindre d’ironie – d’un film à thèse : dans les heures du plus grand péril, les humains ont besoin de culture, de symbolique, d’un « supplément d’âme », tout autant que des moyens matériels de survie. La thèse, on le voit, n’a rien perdu de son actualité, et nul doute qu’en racontant l’histoire (« basée sur des faits réels ») de la brigade de l’armée américaine chargée, en pleine guerre mondiale, de sauver les trésors de la culture européenne volés par les nazis, Clooney n’ait aussi en tête la dictature du fric et de l’évaluation à la rentabilité devenu l’alpha et l’omega des pratiques politiques et sociales, pas seulement aux Etats-Unis.

20147918_7_IMG_543x305Matt Damon, Hugh Bonneville, George Clooney

Avec son bataillon de stars (Clooney himself entouré de Matt Damon, Bill Murray, John Goodman, Cate Blanchett, Jean Dujardin…), l’opération est menée de main de maître au service d’un message pour l’essentiel digne d’éloges – même si l’opposition des gentils Américains donnant leur vie pour récupérer une statue de Michel-Ange et la rendre à ses précédents détenteurs et des vilains Russes qui pillent les œuvres pour le embarquer à leur tour mériterait quelques bémols. Et on sait bien qu’à Hollywood un tel projet ne peut être transformé en grosse production qu’avec l’engagement de telles vedettes – et encore, non sans mal, et la mobilisation de pas moins de deux Majors Companies, Fox et Columbia.

On pourrait également dire que le film, dans sa détermination à faire entendre ce qu’il a à dire, est une sorte de visite guidées des procédés de Hollywood pour transmettre sa vision du monde, sans la moindre interrogation sur ces moyens (narratifs, de représentation) et la place qu’ils jouent dans la culture mondiale, ce bien commun de l’humanité invoqué à plusieurs reprises dans les dialogues. Il ne s’agit pas de comparer la razzia nazie d’alors et la domination formelle hollywoodienne d’aujourd’hui, il s’agit de dire que s’il y a des questions de forme à se poser, des questions de diversité, de modernité, de mises en crise des représentations dominantes par un art moderne qui certains appelèrent jadis « dégénéré », il y aurait quelque raison qu’une telle interrogation apparaisse dans la manière de faire un film qui prétend s’y consacrer. Un aspect qui n’a semble-t-il effleuré personne dans ce cas, alors que, pour le meilleur et pour le pire, on sentait au moins l’effort d’un Dominik Graf pour affronter les effets de conformisme d’un film supposé raconter une situation transgressive durant une période révolutionnaire.

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Un film en retard

12 Years a Slave de Steve McQueen

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12 Years a Slave de Steve McQueen raconte l’enlèvement d’un noir libre du Nord des Etats-Unis dans les années 1850, envoyé en esclavage dans le Sud où il est traité avec la plus extrême brutalité, avant qu’un Canadien de passage lui permette d’être libéré.  Et 12 Years a Slave ne raconte que cela. C’est à dire que chaque plan, chaque scène, chaque ligne de dialogue sont voués à cette unique thématique. Plus le film avance et plus, malgré la puissance des moyens mis en œuvre (puissance de l’interprétation, puissance des images, puissance de la brutalité des situations représentées), s’impose le sentiment que 12 Years a Slave n’existe que comme film qui devait avoir été fait, ou plus exactement qui aurait dû avoir été fait il y a longtemps sur l’esclavage aux USA – idéalement dans les années 50, lorsque la grande démocratie étatsunienne vivait encore sous un régime d’apartheid que viendrait abolir le mouvement des droits civiques et la mobilisation noire durant la décennie suivante.

Aujourd’hui, Obama regnans, il n’y a littéralement aucun enjeu politique à un tel film, les formes multiples et extrêmes de l’oppression n’ayant nullement disparu mais ne pouvant en aucun cas être figurées, même métaphoriquement, par ce qui arrive au malheureux et courageux Solomon durant ses 12 ans de calvaire tel que raconté par Steve McQueen. On ne voit d’ailleurs pas à qui le film peut poser la moindre question. Mais si quelqu’un dans la salle est en faveur de l’esclavage, qu’il lève la main.

Autant la vague de films revenant sur le génocide des amérindiens dans les années 60-70 (Buffalo Bill et les indiens, Le Soldat bleu, Little Big Man, Jeremiah Johnson, etc.) comme événement fondateur de l’Amérique entrait en collision avec une image encore active, et se construisait en écho explicite avec l’actualité (la guerre du Vietnam), autant 12 Years a Slave ne contredit ni ne trouble personne. Autant Django de Tarantino posait intelligemment la question de ce qu’avait fichu le cinéma holywoodien à propos de la terreur esclavagiste, deuxième pilier économique et politique de la naissance de l’Amérique, autant 12 Years a Slave n’existe que pour colmater cette absence criante d’un film grand public consacré à ce thème (qui a vu les films avec Paul Robeson dans les années 30 ?).

