Quatre éclats de présence

Andrea Bacci dans L’Inconsolable de Jean-Marie Straub

 

Sous le titre générique « L’Inconsolable » sortent aujourd’hui ensemble quatre films de Jean-Marie Straub. Qu’est-ce qui passe entre ces quatre films, si différents ? Chacun d’eux vient d’un texte écrit. Et cette écriture, plus encore que ce qui s’y dit, a engendré une réponse de mise en scène. Une réponse, nul ne dit que c’est la seule possible, y compris par le même cinéaste. Lothringen !, le plus ancien, coréalisé en 1994 par Straub et Danièle Huillet avant sa mort, est une sorte d’enquête historique dans le paysage de la Lorraine, où le texte de Barrès devient comme un outil de fouille, une pelle ou une pioche pour aider le regard à pénétrer plus profond dans le sens historique des espaces géographiques parcourus.

Le Chacal et l’Arabe, ou plutôt Schakale und Araber, puisque la langue allemande de Kafka est ici matière même du film, à égalité avec la lumière ou le corps de l’actrice Barbara Ulriche. Ces matières agrègent deux dispositifs, le conte et le théâtre de chambre, à leurs confins il y aurait comme un conte de la 1002e Nuit, raconté par une femme, écrite par un homme en pleine 1ère Guerre mondiale, riches d’échos infiniment troublants à propos de toutes les guerres, et pas seulement au Moyen Orient, hier et aujourd’hui. L’actrice, assise devant la fenêtre, dit le tetxe. Et il nait un espace, un espace dans la langue, où le désir croise la peur et la haine – mais je le dis mal parce qu’on ne peut pas le dire, c’est l’expérience du film qui bâtit cet espace. Et les mots, les mots allemands pour le désert et la nuit (avec la traduction bouleversante de Huillet) en sont le soubassement.

Un héritier est une fiction, avec des acteurs en costume qui disent un texte, en marchant dans la forêt, et puis attablés devant une taverne. Cette fiction, d’après un texte de Barrès à nouveau, dit une histoire, et puis une autre histoire, et ainsi laisse affleurer l’Histoire. Histoire d’un jeune Alsacien qui a refusé de partir en 1870, histoire d’un médecin des pauvres ; Histoire tissées de blessures et d’oublis, de gestes individuels, de décisions qui engagent et de retournements qui effacent. La forêt, les voix, les gestes, le vin dans les verres sont là de telle manière qu’ils font sonner l’Histoire dans les histoires. Ce n’est pas de la magie, c’est du cinéma.

L’Inconsolable est une retrouvaille pour qui suit le travail des Straub, un nouveau moment de la mise en film des Dialogues avec Leuco de Pavese qui ont déjà donné lieu à De la nuée à la résistance, Ces rencontres avec eux, Le Genou d’Artémide et Le Streghe, dans les bois qui entourent la ville de Buti en Toscane. Mais chaque film de cet ensemble est singulier, et celui-là plus encore. Est-ce aussi Straub lui-même cet inconsolable ? On ne peut pas ne pas y penser, alors même que le revenant des enfers dit à la Bacchante quelque chose de terrible, d’indicible. Cet Orphée lucide et vibrant qui semble en même temps tout près de devenir comme un rocher de plus dans cette nature où s’abolira pour renaître la vie de chacun, de chacune même la tant aimée, fait résonner en sonorités simples des abîmes de tendresse et de désespoir. Ce qui était comprimé à l’extrême dans le texte de Pavese se déploie lentement à la mesure des horizons, dans les infinies nuances des couleurs de la végétation, la profondeur de la voix dont la fermeté même est une angoisse.

Bien différents, donc, ces quatre films. Et pourtant de l’un à l’autre, dans le temps de la vision et plus encore dans la mémoire qui en restera, mêmes des mois et des années plus tard, une sensation commune. Celle de la puissance d’une présence réelle. Celle de l’exactitude de réponses de cinéma pour construire, singulièrement dans chaque cas, le mystère laïc de l’événement (récit, idée, métaphore) qui se fait matière, et appartient absolument à ce monde-ci, le notre – puisqu’il n’y en a pas d’autre.

 

En même temps que sortent ces quatre films (génériques ci-dessous), les éditions Independencia publient des Ecrits, inédits ou introuvable, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

 

Lothringen !

Film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Texte tiré du roman Colette Baudoche de Maurice Barrès.
Avec Emmanuelle Straub. Commentaire dit par André Warynski et Dominique Dosdat.
Caméra : Christophe Pollock.
Son : Louis Hochet.
PREMIERE PRESENTATION AU FESTIVAL DE LOCARNO 1994.

1994. 21 minutes. 35 mm, couleur, format 1/1,37.

L’Inconsolable

Film de Jean-Marie Straub
Texte tiré des Dialogues avec Leucò de Cesare Pavese. Avec Giovanna Daddi, Andrea Bacci.
Caméra : Renato Berta, Christophe Clavert.
Son : Dimitri Haulet, Julien Gonzales.
Production : Les Fées Productions – Belva GmbH.

2011. 15 minutes. Digibéta PAL, couleur, son mono, format 4:3.

Un héritier

Film de Jean-Marie Straub
Texte tiré du roman Au service de l’Allemagne de Maurice Barrès.
Avec Joseph Rottner, Jubarite Semaran, Barbara Ulrich. Caméra : Renato Berta, Christophe Clavert.
Son : Dimitri Haulet, Julien Gonzales.
Assistants : Arnaud Dommerc, Maurizio Buquicchio, Grégoire Letouvet.
Les Fées Productions – Belva GmbH, JEONJU DIGITAL PRO- JECT 2011.

2011. 20 minutes. Digibéta PAL, couleur, son mono, format 4:3.

