Marguerite de Xavier Giannoli, avec Catherine Frot, André Marcon, Michel Fau, Christa Théret, Denis Mpunga. Durée: 2h07. Sortie le 16 septembre.
Elle chante faux comme une casserole, on a compris, Marguerite sera une comédie un peu vache dénonçant le règne du faux, l’hypocrisie des puissants, s’amusant aux dépens d’une fofolle qui se rêve cantatrice, et des courtisans intéressés par la fortune du mari ou corsetés par les convenances de caste. On peut le voir et l’entendre ainsi.
On peut aussi, et dès lors le film devient troublant, émouvant, passionnant, compliqué, glisser du côté de cette Marguerite complètement allumée et complètement sincère.
On peut ricaner avec et de l’artiste avant-gardiste qui promeut cette voix qui déraille, entre raillerie et transgression, ou se souvenir de Tristan Tzara, et des stridences autrement dissonantes qui ont échauffé les oreilles de l’Europe entre 1914 et 1918.
C’est quoi, chanter faux? C’est le faux de quelle justesse, de quel ordre, de quelle règle? Ou, côté Marguerite, c’est quoi, entendre dans sa tête l’absolu de la beauté, et que personne ne la partage, et devenir la risée ou l’objet du mépris? Qui décide? Qui maintient l’ordre?
C’est quoi, la beauté des esthètes, des gens de goût? Cette police-là, qui repose sur des lois d’autant plus implacables qu’elles sont non écrites, et peuvent être changées du jour au lendemain au gré de vents, des modes, peut être terrible.
Dans Marguerite, la dimension comique demeure, même si elle se colore de plus en plus en noir. Elle n’est que la facette la plus visible –le masque?– d’un trouble que la délicatesse un peu molle du mari, la loufoquerie désespérée du prof de chant, la recherche méticuleuse par le domestique d’une justesse qui ne serait pas celle de la voix mais d’une manière d’exister parmi les autres. Le domestique est noir, il travaille chez des bourgeois français des années 20, il a toutes les raisons de savoir ce que signifie dissoner dans le monde.
Voilà un peu plus de 20 ans, le 20 octobre 1994 très exactement, l’écrivain, professeur et musicien Francis Marmande publiait dans Le Monde un texte politique trop profond pour attirer l’attention, intitulé Les Chaudrons au tableau!.(1) Il y écrivait:
«On dénombre dix-sept manières différentes de chanter “faux”, toute une sémiotique. Le seul point commun de ceux qui chantent faux comme des chaudrons, c’est qu’ils aiment chanter. Cette passion du faux confond. »
La passion de Marguerite confond éperdument. Tout comme confond l’implacable adhésion à un «juste» qui, pour peu qu’on veuille bien ne pas en rester à la seule ligne mélodique, tourne très vite au normatif, académismes innombrables (y compris et désormais souvent académismes de la transgression), snobisme des uns contre populisme des autres. (…)
1 — Bien heureusement, l’irréfutable André Minvielle en a fait… une chanson. Retourner à l’article
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Foule de “délégués” cinéphiles et mouvements de protestation au Festival du Kerala
Invité par l’International Film Festival of Kerala (IFFK, seizième du nom) pour faire une conférence sur Robert Bresson, auquel est ici consacrée une rétrospective, je n’ai pu me rendre à Trivandrum, la capitale qu’il faut à présent appeler Thiruvananthapuram, que durant les derniers jours de la manifestation. Impossible donc d’avoir un regard d’ensemble sur le programme. Mais possible de compiler quelques impressions, et une interrogation.
Première impression, de l’ordre de l’évidence : l’incroyable appétit de cinéma d’un public de tous âges et de toutes conditions sociales, parmi lesquels beaucoup d’étudiants – le Kerala est l’état le plus alphabétisé d’Inde, et celui où la proportion d’élèves issus des classes pauvres et aussi le nombre de femmes est – de loin – la plus élevée. Dans des salles immenses, qui appartiennent à ère révolue, en Occident, de l’histoire du cinéma, des foules considérables de « délégués » se pressent aux projections des 160 films proposés, dont de nombreuses rétrospectives aux angles d’approche variés, de Bresson, donc, aux films d’horreur japonais et de Jonas Mekas à Djibril Diop Mambety et au printemps arabe, sans oublier une section dédiée aux films indiens récents et une autre aux nouveautés keralaises. On appelle ici « délégués » les milliers de personnes qui prennent un abonnement pour la durée du festival, et en deviennent les spectateurs assidus, jouant des coudes pour se trouver une place dans les salles – quitte ensuite à faire un usage intensif de leur portable pendant les projections, aspect le moins plaisant de la bien connue réactivité des spectateurs indiens pendant les séances.