Un tel film, aujourd’hui, apparaît stricto sensu comme un film bouche-trou, d’où l’idée d’un certain soulagement comme composant du succès du film au Etats-Unis où il a commencé à récolter les récompenses à pleines brassées. Le réalisateur de Hunger et de Shame est un cinéaste très doué (et un artiste de première grandeur). Britannique, il effectue pour les Américains  ce qu’eux-mêmes ne sont jamais parvenu à faire, 100 an après le film fondateur du cinéma hollywoodien, l’ultraraciste Naissance d’une nation de D. W. Griffith, premier long métrage étatsunien. Même Spielberg s’y était cassé les dents avec Amistad.

Nul ne dit que le rapport des Etats-Unis à leur population noire, hier et aujourd’hui, ne reste pas un enjeu de cinéma : il y a 20 films à faire, dont, éventuellement, le récit du massacre des militants noirs par le FBI dans les années 60 si puissamment raconté par James Ellroy dans Underworld USA. Mais le film de McQueen, qui aborde en tête la dernière ligne droite de la course aux Oscars, peut plus probablement tenir lieu de substitut aux enjeux qu’il est souhaitable que le cinéma US prenne en charge. Ce n’est pas très réjouissant.

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Cinéma mondial, miroir français

Survol du cinéma mondial tel qu’il s’est présenté dans les salles de cinéma françaises durant 2013.

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Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche

Sur les écrans, l’offre très riche de films dignes d’intérêt traduit aussi une certaine confusion, et des manques criants. Le critère de description le plus pertinent demeure sans aucun doute l’origine géographique : malgré les effets réels de la mondialisation, les films dans leur immense majorité demeurent inscrits dans des contextes nationaux très identifiables, aussi bien par les histoires qu’ils racontent, par les procédés de mise en scène qu’ils utilisent que, bien sûr, par les interprètes qui les incarnent.

21008786_20130528113637475World War Z de Marc Forster

Les Etats-Unis avaient commencé l’année en force avec le passionnant Thirty Dark Zero de Kathryn Bigelow, l’impressionnant Django de Quentin Tarantino, ou le film le plus ambitieux de Steven Spielberg depuis longtemps, Lincoln. Cette année où le box-office mondial aura été entièrement dominé par des sequels (Iron Man 3, Moi moche et méchant 2, Fast and Furious 6,  Bilbo 2… ) est très rentable pour les studios, et pratiquement sans intérêt en terme de proposition de cinéma de la part des Majors, à l’exception de l’intrigant World War Z, et en reconnaissant que Hunger Games 2 a gardé l’élan du premier.

21062507_20131202101859235Inside Llewyn Davis des frères Coen

De grands auteurs étatsuniens se sont malgré tout distingués, à commencer par l’admirable Inside Llewyn Davis des frères Coen, mais aussi le très réussi Ma vie avec Liberace de Steven Soderberg, The Immigrant de James Gray, un très bon Woody Allen, Blue Jasmine, Mud qui confirme le talent de Jeff Nichols, et le convaincant All is Lost de JC Chandor – tandis que la poudre aux yeux de Gravity connaissait un succès démesuré. On concèdera à Martin Scorsese de s’être répété sans se trahir avec Le Loup de Wall Street.

20536744Il faut faire une place à part à Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, production états-unienne (du Sensory Ethnography Lab de Harvard) mais parfait OVNI cinématographique, sans doute la proposition la plus singulière et la plus suggestive qu’on ait vu sur grand écran depuis fort longtemps.

498158Haewon et les hommes de Hong Sang-soo

Parmi les régions du monde les plus fécondes, il faut faire bonne place à la Corée, à l’Amérique latine et au Moyen-Orient. De Corée, on a ainsi vu arriver deux réussites du prolixe Hong Sang-soo, Haewon et les hommes et Our Sunhi, le beau Pink de Jeon Soo-il ou, dans un genre très différent, le dynamique Snowpiercer de Bong Joon-ho. Sans qu’un pays s’impose particulièrement, la galaxie latino-américaine aura présenté nombre d’œuvres de belle qualité, comme No du Chilien Pablo Larrain, d’Argentine Elefante blanco de Pablo Trapero et Leones de Jazmin Lopes, La Sirga du Colombien William Vega et La Playa D.C. de son compatriote Juan Andres Arango, les Mexicains Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, La Jaula de oro de Diego Quemada-Diez et Workers de  Jose Luis Valle…