Schakale und Araber

Film de Jean-Marie Straub
Texte tiré de Schakale und Araber, nouvelle de Franz Kafka. Avec Barbara Ulrich, Giorgio Passerone, Jubarite Semaran. Caméra : Christophe Clavert.
Son : Jérôme Ayasse.
Assistant : Arnaud Dommerc.
Production : Belva GmbH.

 

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Paris, 50 ans après

 

Un demi-siècle, est-ce beaucoup ? Interminablement long, inadmissible, lorsqu’il s’agit du retour à la surface du crime de masse commis par la police française le 17 octobre 1961. Comme ces cadavres d’Algériens qui, pour beaucoup, jamais ne remontèrent à la vue de témoins qui de toute façon ne témoigneraient pas, le massacre lui-même flotte encore entre deux eaux de la mémoire collective et de sa reconnaissance par le pays. La sortie simultanée de deux films, un réalisé peu après les événements, l’autre datant de cette année, ne sera pas la fin de cette si longue trajectoire à travers le déni et l’opacité – cette opacité qui empêcha même qu’y soit fait référence alors qu’on jugeait enfin, là aussi 50 ans après, les crimes contre l’humanité de celui qui commandait la police parisienne en 1961, Maurice Papon.

Des journalistes, des historiens, des militants ont pourtant peu à peu reconstitué les éléments de compréhension de ce qui s’est passé ce soir-là à Paris : la rencontre d’un parti pris de violence répressive au plus haut niveau de l’Etat et d’un racisme meurtrier massivement présent parmi les policiers, comme parmi une grande partie de la population française, tandis que les forces collectives qui auraient dû s’opposer à ces forces néfastes faisaient preuve d’une coupable retenue, contrebalancée seulement par la détermination de quelques uns. Durant des années, les 9 morts de la répression à Charonne en février 1962 occuperaient une place symbolique infiniment supérieure aux centaines de cadavres d’Algériens martyrisés en octobre …

Réalisé aussitôt après les événement à l’initiative du Comité Roger Audin animé par Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz, le film Octobre à Paris de Jacques Panijel fit « évidemment » l’objet d’une interdiction immédiate. Il faudra la courageuse grève de la faim du cinéaste René Vautier en 1973 pour obtenir la levée de cette interdiction. Le film ne sortira pourtant toujours pas, cette fois du fait de Panijel lui-même, qui exige en vain la réalisation d’un préambule replaçant le film dans son contexte, plus d’une décennie après. C’est donc la première sortie officielle du film qui a lieu ce mercredi 19 octobre 2011, même s’il a connu une diffusion militante importante entre-temps. Sortie conforme aux vœux de son auteur, décédé en 2010, puisque le film est effectivement précédé d’un court métrage réalisé aujourd’hui, et qui lui offre une mise en perspective contemporaine évoquant le long combat pour la prise en compte des faits. Ce combat est jalonné, à partir des années 80, de nombreux films de toute nature et de toute durée, dont le beau Le Silence du fleuve (Mehdi Lallaoui et Agnès Denis, 1991) et de loin le plus vu d’entre tous, Nuit noire, téléfilm d’Alain Tasma pour Canal + en 2005, aussi courageux dans son principe qu’indigent dans sa réalisation.

Composé à partir de documents photographiques (les images du photographe Elie Kagan, et aussi celles de plusieurs reporters de Paris Match), d’images documentaires réalisées juste après, et aussi de reconstitutions sur les lieux mêmes de certaines scènes, Octobre à Paris est un film militant qui, dans l’esprit, s’inspire directement de ce que Jean Cayrol et Alain Resnais intitulaient « dispositif d’alerte » au moment de Nuit et brouillard. Ce dispositif d’alerte qui se formulait ainsi avec les toutes dernières images, tournées à Auschwitz : « Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus … Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. » Le parallèle est d’ailleurs clairement établi par Panijel sur la continuité des menaces de la terreur – continuité que la présence de Papon incarne jusqu’à la caricature.

Le deuxième film, Ici on noie les Algériens, 17 octobre 1961 de Yasmina Adi, opère un double mouvement : mouvement dans le temps, en repartant depuis aujourd’hui à la recherche de ce qui s’est produit il y a 50 ans, et changement de point de vue, en se plaçant cette fois aux côtés des Algériens, dont de nombreuses personnes qui participèrent à la manifestation pacifique du 17 octobre, ainsi que des femmes dont les maris ont disparu ce jour-là – si le bilan des morts est estimé entre 150 et 200, il s’y ajoute environ 300 disparus, sur le sort desquels il est à présent difficile d’avoir des doutes. Plus encore que les apports significatifs de nouveaux documents visuels grâce aux archives de l’INA, c’est ce déplacement de point de vue qui fait l’intérêt du film de Yasmina Adi, en contrepoint à celui de Panijel. (1)

Il se trouve qu’un autre film sort au même moment, film de la même époque, film important lui aussi même si c’est à un autre titre que celui de Panijel : lorsqu’en 1960 le sociologue Edgar Morin s’associe à l’ethnologue Jean Rouch pour réaliser ensemble Chronique d’un été, il s’agit de rien moins que de donner corps à une idée nouvelle du cinéma, qui associerait l’énergie de la Nouvelle Vague en pleine ascension à une capacité d’observation et de compréhension de la réalité, sous l’appellation de « Cinéma Vérité ». Les deux compères élaborent une enquête de sociologie filmée dans Paris au cours de l’été 1960, autour d’une question posée à un assortiment d’interlocuteurs sur le thème « Comment vis-tu ? ». Salué à l’époque comme une expérimentation prometteuse, le film n’eut guère de suite. Il repose sur une conception du rapport à la réalité marquée par un mélange de naïveté (on va filmer le réel) et de fausse naïveté (la plupart des quidams qui figurent à l’image sont en réalité des connaissances des réalisateurs, des scènes sont rejouées ou reconstituées, etc.). Dans une scène saisissante, Morin et Rouch commentent à la fin du film les réactions pas convaincues des « personnages » auxquels ils viennent de montrer leur œuvre, pour conclure que ceux-ci ont tort de ne pas mieux s’y reconnaître. Peu après, Chris Marker (Le Joli Mai, Rhodiacéta), Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, Masculin-Féminin) ou Maurice Pialat (L’amour existe) inventeraient des moyens autrement cinématographiques d’observer la réalité française.

