404, la fureur du revenant

C’est eux les chiens de Hisham Lasri. Maroc. 1h25. Sortie le 5 février.

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C’est commence plutôt inquiétant. Une équipe de téléréalité croise le chemin d’un clochard dans les rues de Casablanca. Autour, c’est l’ébullition du printemps arabe, et de son onde de choc au Maroc. Le clodo est bourré, les types de la télé sont des crétins vaguement hystériques. Pas la fréquentation la plus plaisante a priori. Mais il y a quelque chose. Un mouvement, une tension, une sorte d’humour qui vibre. Et puis une attention aussi, à ces gens-là. Ça vient peut-être de l’atmosphère de la rue à cette époque, ça vient sûrement d’une manière de filmer, cette caméra portée qui fait mine d’épouser l’excitation vaine des uns et l’ivresse bavarde de l’autre, mais au passage accroche des bribes de sens, ouvre sur des aperçus, laisse deviner des hors champs, accepte de l’imprévu.

Plan après plan, scène après scène, Hisham Lasri gagne en consistance, en empathie, tandis qu’émerge comme d’un atroce brouillard l’histoire de ce vieil olibrius qui se balade avec une bouteille de gros rouge dans une main et une roulette de vélo d’enfant dans l’autre. L’histoire de l’oppression d’un pays où notre précédent ami le roi envoya croupir sans fin dans ses geôles des milliers d’opposants, de démocrates, de syndicalistes, ou de braves types qui se sont juste trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. C’est arrivé souvent, en en particulier durant les « émeutes de la faim » de Casablanca en 1981.

Normalement, notre précédent ami le roi ou le nouveau les ont libérés au cours des années 1990, après 10-15 ans de cul de basse-fosse et de solides rations de torture. Mais pas celui-là, le matricule 404. Raflé par erreur en 1981, oublié par inadvertance en 1990 et en 1999. Un pauvre type, ce 404, qui autrefois s’est appelé Majhoul. Il a certes un coup dans le nez et pas de chaussures, 404, mais il a du bagout, et ce qu’il raconte, qui semblait délirant, est en fait… délirant. Délirant et terriblement réaliste.

Il a du bagout, et une idée fixe, retrouver sa famille, retourner là d’où on l’a extrait de force plus de 30 ans auparavant. L’Ithaque de cette Ulysse-là est quelque part dans les quartiers pauvres de Casa, on y va. On va y aller, en étapes étonnantes, cocasses, violentes, absurdes. Les types de la télé en mal de sujet accrocheur ont cru qu’ils avaient trouvé un petit truc folklo-racoleur, le temps qu’ils réalisent où l’autre les entraine, ils sont comme nous, spectateurs, débordés par cette folie qui n’est pas celle de Majhoul mais celle de leur monde, le monde de 1981, le monde de 2012. Sur les écrans, la Lybie est en flammes.

Que nous, spectateurs, soyons comme eux, les crétins prétentieux de la télé, n’est pas la moindre qualité du film, qui se sauve de tout surplomb envers qui que ce soit. C’est Hisham Lasri qui fait le film, bien sûr, mais c’est 404 qui le conduit. Par brusques embardées et cercles improbables, ça fonce, ca s’illumine jusqu’à la surexposition, ça tergiverse, ça bascule et ça pile net. Lasri invente le filmage exact de ce corps-là et de cet esprit-là, son influx, sa colère, sa souffrance et sa pulsion de sortir la tête du néant. Et dans le sillage halluciné de 404, c’est un voyage à travers la mégapole électrisée par la misère, l’énergie vitale, les échos du printemps arabe, et une sorte de gouaille ancestrale qui existe partout mais chaque fois d’une manière unique.

Comédie hyper-noire, tragédie hyper-vivante, C’est eux les chiens, deuxième long métrage d’un jeune réalisateur (dont le premier, The End, reste inédit), est aussi la deuxième vraie bonne nouvelle en provenance du cinéma marocain, exactement deux ans après Sur la planche de Leïla Kilani – là non plus, il ne faut pas être pressé…

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