21004024_2013050716091218Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi

Quant au Moyen-Orient, il aura surtout attiré attention grâce à des réalisations palestiniennes (Omar de Hany Abu-Assad, Cinq caméras brisées de Emad Burnat et Guy Davidi, A World Not Ours de Mahdi Fiefel) et israéliennes (Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi, Lullaby to my Father d’Amos Gitai Le Cours étrange des choses de Rafael Nadjari, Invisible de Michal Aviad, Not in Tel-Aviv de Nony Geffen). Mais il faut aussi faire place à sa passionnante proposition des Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society, sans oublier la surprise saoudienne Wadjda de Haifa Al-Mansour –alors que le pays le plus fécond d’ordinaire dans la région, l’Iran, aura brillé par son absence dans les salles françaises, effet combiné de la glaciation de l’ère Ahmadinejad, d’une frilosité des distributeurs et d’un retard pour quelques œuvres importantes découvertes en festival, notamment celles des deux plus célèbres proscrits, Jafar  Panahi et Mohamad Rassouloff.

21059105_20131119152244299A Touch of Sin de Jia Zhang-ke

Dans les salles, l’Asie (hors Corée) a été insuffisamment représentée, même si c’est de Chine qu’est venu peut-être le plus grand film de l’année, A Touch of Sin de Jia Zhang-ke, tandis que Hong Kong sauvait la face grâce au très élégant Grandmaster de Wong Kar-wai et à l’émouvant Une vie simple d’Ann Hui. Deux valeurs sures, Kiyoshi Kurosawa (Shokuzai) et Hirokazu Kore-eda (Tel père tel fils) ont conservé au Japon une place honorable. On se souviendra aussi du débutant chinois Cai Shang-jun (People Mountain People Sea) et de son collège thaïlandais Anocha Suwichakompong (Mundane History), en attendant les films importants de Tsai Ming-liang et Wang Bing, sans oublier le Philippin Raya Martin.

Quant à l’Afrique et au Maghreb, ils font toujours figures de parents très pauvres, malgré le magnifique Aujourd’hui d’Alain Gomis et Grigris de Mahmat Saleh Haroun.

20461574Isabelle Huppert dans La Belle Endormie de Marco Bellocchio

Dans une Europe plutôt terne, on aura vu se confirmer un lent réveil de l’Italie, représentée aussi bien par des grands cinéastes chevronnés (Moi et toi de Bernardo Bertolucci, La Belle Endormie de Marco Bellocchio) que par les premiers longs métrages L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo , Salvo de Fabio Grassadonia et Antonio Plazza, sans oublier Miele de Valeria Golino ou Amore carne de Pippo Delbono. Deux très beaux films Histoire de ma mort du Catalan Albert Serra et Dans la brume de l’Ukrainien Sergei Loznitsa semblent comme surgis du néant, tout comme le remarquable Vic+Flo ont vu un ours du Québécois Denis Côté, auquel on devait aussi le poétique essai documentaire Bestiaire.

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Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont  et, ci-dessous, Pierre Deladonchamps et Christophe Paou dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie.

 

Reste, bien sûr, le cas français. C’est à dire, comme on se doit de le souligner chaque année, le pays qui reste globalement le plus fécond en propositions de cinéma, même s’il inonde aussi ses écrans – et autant qu’il peut ceux des autres – de navets innombrables et navrants. A tout seigneur tout honneur, il faut saluer d’abord La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, magnifique réussite d’un très grand cinéaste, consacrée d’une palme d’or, succès en salle en France et à l’étranger, Prix Louis Delluc, œuvre importante et qui le restera quand seront retombées les écumes nauséabondes nées dans son sillage. Mais dans quel autre pays trouve-t-on la même année des œuvres aussi fortes et aussi singulières que La Jalousie de Philippe Garrel, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann, Jimmy P. d’Arnaud Desplechin, Les Salauds de Claire Denis, Jaurès de Vincent Dieutre, Bambi de Sébastien Lifschitz, et encore ces deux véritables coups de tonnerre cinématographiques, Camille Claudel de Bruno Dumont et L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie ? A noter aussi combien plusieurs de ces films – ceux de Kechiche et de Guiraudie, mais aussi de Dieutre et de Lifchitz – résonnent avec les débats qui on agité la société française cette année.