Chronique d’un été est un échec dans son projet artistico-scientifique, il se trouve que c’était, et reste, un film passionnant à regarder, saturé de moments de grande émotion, de véritable drôlerie, d’éclairs de poésie. Il est désormais complété par un retour un demi-siècle après sur cette expérience, Un été+50 réalisé par Florence Dauman. Celle-ci revient sur l’expérience d’alors en compagnie de nombre de ceux qui y ont participé, dont Morin, et Régis Debray alors étudiant débattant à dîner du sens de l’engagement devant la caméra de Rouch. Cet éclairage à 50 ans de distance précise et déplace les ombres et les lumières du film d’alors d’une manière étonnamment suggestive, à la fois émouvante et réjouissante.

La réalisation de Florence Dauman restitue avec modestie à la fois l’ambition d’alors, l’esprit d’aventure qui animait le projet, et ce qu’il avait d’instable sous les discours plutôt dominateurs des maîtres d’ouvrage de Chronique d’un été.  En montrant le dispositif de réalisation qu’ils avaient mis en œuvre, voire des scènes non-montées parce que moins « lourdes de sens », plus ouvertes, Un été+50 est bien davantage qu’un « bonus » a posteriori : la remise en jeu, à distance, de tout ce qui était si vivant dans le projet de Rouch et Morin, et dont leur propre film ne témoigne pas si bien.

Jean Rouch, Marceline Loridan et Edgar Morin pendant le tournage de Chronique d’un été

Mais ce n’est pas tout. Comme toujours, le cinéma raconte davantage, montre et partage plus que ce à quoi les films croient être consacrés. Et la réapparition simultanée de ces deux « paires de films », Octobre à Paris et Ici on noie les Algériens, Chronique d’un été et Un été+50, engendre bien des effets de sens supplémentaires. Il y aurait à dire sur la manière dont l’Algérie hante le film de Rouch et Morin, mais un aspect particulièrement sensible concerne la ville de Paris, et sa proche banlieue. Ce qui frappe, c’est combien la ville a peu changé. Ces décors sont les mêmes, l’immense majorité des rues, des bâtiments, l’organisation de l’espace, et jusqu’au contraste violent entre les quartiers cossus de la capitale (la manif des Algériens était aux Champs Elysées, sur les Grands Boulevards et au Quartier latin) et la misère des banlieues. Là, sans doute, les bidonvilles d’alors ne ressemblent pas, visuellement, aux cités poubelles d’aujourd’hui. Mais la misère et la violence qui y règnent ?

Un demi-siècle, est-ce beaucoup ? Cette ressemblance visuelle, sensible, matérielle, est loin d’offrir seulement un commentaire sur l’urbanisme ultra-conservateur de la capitale française. Elle murmure obstinément que c’est le même monde. Elle réitère à son tour le processus du dispositif d’alerte, pour aujourd’hui, s’adressant par dessus les années à « nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »

(1) A voir également, à propos du 17 octobre 1961, le webdocumentaire 17.10.61

 

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Salut The Artist

 

© Warner Bros / Wild Bunch 

Joyeuse et gonflée, cette idée de raconter sans paroles le triomphe du  cinéma parlant. Avec comme ambition à peine cachée de rappeler à une (ou deux, ou trois) génération(s) que le cinéma peut être fort plaisant, même autrement qu’aux standards du grand spectacle d’aujourd’hui. Puisqu’à n’en pas douter ce film est conçu pour un très large public, ce dont il y a tout lieu de se réjouir.

La première heure de The Artist, sur le mode Rise and Fall, chute de la star du muet campée par Jean Dujardin et ascension de l’actrice devenue vedette du parlant impeccablement incarnée par Bérénice Béjo en décalquant les archétypes à jamais gravés dans le celluloïd par Chantons sous la pluie, est une réussite à peu près parfaite: drôle, vive, gracieuse, inventive. Hollywood plus vrai, donc plus faux que nature, chauffeur de maître en direct hommage du majordome Max von Stroheim de Sunset Bvd, plus un clébard clown qui vaut le petit singe du Cameraman.

On sait ce qui va arriver? Précisément! Sans une fausse note, scénario, réalisation, interprétation, costumes, lumières jouent avec ce savoir, en font non la limite mais la planche d’appel d’une histoire, une bonne histoire bien racontée, heureusement filmée.

Avec les OSS117, Hazanavicius et Dujardin avaient montré leurs talents pour recycler sur un mode ironique les codes d’un genre désuet. Ce qu’ils font ici, avec une énorme affection pour les modèles dont ils s’inspirent sans manquer d’en rire de bon cœur, est d’une autre trempe.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Dans The Artist, qui n’est pas principalement sur le mode ironique, cette insistance, cette manière d’enfoncer le clou (les étapes de la déchéance du héros, les stigmates de son orgueil et de son incapacité à prendre la main tendue) fabriquent à nouveau un autre rapport au film, creusent une sorte de gouffre.

© Warner Bros / Wild Bunch
Jean Dujardin et Bérénice Béjo
© Warner Bros / Wild Bunch

 

On ne croit pas une seconde que cette insistance soit une maladresse involontaire. Sa manière d’investir excessivement dans chaque scène pour elle-même, comme si elle pouvait se suffire absolument alors qu’au bout d’un moment ces scènes travaillent contre l’élan du film souligne ce qu’il y a de délirant dans le fétichisme à l’égard de ce cinéma daté, de cet univers mythifié. Et sans doute, aussi, y a-t-il le désir que tout ça ne file pas comme sur des roulettes, du début à la fin.

