Cannes 2015: dernier survol avant atterrissage dans les palmes

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Ina Marija Bartaite dans Peace on Us in Our Dreams de Sharunas Bartas, Benicio Del Toro dans Sicario de Denis Villeneuve

Bref retour sur cette 68e édition du festival de Cannes, pour y souligner une tendance récurrente parmi des titres pourtant extrêmement différents et pour mentionner quelques films aimés, qui n’ont pas trouvé place dans les précédentes chroniques –sans prétendre à aucune forme d’exhaustivité, évidemment, ni même au commentaire complet des quelque 43 films vus à Cannes.

Parmi ceux-ci, la première place revient sans hésiter à un film totalement inclassable, home movie intime et déchirant, fable personnelle inscrite dans l’infini de la nature et le vertige du temps qui passe. Peace to Us in Our Dreams, du Lituanien Sharunas Bartas (Quinzaine des réalisateurs), est une œuvre d’une profondeur inquiète. Au plus près des corps, des émotions, des souvenirs, des silences et des voix, elle interroge les puissances et les impuissances de la parole et des autres moyens de dialoguer dont sont capables les humains entre eux, avec le monde, et chacun avec lui-même. Discret, mystérieux, candidat à aucun prix, c’est pourtant un des plus beaux films du festival.

Ni discret ni mystérieux, mais au contraire revendiquant sans complexe son statut de film de genre spectaculaire avec vedettes (Benicio Del Toro, impressionnant, Emily Blunt, Josh Brolin), Sicario, film tout à fait hollywoodien du québécois Denis Villeneuve, en Compétition, est à sa manière une bonne surprise. Nettement plus intéressant que les précédents films d’un réalisateur clairement décidé à faire carrière au sein des majors, cette histoire de commando de flics et de militaires surentraînés menant une guerre sans merci contre les cartels de la drogue mexicains est mené avec une efficacité redoutable. Film d’action, Sicario développe une perception de la criminalité aux Etats-Unis qui a le mérite d’une lucidité peu courante dans ce contexte.

La section Un certain regard comportait un grand film, Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, et le très émouvant An de Naomi Kawase, deux films dont on a déjà parlé ici. Il faut y ajouter au moins quatre titres dignes d’attention, dont deux ont la curieuse caractéristique d’évoquer des ovins, Rams («Béliers») de l’Islandais Grimur Hakonarson et Lamb («Agneau») de l’Ethiopien Yared Zeleke –soit aussi deux pays qui n’ont pas l’habitude d’inonder les écrans. (…)

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La vraie-fausse histoire du «film d’Hitchcock sur les camps de concentration»

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Depuis un an, et avec insistance à l’approche de la commémoration des 70 ans de la libération d’Auschwitz ce 27 janvier 2015, circule une vraie-fausse histoire à propos d’un «film d’Hitchcock sur les camps», qui s’intitulerait Night Will Fall. Il existe bien un documentaire de ce titre, mais il s’agit d’une réalisation de 2014 signée André Singer et consacrée à (une partie de) l’histoire d’un autre film, connu sous le titre Memory of the Camps.

Ce film est issu d’une réalisation commandée en 1945 par le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF, le commandement des Forces alliées installé à Londres), à partir de documents tournés par les armées alliées lors de l’ouverture des camps de concentration et d’extermination.

La conception de ce projet fut confiée à Sidney Bernstein, chef de la section «cinéma» de la Division d’action psychologique du SHAEF. Il devait utiliser du matériel tourné par les armées britanniques, américaines et soviétiques. L’objectif de départ était d’en faire trois versions, une destinée aux Allemands en Allemagne, une aux Allemands prisonniers et la troisième aux autres publics. Selon une formule de Bernstein, il s’agissait de «secouer et d’humilier» l’ensemble des Allemands et de montrer qu’eux tous –et pas seulement les SS ou les nazis– étaient responsables de crimes contre l’humanité.

Ce film de six bobines fut bien réalisé, mais il ne fut jamais projeté, les nouvelles priorités de la Guerre froide naissante menant à minimiser la culpabilisation du peuple allemand et à interrompre la collaboration entre Anglo-Américains et Soviétiques.