Deuxième impression : l’omniprésence d’enjeux politiques, dont le détail est difficile à démêler pour le visiteur étranger. Suite à un récent remplacement du Parti communiste (qui a une longue habitude du pouvoir dans cet état depuis les années 50) par le Parti du Congrès à la tête du Kerala, le président du Festival a changé, le nouveau venu est attaqué à la fois par les partisans du PC et par des cinéphiles aux yeux desquels il n’a aucune autre raison d’être là. De telles situations sont, mutatis mutandis, courantes un peu partout, la singularité ici est qu’elles s’expriment au grand jour, par voie de manifestations devant les salles, prises de paroles, invectives durant la cérémonie de clôture, etc. Par ailleurs, au milieu de plusieurs autres polémiques, un grave conflit avec le puissant état voisin du Tamil Nadu à propos d’un barrage dont la vétusté menace des milliers de Keralais, ou l’agressivité du parti hindouiste (BJP) local contre le supposé manque de défense des valeurs traditionnelles par le gouvernement de l’état, participent d’une ambiance qui s’électrise volontiers pour des motifs peu cinéphiles.
Troisième impression : heureuse sensation d’une grande proximité avec les participants au débat à propos de Bresson. Des cinéphiles chevronnés, dont certains très jeunes, connaissent très bien son œuvre. Ils sont surtout disponibles à une réflexion de grande qualité sur différents aspects, que ce soit le rapport entre religion, spiritualité et cinéma ou l’usage qu’il convient de faire d’un ouvrage de référence comme les Notes sur le cinématographe – lecture obligatoire pour tous les étudiants de l’école nationale de cinéma de Pune.
L’affiche de Abu, fils d’Adam du Salim Ahamed
L’interrogation, elle, porte sur le goût. A défaut d’avoir vu beaucoup de films, il se trouve que j’ai pu voir les trois titres qui se sont partagés l’essentiel des récompenses. Et qui m’inspirent une certaine perplexité. Ce n’est pas tellement le cas du grand prix, Les Couleurs de la montagne du Colombien Carlos Cesar Arbelaez. Evocation consensuelle du triste sort des paysans pris entre guérilla et paramilitaires vu aux côtés d’un enfant, c’est un « ONG-film » comme en raffolent les festivals « cinéma du monde » un peu partout, où la mise en scène est le moindre des soucis de réalisateurs appliqués à émettre un message aussi prévisible qu’incontestable. Il n’en va pas de même des deux films indiens primés dans leurs sections respectives, films pourtant fort différents, même s’ils ont en commun d’être des premiers longs métrages.
Il ne s’agit pas ici de faire la critique de At the End of it All de la jeune réalisatrice bengalie Aditi Roy et de Abu, fils d’Adam du Keralais Salim Ahamed. Il s’agit de témoigner de la perplexité devant l’écart entre des codes qui manifestement conviennent, ici, à tous, quand ils me laissent perplexes devant leur artifice et ce que je perçois comme leur lourdeur. Aucune assurance d’avoir « raison », juste un constat d’une énorme différence d’attente vis-à-vis de ce que signifie dire un dialogue, éclairer un visage, construire un enchainement dramatique de causes et d’effets. Le premier film est situé dans la bourgeoisie cosmopolite de Kolkata (ex-Calcutta), le second (couvert de récompenses au récent festival national de Goa et candidat de l’Inde aux Oscars, du jamais vu pour un film en malayalam) est situé chez des paysans pauvres. Tous deux se passent aujourd’hui, tous deux ont à voir avec une forme d’authenticité culturelle, ethnique ou religieuse, qu’il s’agisse des retrouvailles avec ses racines d’un jeune homme élevé aux Etats-Unis ou du calvaire d’un vieux musulman préférant renoncer à son unique rêve, le pèlerinage à La Mecque, pour mieux respecter à la lettre le Coran.
Le premier film se veut « moderne », au moins pour les modes de vie qu’il décrit, le deuxième est résolument archaïque, mais les outils cinématographiques sont étonnamment ressemblants. Une « grammaire » cinématographique où l’insistance des effets, qui peut avoir ses vertus dans les films ultracodés de Bollywood, paraît cette fois terriblement lourde, où le recours systématique à la redondance (tout est dit, montré, symbolisé et souligné par la musique) porte son pesant d’influence télévisuelle.
Pourtant Aditi Roy filme là où il y a plus de 50 ans Satyajit Ray donnait au cinéma mondial quelques uns des plus beaux fleurons de l’invention moderne du langage du cinéma. Pourtant Salim Ahmed filme là où, des années 80 au début des années 2000, des cinéastes comme Adoor Gopalakrishnan, Shaji Karun ou Murali Nair ont exploré de multiples voies du cinéma contemporain. Tout cela semble appartenir à un autre monde.
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