Hazanavicius et Dujardin (on n’a pas envie de les dissocier tant, avec leurs trois films, se devine une connivence qui fait littéralement ce qu’on voit sur l’écran), H&D, donc, savent faire du spectacle bien huilé et efficace, et ils le prouvent. Mais ils ne veulent pas en rester là. Et si la «morale» et la chute paraissent donner raison à l’horrible et imparable diktat The Show Must Go On, c’est l’essoufflement et la fatigue des êtres de lumière qui touche soudain lors du «et bien, dansez maintenant!». Comme si l’absence de paroles avait eu pour but secret de faire entendre ce difficile filet d’air exhalé par les poumons de la star (comme si une étoile avait des poumons).

Il y a un plan, très bref, où Jean Dujardin a exactement le regard de Chaplin dans Limelight, ce grand film désespéré. Signe fugace de la noirceur nichée dans la comédie enjouée, gracieuse et sentimentale, mais qui ne dit pas encore tout de ce film aux multiples facettes. Des enjeux de la parole, et de l’incapacité de (se) parler, comme de la multiplicité des possibles rapports au réel évoqués par l’irruption ou non de tel ou tel type de son (musiques, bruits…), il aura au passage effleuré bien des aspects.

Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un film travaillé non par la nostalgie du passé, mais par des questions bien actuelles : la capacité ou non à comprendre comment se transforme sa propre époque, y compris sur le plan des technologies – le numérique, la 3D étant grosso modo les manifestations actuelles de ce que représentait le son à la fin des années 20. On a même, de 29 à 09, la symétrie des krachs. Largement de quoi donner à The Artist, à l’intérieur de l’indéniable plaisir pris à le regarder, matière à une déclaration d’amour au cinéma, mais au cinéma comme dynamique compliquée, qui ne marche pas droit. Le monde change, ça fait des dégâts, faites en autre chose. Et si vous ne savez pas le dire, dansez-le ! Bien sûr, ça ne vaut pas que pour le cinéma.

NB: Ce texte a été mis en ligne lors de la présentation du film au Festival de Cannes

 

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Un arbre d’histoire

Une vie avec Oradour de Patrick Sérodie

Robert Hébras refaisant son trajet dans les rues d’Oradour, 67 ans après le massacre du 10 juin 1944 auquel il a survécu.

Rarement un titre de film aura défini aussi bien non pas son sujet mais son enjeu. Le documentaire de Patrick Sérodie se construit en effet autour d’une expérience au long cours dans l’onde de choc d’un événement aussi bref que brutal. Cette expérience au long cours, c’est celle de Robert Hébras, une des quatre personnes qui survécurent au massacré perpétré par des soldats de la division SS Das Reich le 10 juin 1944 à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), faisant 642 victimes. Et cette expérience, c’est aussi la nôtre, Français, européens, humains qui ont vécu le plus souvent sans y penser dans l’après de ce temps d’horreur dont Oradour est aussi un emblême.

L’autre survivant encore de ce monde, Jean-Marcel Darthout,  contribue lui aussi au film, mais c’est bien autour de la figure et du parcours de Robert Hébras que celui-ci se construit. Il accomplit deux opérations, intelligemment solidaires. La première consiste en la remise en récit de l’événement lui-même, sur les lieux conservés en l’état du massacre. Les ruines désertes, la simplicité des lieux comme de la parole du témoin, le caractère strictement factuel de son récit, même l’utilisation, inhabituellement respectueuse et modeste, d’images de synthèse concourent à offrir une perception complexe et vivante d’un événement que son horreur même menaçait de noyer sous un lyrisme doloriste qui fige et éloigne. C’est bien le travail conjoint du réalisateur et du témoin qui retrouve la réalité d’un drame, plus forte que la mythologie qui, inévitablement – et à bien des égards, légitimement – l’accompagne.

Mais surtout la qualité de ce récit fonde la mise en histoire des processus complexes qui s’enclenchent ensuite, et qui traversent les décennies. Processus mémoriels, politiques, pédagogiques. Questions patrimoniales et de gestions des traces matérielles et immatérielles. Stratégie commémorative mise en place par De Gaulle dès mars 1945. Affrontements dont on a oublié combien ils furent violents, quand l’Alsace et la Lorraine entrèrent en quasi-insurrection après la condamnation de « malgré-nous » ayant participé au massacre au procès de Bordeaux en 1953, obtenant de l’Assemblée nationale une amnistie vécue comme une insulte par tout le Limousin, haut lieu de la résistance. Les scansions de la construction de l’Europe, et le rôle décisif de Willy Brandt. Les étrangetés de la couverture (et de la non-couverture) par les médias, principalement par la télévision française. Le rôle désormais d’Oradour comme lieu de réflexion sur la barbarie, mise en lumière dans le film par la visite des maires de Sarajevo et de Srebrenica. Mais aussi, sur le plan personnel, la dimension obsessionnelle, au limite d’un dispositif de cinéma fantastique, qui astreint un homme à reparcourir sans fin ces rues vides et détruites,

En restant au plus proche de la vie de Robert Hébras, qui depuis qu’il est à la retraite consacre tout son temps à partager cette mémoire douloureuse où il n’a renoncé à chercher du sens, notamment avec des scolaires de multiples origines (y compris des lycéens allemands), Une vie avec Oradour se déploie en de multiples ramifications, porteuses de questions toujours vives autant que d’informations et d’émotion.

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Vol d’été au-dessus du cinéma indien

Le festival de Locarno, qui se terminait samedi 13 août, a offert une belle rétrospective du cinéma indien, de ses figures classiques comme Satyajit Ray aux cinématographies émergentes.