En 1952, cinq bobines étaient transférées du British War Office à l’Imperial War Museum de Londres, accompagnées d’un commentaire tapuscrit.

 La sixième bobine, qui contenait les images tournées par les opérateurs soviétiques, a disparu. Le Musée donna alors à ce dépôt le titre Memory of the Camps. Il resta invisible et inconnu jusqu’à ce qu’en 1985 (…)

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«Gone Girl» ou le pessimisme politique de David Fincher

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Gone Girl de David Fincher, avec Ben Affleck, Rosamund Pike. Durée: 2h29. Sortie: 8 octobre 2014.

La violence, elle est tout de suite là. La violence du cinéma, du roman aussi bien, la violence du couple, la violence de vivre ensemble. A l’image, le visage d’une jeune femme blonde. La voix d’homme, off, dit qu’il voudrait lui ouvrir le crâne. Pour savoir ce qu’il y a dedans. «A quoi tu penses?», «qui es-tu?». L’énigme de l’autre, le ou la plus proche, celui ou celle avec qui ont vit, avec qui on prend son petit déjeuner, avec qui on fait l’amour, et la violence de la force qui pousse à vouloir déchirer le voile. Gone Girl est un thriller bien sûr. Il va se passer tout un tas d’événements très inhabituels et spectaculaires, bien sûr. Mais ils sont précisément la mise en fiction de cette opacité de chacun à tous, et du besoin de chacun de la défaire.

Le règne des apparences

Le film de David Fincher est l’adaptation d’un roman de Gillian Flynn, qui a également écrit le scénario. En français, le livre est paru, chez Sonatine, sous le titre Les Apparences. Titre approprié, tant il pointe ce qui est effectivement au cœur de l’intrigue.

Les apparences, c’est ce sur quoi se fonde la conviction des flics, des journalistes et des citoyens pour accuser Nick du meurtre d’Amy, sa jeune épouse, puis ce sur quoi se fondera le renversement de leur jugement. Les apparences, c’est évidemment le matériau même des shows médiatiques qui se nourrissent de la même manière de faits divers sanglants, des crises familiales montées en épingle et des drames planétaires. Les apparences, c’est aussi ce dont est expert l’avocat qui vient au secours de Nick quand tout l’accable, et dont le rôle est plus celui d’un coach que d’un juriste.

Mais les apparences, c’est encore le jeu social, y compris au sein de la famille, ce qu’on met en partage avec son entourage pour que la vie soit au moins praticable. Et les apparences, c’est également ce que mobilise toute fiction, avec le pacte implicite entre le narrateur et le lecteur ou le spectateur, supposé croire à ce qui lui est raconté: alternativement pris en charge par Nick et Amy, le récit se révèle peu à peu être le fait de deux personnes qui mentent, dissimulent des faits, cherchent à manipuler, selon deux logiques antagonistes. Les deux protagonistes sont des écrivains sans emploi (des fabricants professionnels de récits). Ils sont pourtant loin d’être à égalité.

Nick est un personnage «réaliste» de fiction: quelqu’un qui connaît des tribulations dans ce qui est supposé être une trajectoire ordinaire d’existence. En l’occurrence, ayant perdu son job à New York, il a emmené vivre sa jeune et charmante épouse dans la petite ville du Sud des Etats-Unis dont il est originaire, où il gagne l’argent du couple en donnant des cours à la fac locale et en gérant un bar exploité par sa sœur.

Le statut d’Amy est très différent. Elle est à la fois une journaliste qui a perdu son emploi et déjà un être de fiction: «Amazing Amy», héroïne d’une série de bandes dessinées immensément populaire créée par ses parents en s’inspirant d’elle –partout où elle va, c’est «Oh my god! But you are the REAL Amazing Amy!», héroïne fictive à laquelle elle n’a jamais vraiment ressemblé mais à laquelle tous l’assimilent, à commencer par ses parents. Tous sauf Nick, c’est sans doute en grande partie pour cela qu’elle l’a épousé.