Le jeune cinéma français aura fait en 2013 l’objet d’enthousiasmes parfois disproportionnés. Mais il aura en effet donné naissance à des découvertes réellement prometteuses, qui s’intitulent  Fifi hurle de joie de Mitra Farahani, Ma Belle Gosse de Shalimar Preuss,  Les Lendemains de Bénédicte Pagnot,  Casa Nostra de Nathan Nicholovitch ou encore Deux automnes trois hivers de Sébastien Betbeder.

Quelle est la valeur de cette géographie subjective de l’année de cinéma vue des écrans français ? Elle est à l’évidence conjoncturelle. Mais globalement, elle dessine avec exactitude les zones de force et de faiblesse caractéristiques du cinéma mondial de la période actuelle telle qu’il nous est donné de la percevoir. Avec de réels effets de distorsion, comme l’absence récurrente, chez nous, de la pourtant toujours très dynamique cinématographie indienne, dont le gentillet Lunchbox ne donne qu’une traduction édulcorée, complaisante aux goûts européens, ou la disproportion entre la montée en puissance du cinéma chinois, désormais le deuxième du monde, et l’écho qu’on en perçoit ici. Et pourtant témoin assez fidèle d’un dynamisme à la fois impressionnant et très inégalement réparti du cinéma mondial.

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Chollywood ?

Ce n’est pas par goût immodéré de la bière que Leonardo DiCaprio, Nicole Kidman, John Travolta et plusieurs des principaux poids lourds de Hollywood ont boudé la cérémonie des Emmy Awards pour passer le week-end du 21 septembre dans la presqu’ile du Shandong. Si la ville de Qingdao est mondialement célèbre pour les brasseries qui portent son nom (la bière Tsingtao), elle est peut-être en passe de conquérir une forme de célébrité beaucoup plus considérable encore. C’est là en effet que Wang Jianlin a présenté un nouveau projet de grande ampleur.

Monsieur Wang est un personnage considérable : classé deuxième chinois le plus riche par Forbes, cet ancien militaire est à la tête du groupe Wanda, dont l’activité principale est la construction et la gestion de centres commerciaux dans le monde entier. L’an dernier, il avait marqué son intérêt pour le secteur du cinéma en acquérant AMC, le plus gros circuit de salles américain, auquel il faut ajouter ses propres salles en Chine et dans toute l’Asie, pour créer, et de loin, la première société d’exploitation cinématographique du monde. Cette fois-ci, il annonce la création d’une immense « cité du cinéma », avec notamment 20 plateaux de tournage, des décors en dur reproduisant plusieurs environnements « exotiques » (européens), des équipements de pointe pour la post-production, et aussi sept hôtels de luxe, un yacht club, un parc à thème, etc., le tout pour un investissement de 3,7 milliards d’euros.

Aux côtés de Tony Leung, Zhang Ziyi et des stars hollywoodiennes, la cérémonie de lancement a également accueilli certains des principaux représentants de l’industrie du spectacle américain, dont la présidente des Oscars, les représentants des grandes agences artistiques et des Majors, ou l’omniprésent Harvey Weinstein, qui est sans doute la figure la plus dynamique de la production US.

Au-delà de son aspect pharaonique, l’opération Qingdao Oriental Movie Metropolis (en V.O. : 青島東方影都) est exemplaire de deux phénomènes majeurs de la situation du cinéma mondial. Le premier est le développement fulgurant de l’industrie du cinéma en Chine même. Nombre d’observateurs s’interrogent sur la viabilité du Qingdao Metropolis,  alors que la Chine dispose déjà de très nombreux lieux de tournage – près de 1000 selon une estimation du Guangzhou Times.  La nouvelle infrastructure aura besoin d’accueillir la production de 100 films chinois et 30 films étrangers chaque année pour remplir ses objectifs. Monsieur Wang assure que les contrats correspondants sont déjà signés. Ce nouvel épisode s’inscrit dans le contexte d’une hausse vertigineuse aussi bien du nombre de films tournés que des recettes en salles qui caractérisent le cinéma chinois.

Ce qui soulève la deuxième question, celle des relations entre le nouveau géant et la superpuissance hollywoodienne. A Qingdao, le signal – émis par quelqu’un qui ne saurait occuper sa place sans le soutien des plus hautes autorités du pays – était clair : nous voulons travailler avec Hollywood. Côté américain, entre méfiance envers un possible rival et avantages à tirer d’une telle coopération, le plateau penche pour l’instant vers la deuxième option. Ce qui est certain, c’est que tout cela se joue entre puissances dominantes, aussi bien en termes nationaux qu’en définition des produits dont il est question. De toute évidence, nul parmi ces gens-là ne se soucie de diversité culturelle. Mais les Chinois n’ignorent rien en revanche des usages du softpower. Et il n’est pas certain que ces évolutions, même motivées par les seuls appétits de bénéfices financiers et d’intérêts politiques, ne réouvrent pas un peu plus un jeu mondial où la domination états-unienne demeure une donnée centrale.