Waheeda Rehman dans L’Assoiffé (Pyaasa) de Guru Dutt (1957)

Le 64e Festival de Locarno, qui se tenait du 3 au 13 août, a proposé (entre autres) une belle rétrospective du cinéma indien. Ce parcours en 15 cinéastes et 21 films, dont six de Satyajit Ray, dessinait une carte inévitablement incomplète mais tout de même très suggestive de cette grande aventure, à la taille d’un continent.

Continent géographique défini par l’immensité et de la diversité du pays, avec ses 35 états et territoires et ses 23 langues officielles, et où, contrairement à une idée courante, Mumbai (Bombay) est loin d’occuper une position hégémonique: la capitale de Bollywood produit moins de 30% des quelque 1.100 films tournés annuellement, et les cinémas télugu (région de l’Andra Pradesh, dont la capitale est Hyderabad) et tamoul (région du Tamil Nadu, dont la capitale est Chennai /Madras) lui font une solide concurrence.

Continent historique, dessiné par les premiers films de Dadasaheb Phalke (Raja Harishchandra, 1913), l’épopée de la lutte pour l’indépendance, l’épouvantable famine du début des années 40, de l’indépendance en 1947, de la construction d’un modèle de développement original dans un environnement saturé d’intenses conflits internes et externes.

Continent économique, avec l’industrie la plus prolifique du monde et une gigantesque influence dans le monde asiatique et africain comme dans les diasporas en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.

Continent esthétique enfin…

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Trois coups de théâtre à Avignon

I am the Wind, Mademoiselle Julie, Jan Karski. Trois soirs, trois pièces, qui n’ont à peu près rien en commun, sauf de poser chacun d’une manière singulière la question du théâtre.

width=”364″ height=”500″ />Tom Brooke et Jack Laskey dans I Am the Wind de Jon Fosse

mis en scène par Patrice
Chéreau

Avec I Am the Wind, Patrice Chéreau, accompagné du chorégraphe Thierry Thieû Niang, propose la réponse la plus
souveraine. On peut en détailler les composants.

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Nicolas Bouchaud et Juliette Binoche dans Mademoiselle Julie mis en scène par Frédéric Fisbach.

Laurent Poitrenaux dans Jan Karski (Mon nom est une fiction) mis en scène par Arthur Nauzyciel.

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Connaissez-vous Leo Hurwitz ?

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Ce 23 mars s’ouvre la nouvelle édition du Festival du Réel, au Centre Pompidou à Paris. Programme trop riche et trop divers pour être détaillé ici, mais au sein duquel on se permettra du moins deux recommandations parmi les nouveautés, Foreign Parts de Verena Paravel et JP Sniadecki, et Nous étions communistes de Maher Abi Samra. Outre les sélections d’inédits, plusieurs rétrospectives sont construites à propos du travail documentaire aux Etats-Unis, parmi lesquelles figure un hommage en sept films à Leo Hurwitz. Vous ne le connaissez pas ? On ne saurait vous le reprocher, tant il a disparu de la mémoire cinématographique – son nom ne figure même pas dans les 50 ans de cinéma américain de Tavernier et Coursodon, qui passe pour un ouvrage de référence. Hurwitz est pourtant une figure essentielle du cinéma américain, et se révéla à plusieurs reprises un pionnier dans différents domaines décisifs, sur les plans politiques, esthétiques et techniques.

Né en 1909 de parents venus de Russie (son second prénom est Tolstoy), diplômé de Harvard, il fréquente très jeune les photographes et cinéastes de la gauche américaine, au sein de la Film and Photo League pour laquelle il réalise Hunger en 1932 et Scottsboro en 1934 sur le procès de 9 jeunes noirs accusés faussement du viol de jeunes files blanches  lors d’un procès en Alabama. Il sera ensuite le caméraman de The Plow that Broke the Plain de Pare Lorentz (1936), consacré aux parias du Dust Bowl au moment de la Grande Dépression, film considéré comme un des sommets de la « première vague » du documentaire américain, aux côtés de ceux de Flaherty. Hurwitz participe ensuite à la fondation de la coopérative Frontier Films.

C’est dans ce cadre qu’il réalise ses grands films, du milieu des années 30 au milieu des années 50. Il signe son premier long métrage, Heart of Spain (1937), en compagnie de Paul Strand, le grand photographe et cinéaste à qui on doit notamment Manhattan (1921), œuvre fondatrice du réalisme expérimental newyorkais. Destiné à populariser aux Etats-Unis le combat des Républicains espagnols contre les franquistes soutenus par les fascistes italiens, le film est composé d’images tournées par Herbert Kline. Plus encore que le talent de monteur de Hurwitz qui s’y révèle, c’est sa conception très personnelle du cinéma qui commence de s’y affirmer : une approche du film comme outil du même élan descriptif, polémique et poétique, voire romanesque, le montage d’images documentaires étant pris dans un tourbillon lyrique qu’amplifient la voix off et la musique.

captureNative Land

Toujours en compagnie de Strand, c’est cette idée du cinéma qui est mise en œuvre de manière plus ample (et à partir d’images qu’il a cette fois pour la plupart lui-même tournées) avec l’étonnant Native Land (1941). Associant histoire longue de l’humanité et de son chemin vers la liberté et la civilisation, récit précis de l’histoire des Etats-Unis, éléments documentaires, œuvres d’art et scènes de fiction, Hurwitz met en scène, et met en intrigue l’histoire du syndicalisme aux Etats-Unis, son ancrage dans les références fondatrices du pays comme dans des traditions importées d’Europe, la violences brutale des oppositions qu’elle suscite, la répression et les manœuvres des dirigeants des grandes entreprises pour briser l’organisation des ouvriers et des employés, l’emprise meurtrière du racisme.