Refuser d’être un personnage

Déjà à la fois être de fiction et personne à l’étroit dans son quotidien d’épouse au foyer dans une bourgade de province, Amy va à nouveau chercher à échapper à sa condition. Mais si assurément Flynn et Fincher n’ignorent rien du syndrome de Mme Bovary, leur Amy n’est pas Emma. Elle ne va pas se mouler dans un ou des personnages romanesques existants, elle va se faire auteure –à la fois scénariste et metteur en scène. Et c’est la brutalité de ce geste, l’ampleur de la rupture avec l’ordre des apparences, qui engendrera la chaines des situations menant au sang, à l’horreur. Gone Girl, version sombre du mythe prométhéen, montre combien sont violentes les conséquences du geste d’un personnage qui refuse d’en être un. (…)

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Ciné-Hopper

House by the Railroad (1926. MOMA)

Pour saluer l’ouverture de la grande exposition Edward Hopper au Grand Palais, quelques lignes écrites pour un (remarquable) numéro spécial de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine.

Hitchcock! Quel film d’Hitchcock ? La maison de Psychose, évidemment, et l’Hôtel McKittrick de Vertigo, mais aussi bien, quoique de manière plus lointaine, l’école des Oiseaux, ou même Manderley, la maison de Rebecca. Peu importe. Il ne s’agit pas de citation, encore moins avec un tableau de 1926, alors que le futur sir Alfred faisait ses premières gammes en Angleterre. Il ne s’agit même pas d’un “univers”, même si cette architecture qui mêle le baroque au colonial et le bois à la mémoire du marbre et à la trivialité du stuc convoque un environnement à la fois situé – la province américaine – et imaginaire, un monde de références tourmentées, chargées de signes appuyés et pas forcément cohérents. Il s’agit de la mise en œuvre, si impressionnante chez le peintre comme chez le cinéaste, de la puissance de fiction possible, il s’agit de promesse (et de menace) de récit dans la représentation d’un objet, et en particulier d’un bâtiment.

François Bon ouvre son beau livre sur l’imaginaire de la ville chez Hopper, Edward Hopper (dehors est la ville), par une citation du peintre: “conscious of the spaces and elements beyond the limit of the scene itself”. Ces espaces et ces éléments sont ceux de récits à venir, qui ne s’actualiseront jamais dans les tableaux voués à rester éternellement lourds de ces promesses et de ces menaces, soulignées graphiquement aussi bien que thématiquement par la pure horizontale des rails vers on ne sait quel ailleurs. Et ces espaces et ces éléments ne s’actualiseront que partiellement chez Hitchcock. Quand celui-ci filme une maison, il le fait de telle manière – forme, éclairage, angle de prise de vue, inscription dans le cours du montage, durée du plan, musique, etc. – que cette maison est « lourde » d’innombrables potentialités de fiction, dont seulement certaines adviennent dans le film ou elle se trouve. C’est, si on veut, la vengeance du macguffin : il est un embrayeur de récit sans signification ni réel enjeu, mais en contrepartie, il aurait aussi pu être l’embrayeur de multiples autres histoires. Ainsi en va-t-il aussi des lieux peints par Hopper, et c’est pourquoi il est si aisément cité par des cinéastes – parfois même involontairement : chez Hopper la fiction est tapie dans l’image, ce que tant de cinéastes cherchent à susciter à leur tour, ce que savait si bien fabriquer Hitchcock, bien avant Fenêtre sur cour qui en est comme la théorisation, et que le cinéaste dira inspiré par les tableaux du peintre. C’est encore mieux visible avec ce tableau relativement ancien.

Ensuite, l’épuration des formes et du traitement des couleurs poursuivra exactement dans la même direction, venant souligner une « modernité » dont les signes seront plus visibles dans les diners et les villas à partir des années 40, mais dont l’essentiel est déjà là, et bien là : cette « conscience de ce qui est au-delà de la scène elle-même » qui vaut pour toute l’œuvre du peintre, et qui est la définition même du hors-champ, c’est à dire de pratiquement tout ce qui a de la valeur au cinéma. Hopper est le peintre qui par excellence fait mentir l’opposition de Bazin entre cadre pictural et cadre cinématographique.