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Au-delà des candélabres

Ma vie avec Liberace de Steven Soderberg, avec Michael Douglas, Matt Damon, Dan Aykroyd, Debbie Reynolds. 1h58.

Le nouveau film de Steven Soderbergh accompagne l’existence du jeune Scott Thorson (Matt Damon), devenu au milieu des années 70 l’amant éperdument chéri du vieillissant Liberace, pianiste star, vedette de Las Vegas et des plateaux télé durant près de 40 ans, phénomène de scène, inventeur du showbiz kitsch démesuré, préfiguration de Michael Jackson, de Madonna et de Lady Gaga. Nous n’avons aucune idée, en France ou d’ailleurs où que ce soit en dehors des Etats-Unis, de ce qu’a été la gloire immense de ce performer porté par une intuition géniale des lois du spectacle, à défaut d’avoir quoique ce soit de mémorable sur le plan artistique. Produit de très grande consommation en grande partie fabriqué par lui-même et surtout ayant assuré une incroyable longévité en combinant les modes les plus archaïques de séduction et les techniques alors modernes (les shows télévisés), Liberace est un symbole américain dont le film révèle la richesse de sens.

Michael Douglas et les départements déco et costume (et perruque) s’en donnent à cœur joie pour déployer à l’écran le délire d’exhibitionnisme rutilant d’or, de verroterie, de fourrure et de strass qui est à la fois le décor de scène de Liberace et l’environnement dans lequel il vit. Ce vertige de spectaculaire comme condition vitale (Can you see me now?) est raconté avec une attention scrupuleuse, sans ironie ni complaisance. Cette folie du paraître, ce délire m’as-tu-vu sont la manifestation particulière d’une manière d’être au monde qui abolit la séparation entre la vie et la scène et aspire entièrement l’humain dans un moule qui le dévore —les scènes de boucherie de la chirurgie esthétique sont explicites.

Contrainte à la clandestinité dans l’Amérique de l’époque, Amérique dont le puritanisme ne fait jamais que se déplacer sans vraiment faiblir, l’homosexualité de Liberace est finalement moins importante que la confusion des sentiments qui l’habitent. Tout aussi excessive que ses tourbillons de paillettes est la pulsion affective qui emporte le personnage, au point de vouloir faire de son amoureux aussi son fils adoptif. C’est le grand mérite du film de ne jamais faire de tel ou tel épisode, comme la rencontre avec la mère de Liberace (Debbie Reynolds! 100 ans après avoir jailli du gateau de Chantons sous la pluie, peut-être le plus grand film de Hollywood sur lui-même) ou même la mort à cause du sida, une métaphore ni une clé.

Chez Soderbergh aussi, une retenue dans la manière de filmer, malgré toutes les surenchères visuelles dont il est question, une affection pour ses personnages, aussi abracadabrants soient-ils (c’était déjà une des qualités majeures des très beaux Girlfriend Experience et Magic Mike) et une attention pour la manière dont les choses sont faites, les cheminements, les processus, donnent à Ma vie avec Liberace une force qui excède de bien loin ses aspects folkloriques et le côté Guiness Book de la performance de Michael Douglas. Parce que, aussi, Wladziu Valentino Liberace aime véritablement Scott Thornton, et que le réalisateur ne néglige ni ne méprise cet amour, malgré tout le reste.

Cinéaste lui-même excessif, ne serait-ce que dans sa boulimie de tourner et la variété de ses réalisations, Steven Soderbergh annonce que ce film, qui pour être produit par une société de télévision, HBO, n’en est pas moins du très bon cinéma, sera son dernier. On ne peut que le regretter, tant il prouve ici, comme il a su le faire à de multiples reprises depuis la révélation de Sexe, mensonges et vidéo en 1989, combien il est capable de porter un regard singulier, à la fois critique et émouvant, sur ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la société du spectacle. Ses meilleurs films sont ceux où, sans agressivité ni volonté démonstrative, sont mis en évidences les mécanismes de la représentation contemporaine tels qu’ils se sont construits à partir des années 60, aux USA puis dans le monde entier. Une industrie placée sous le signe d’excès qui sont à la fois sa force, sa limite et sa part d’horreur.

Cette critique est une nouvelle version de celle publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes 2013.

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