Il documente des moments aussi spectaculaires qu’oubliés de l’affrontement social tout en fabricant de toutes pièces des scènes de fiction qui montrent les méthodes d’infiltration et de manipulation mises en œuvre par le FBI et les agences privées au service des entrepreneurs, dans les villes et les campagnes. Symphonique et parfois emphatique, Native Land est à la fois un exceptionnel témoignage sur un pan occulté de l’histoire américaine  et l’invention d’une forme cinématographique qui transcende les distinctions entre fiction, documentaire, pamphlet et film-essai grâce à son sens du rythme, de la syncope poétique et politique, de l’assemblage de matériaux hétérogènes.

Après avoir travaillé durant la Deuxième Guerre mondiale pour l’Office of War Information  et le British Information Service, il crée et dirige le service des informations et éditions spéciales de la toute jeune chaine de télévision CBS, et sera un pionnier du journalisme télévisé, formant toute une génération de reporters. Il quitte CBS pour réaliser le flamboyant et provocant Strange Victory (1947) où il remet en scène les origines du nazisme et les manifestations de sa barbarie, en parallèle avec la recrudescence du racisme et de l’antisémitisme aux Etats-Unis dans l’après-guerre. A nouveau, Hurwitz associe documents d’archives, reportages documentaires (notamment sur le sort des soldats noirs revenus à la vie civile), scènes jouées, poèmes et statistiques, commentaire et musique pour élever un édifice critique d’une singulière ambition. Il ira plus loin encore dans la complexité des interrogations avec The Museum and the Fury (1956), qui intègre de manière extrêmement moderne ce qu’on n’appelle pas encore le devoir de mémoire, la question de la construction de repères émotionnels et d’intelligence critique face aux tragédies de l’histoire, à propos du site d’Auschwitz et de sa transformation en musée. Ce film commandité par les Polonais n’est pas montré aux Etats-Unis : Hurwitz, blacklisté par le maccarthysme dont on oublie souvent que les effets se sont poursuivis bien longtemps après la chute du sénateur d’extrême-droite, est interdit de filmer, condamnation dont il subira les effets durant une décennie (Comme Panahi en Iran ?), travaillant alors de manière anonyme.

Grand inventeur de formes cinématographique, Hurwitz avait également été au début des années 50 un précurseur dans le recours aux techniques légères de filmage, qu’il emploie pour The Young Fighter (1953), utilisant des méthodes qui allaient donner naissance au « cinéma direct » et à ses avatars, sur les deux rives de l’Atlantique.

Parmi ses réalisations des décennies suivantes, à côté d’une importante série consacrée à l’histoire de l’art, The Art of Seeing (1968-1970), deux grandes œuvres dominent la dernière partie de son œuvre. A la mort de sa deuxième femme, Peggy Lawson, il compose en 1980 une immense élégie filmée de 3h45. Celle-ci assemble à nouveau archives (dont des extraits de ses propres films, certains réalisés avec Peggy Lawson), documents d’actualité, images de la nature et grandes œuvres d’art, auxquelles il joint un riche agencement de signes graphiques issus de la culture urbaine, de l’architecture, de la presse et des médias. Film d’amour et méditation politique sur l’histoire, Dialogue with a Woman Departed est une œuvre à laquelle on cherche en vain des comparaisons, sinon peut-être certaines des grandes « élégies » filmées par Alexandre Sokourov.

Plus étonnant peut-être avait été en 1964 An Essay on Death : a Memorial to John F. Kennedy, « tombeau » pour le président assassiné devenant une immense méditation sur la mort, et sur sa place dans la vie à partir d’un montage incroyablement créatif dont la plupart des images (sublimes) concernent une randonnée par montagnes et forêts d’un père et de son fils. Sur la bande son, un collage de textes de Montaigne, Tagore, Sénèque, Bertrand Russell, Shakespeare, Hölderlin ou Robert Frost, de musiques et de sons enregistrés dans la nature contribue à l’élaboration de cette forme cinématographique en quête d’intelligence sensible du monde. Quête passionnée qui court au travers de cette œuvre durant quelque 50 ans, et se révèle un continent occulté de l’histoire de cinéma.

Personnage aux multiples facettes passionnantes, Leo Hurwitz est aussi l’homme qui a été choisi pour filmer le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, et a pour cette occasion inventé un système de tournage d’une fécondité impressionnante. Dans leur livre Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre (Mille et une nuits), Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka ont précisément documenté le dispositif conçu par Hurwitz, et sa logique. Chris Marker a repris certaines des images tournées dans l’enceinte du tribunal par les caméras de Hurwitz pour un montage, Henchman Glance, qui doit aussi être présenté au Centre Pompidou.

Référence de plusieurs générations de documentaristes et cinéastes engagés aux Etats-Unis, dont Richard Leacock qui vient de mourir, à la veille de l’ouverture du Festival du Réel qui lui rend également hommage, Leo Hurwitz fut un inlassable enseignant, qui dirigea notamment le Graduate Institute of Film and Television de New York University. Il est mort le 18 janvier 1991 chez lui à Manhattan.