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Festival de Venise, prise N°3

Raconter une histoire

(Trahison, de Kirill Serebrennikov, Bad 25, de Spike Lee)

Deux films aussi différents que possible se confronte à cet éternel défi de la mise en scène : raconter une histoire. Le premier, Trahison, du russe Kirill Serebrennikov, la plus intéressante proposition de la compétition officielle jusqu’à présent, est place directement sous l’influence d’Alfred Hitchcock, et de son plus brillant épigone, David Lynch. Cette histoire de double adultère transformé en cauchemar où les effets de symétrie et de duplication parfois renforcent et parfois parasitent le déroulement de l’intrigue n’est pas seulement un hommage à Vertigo, souligné par le chignon de Kim Novak fièrement arboré par la comédienne principale, Franziska Petri. Sa grande intelligence, au delà d’une indéniable efficacité dans la mise en scène accompagnée d’une tout aussi indéniable élégance dans la mise en image, est de prendre en compte le doute instauré – qu’est-ce qui est « vrai » ? qu’est-ce qui est fantasmé ? est-il possible que ce soit un rêve ? et en ce cas le rêve de qui ? – non seulement un jeu riche en suggestion sur la situation du spectateur (comme, exemplairement, Mulholland Drive) mais une composante centrale du traumatisme de l’amour trompé, de la jalousie et du soupçon. C’est d’ailleurs finalement tout autant à cet autre film de Hitchcock, Soupçon, tout aussi théorique que Vertigo, que fait penser Trahison, pour le meilleur.

Le second film est en apparence aux antipodes de cette brillantes machinerie romanesque. Bad 25, le documentaire consacré par Spike Lee à la fabrication de l’album Bad de Michael Jackson apparaît d’abord comme un exercice assez ennuyeux, uniquement composé d’extraits d’entretiens (d’époque ou réalisés pour ce film-là) avec les collaborateurs de la star pop. Et même si, le film avançant, on finira pas avoir droit à quelques séquences de la tournée européenne de Bad, au stade de Wembley, le plus grand concert de tous les temps en termes de public (et de recettes), pour l’essentiel, le film s’en tiendra en effet pour l’essentiel à regarder et écouter ceux qui ont travaillé avec Jackson. Mais le fait est qu’il les regarde et les écoute bien. Et que peut à peu se met en place un récit, émerge un personnage – y compris pour un spectateur qui n’a jamais porté beaucoup d’intérêt à l’auteur de Killer. Peu à peu émerge une émotion, une richesse, une complexité, et d’abord – condition de ce qui précède – un récit. Le récit d’une aventure qui est toujours passionnante, souvent bouleversante, dès lors que le cinéma sait la filmer : l’histoire d’un travail.

Ces gens-là ont bossé, bossé, bossé. Ils en parlent bien, avec exactitude et engagement. Et ce qu’ils disent, y compris lorsque ce à quoi ils ont travaillé peut sembler futile ou pas particulièrement admirable, en fait une expérience partageable, et qui touche. Il est bienvenu que parmi les nombreux intervenants, et aux côtés du véritable deus ex machina de cette affaire, le grand Quincy Jones, figure Matin Scorsese, qui réalisa la vidéo de Bad – Michael Jackson interdisait qu’on dise « clip » ou « vidéo », il exigeait qu’on parle de court métrage, ce qui le rend sympathique. Avec ses propres films sur la musique, depuis The last Waltz (1978) mais surtout le grand film sur Dylan, No Direction Home,  et plus encore le magnifique et injustement mésestimé film sur les Stones, Shine a Light, Scorsese a montré combien le cinéma peut se magnifier, être entièrement lui-même, en entrant dans le processus d’une autre activité, ici à la fois la musique, la danse, le spectacle à échelle planétaire. Ce pourrait être la menuiserie ou la mécanique (il existe aussi des Michael Jackson dans ces activités-là), il y aurait beaucoup moins de spectateurs pour payer leur billet, mais les vrais enjeux seraient les mêmes.

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