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Venez jouer avec les Nazis

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Journal d’une demi Berlinale, n°2

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Chaque année, le Festival de Berlin présente (au moins) un film situé à l’époque nazie. Ce n’est que la partie la plus visible d’un phénomène massif qui, depuis plus 10 ans, a fait de cette période le sujet de prédilection d’innombrables réalisations de fiction et documentaires, qui ont envahi petits et grands écrans allemands. Au début, il apparut qu’après des décennies d’omerta ou de grande discrétion sur le passé nazi dans les productions grand public, contre quoi s’étaient violemment élevés les jeunes cinéastes de la « Nouvelle Vague allemande » dans les années 60-70 (Fassbinder, Kluge, Herzog, Thome, Reitz…), ce phénomène était une heureuse, même si tardive, détermination à affronter les démons de l’histoire. Avec le temps, il semble que cette propension à  utiliser la période nazie comme cadre de fictions qui, pour la grande majorité, n’inventent rien de nouveau, se transforme en un double piège, assez dégoutant. Piège dramatique qui permet à peu de frais de rendre plus intense les ressorts d’une intrigue banale, formatée, dès lors qu’elle se déroule dans ce cadre là, et qu’au lieu d’opposer classiquement des « bons » et des « méchants » elle les remplace par des « Juifs », ou des « résistants », et des SS. Ça met du piment, c’est sûr. Piège éthique dès lors que, pour ne rien perdre de ses effets, on ne rechigne devant aucun rebondissement spectaculaire, quand bien même cela concerne de tels protagonistes.

Nous en avons eu une illustration avec le « film de nazis » en compétition cette année à la Berlinale, Mein Bester Feind (Mon meilleur Ennemi) de Wolfgang Murnberger, qui met aux prises un juif marchand art et son ami d’enfance devenu SS. Et que je te déguise des juifs en SS et des SS en déportés, et que je te fais rigoler le public avec des quiproquos de boulevard (toujours parfaitement politiquement corrects) entre barbelés et chiens policiers, crématoires et résistance. Tout est bon pour un petit rebondissement de plus, un petit rabiot d’astuce scénaristique.

En 1942, en pleine guerre, avec un courage et lucidité incroyables, Ernst Lubitsch réalisait le jeu de masques et de transfuges To Be or Not to Be, aujourd’hui des tâcherons bricolent n’importe comment des histoires où on s’amuse ad lib à fabriquer des suspens bidon et des travestissements à 2 Reichmarks, sans oublier de faire baisser culotte pour vérifier les prépuces et s’offrir un petit gag croquignolet. Herr Murnberger est certainement convaincu d’avoir réalisé une œuvre sans complaisance envers le nazisme, mais cette manière de jouer avec les événements, les accessoires et les signes de l’ère hitlérienne comme s’il s’agissait de costumes de carnaval est une pernicieuse et très déplaisante manière de fabriquer une autre forme d’innocuité à propos de cette période. C’est transformer en clichés vidés de tout enjeu ce que signifièrent la croix gammée et l’étoile jaune. Sans doute n’est-ce à tout prendre que la preuve que toute mauvaise fiction est nocive, et les occasions de le constater dans d’autres contextes ne manquent pas, mais avec son recours systématique à l’époque nazie transformée en terrain de jeu fictionnel, elle est administrée dans le cadre de la Berlinale, pratiquement chaque année, d’une manière singulièrement insistante.

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I wish I Knew, la mémoire et la douceur de Jia Zhang-ke

Le film accomplit contre l’Histoire officielle qui sépare les Chinois de leur mémoire un travail comparable à celui du «Chagrin et la pitié» contre les légendes sur l’Occupation en France.IWIK 1

Mon beau navire, ô ma mémoire. Pas sûr que Jia Zhang-ke connaisse Apollinaire, mais c’est opportunément à bord d’un bateau que commence l’immense voyage que propose son nouveau film, I Wish I Knew. Trajet au long cours, et au cœur d’un territoire non pas inconnu mais occulté, recouvert de multiples manteaux de mensonges, et de sang. Ce territoire, c’est l’histoire de la Chine moderne, cette histoire qui commence avec l’humiliation et le pillage de l’Empire du Milieu par les Occidentaux et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Plus exactement, c’est l’histoire qu’en connaissent les Chinois eux-mêmes: histoire manipulée, tronquée, caviardée de mille manières par plusieurs pouvoirs successifs ou simultanés, tous abusifs – et bien entendu principalement par le régime au pouvoir depuis 1949.
ZT main
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Il n’y a pas d’événement sans image

Image 9Une image de Shoah de Claude Lanzmann

Existe-t-il une impossibilité de montrer ? Parce que ce serait matériellement impossible ? Ou parce que ce serait moralement inadmissible ? –  deux questions complètement différentes, mais souvent confondues. La question de l’imontrable revient sans cesse, et il est souhaitable qu’elle revienne. Ça n’empêche pas d’y apporter une réponse – la mienne, seulement la mienne.

Un concours de circonstances a fait qu’en quelques jours je me suis trouvé convié dans deux prestigieuses assemblées, pour intervenir sur ces mêmes enjeux, bien que formulés différemment. D’abord dans le cadre du colloque « La Mémoire, l’histoire, l’oubli 10 ans après » organisé du 2 au 4 décembre pour célébrer l’ouverture du fond Paul Ricoeur, où j’étais invité à intervenir sur le thème « La Shoah et sa représentation ». Ensuite au colloque « La Shoah. Théâtre et cinéma aux limites de la représentation ? » organisé du 8 au 10 décembre par l’Université de Nanterre et l’Institut Nationale d’Histoire de l’Art. Je suis très reconnaissant aux organisateurs, d’autant que j’ai conscience d’avoir été, ici comme là, un « élément extérieur », n’étant pas universitaire mais critique de cinéma – c’est surtout le fait d’avoir dirigé le livre collectif Le Cinéma et la Shoah qui m’aura valu ces invitations.

En effet ces deux occasions mobilisaient les interrogations sur les enjeux sur les possibilités de faire image à partir de la Shoah, ce qui est bien légitime : comme Ricoeur l’avait si bien explicité en parlant à son propos d’ « événement limite », revendiquant le paradoxe d’une « unicité exemplaire », la Shoah aura poussé à l’extrême la question des possibilités et des conditions de l’image d’un événement. C’est bien à propos de la Shoah que s’est construite cette thèse de « l’inmontrable ». Elle résulte selon moi d’un grave malentendu. Sans l’avoir prévu, je me suis trouvé faire deux fois de suite le même plaidoyer, contre l’inexistence ou l’inutilité des images, contre l’idée d’une « limite » au-delà de laquelle on ne pourrait pas ou on n’aurait pas le droit de faire des images.

Comme on le sait, un film, Shoah de Claude Lanzmann, a cristallisé les enjeux des relations entre image, histoire et génocide, y compris sous forme de polémique fiévreuse. Mais la manière dont Lanzmann a réalisé Shoah témoigne, à cet égard, simultanément de deux choses : on peut faire des images de la Shoah, et : il faut constamment se demander : quelles images ?

Parce que Shoah, c’est 9 heures 30 d’images. D’images fortes, bouleversantes, belles, cruelles, douces, vibrantes, d’images pensées comme images. Les partis pris de mise en scène de Lanzmann, et notamment son refus de l’archive comme inadéquate à ce sujet, participent de l’impérieuse interrogation « quelles images ? », ils n’annulent pas la possibilité de l’image, bien au contraire !

Image 10Filip Müller dans Shoah

Avec ce film, le cinéaste accomplissait la requête formulée par un de ses protagonistes, le survivant du Sonderkommando Filip Müller disant, au terme de l’éprouvante description de ce qui fut son travail, c’est-à-dire récupérer les corps gazés et les brûler dans les crématoires : « il faut imaginer ». Imaginer, ce n’est pas regarder des photos. Imaginer, c’est ce que nous faisons dans notre tête, chacun, à partir de ce que nous sommes, et à partir des éléments qu’on met à notre disposition, et notamment de ce que les artistes mettent à notre disposition, en stimulant notre imagination. Cette imagination n’appréhendera jamais l’entièreté de l’abomination qui s’est accomplie à Auschwitz ? Evidemment ! Mais à nouveau c’est là l’intensification à l’extrême de notre rapport au réel : notre imagination n’appréhendera jamais l’entièreté de la complexité du monde. Y compris à l’occasion d’événements moins immensément tragiques. Pas même la complexité du monde quotidien, lorsqu’il ne se passe rien d’ « historique ». Mais les œuvres, pas des moyens différents, et les œuvres d’images au premier chef, nous permettent de nous en construire des représentations imaginaires. C’est ce qu’a fait Lanzmann, c’est ce que d’autres aussi ont fait et feront, autrement. Les voies de l’art sont multiples, à condition de ne jamais se départir de l’inquiétude du « comment ? ».

Comment je montre, qu’est-ce que je cache en montrant aussi, quel type d’illusion je produis ? Là se pose encore une autre question, qui est celle du naturalisme, des effets d’une représentation qui au contraire se donne pour la réalité, qui vise à effacer la distance, l’inquiétude, le trouble du processus de représentation. Là commence le risque de l’obscène. Cela a été souligné à juste titre dans certaines représentations relatives à la Shoah, mais son questionnement concerne en fait toute représentation qui se nie comme représentation, et ainsi vise à priver celui qui la regarde de sa place réelle.

Cet enjeu proprement critique de la construction imaginaire ne cesse d’être reconduit, vis à vis des événements, souvent des tragédies plus récentes, soumises à la double menace soit de la distorsion spectaculaire, qui les rend invisibles en les engloutissant dans un « déjà-vu » trompeur, soit des différentes sortes de censure, d’occultation dont l’indifférence médiatique n’est pas la moindre. Cela n’invalide en rien ni la possibilité matérielle ni la possibilité éthique de construire la visibilité d’un événement. Mais c’est un travail, une construction complexe et sensible. Oui le cinéma enregistre le réel, mais non jamais cet enregistrement à lui seul suffit.

inglourious_basterds_02Inglourious Basterds de Quentin Tarantino

Désolé, ce n’est pas encore fini. Parce que cette visibilité construite, aujourd’hui encore plus qu’hier, ne passe pas par un rapport simple entre réalité et représentation même pensée. Il se joue sur un terrain, notre imaginaire, habité de multiples représentations préexistantes, représentations (références, images mentales, analogies…) dont le rapport avec l’événement réel est plus ou moins pertinent. Ces images pré-existantes, diffusées, ces clichés et ces archétypes que nous avons tous déjà dans la tête au moment d’imaginer un autre événement, sont le support sur et avec lequel nous construisons l’imaginaire d’un événement, lorsque les éléments nouveaux entre en collision et en combinaisons avec elles.

Ce matériau imaginaire, différent chez chacun mais massivement produit collectivement, est donc un enjeu majeur, qui peut lui-même faire l’objet d’un travail artistique. C’est exemplairement le cas d’Inglourious Basterds de Quentin Tarantino. Dire qu’il s’est trouvé des gens fort intelligents pour croire que le film se passe en 1944, et du coup se plaindre qu’il donnait une image fausse de l’histoire ! Alors qu’évidemment le film se passe aujourd’hui, non pas dans la France occupée par les Allemands mais dans nos esprits occupés par 60 ans d’images de guerre.

Il est possible de faire des images d’un événement, de tout évènement – et c’est difficile, même quand on a accès aux faits, même en direct, sans doute surtout dans ces cas-là. D’où que nous voyons en effet beaucoup d’images indignes, qui dissimulent et humilient, qui méprisent ce qu’elles montrent et ceux à qui elles montrent. Mais il ne sert à rien d’édicter des interdits généraux, ils seront toujours faux, et souvent dangereux. Seule la conscience critique de chacun face à des propositions d’image particulières (un film, mais aussi bien le Journal télévisé) est à même de dire, pour elle-même, si elle perçoit une ouverture sur le monde et sur la pensée ou un asservissement aux clichés, à l’ignorance et à la soumission. Et alors c’est en effet, pour celui qui regarde et qui pense, l’abjection dont parlait, il y a près de 50 ans, le critique Jacques Rivette.

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