La trilogie de Pékin de Ning Ying (Tamasa)
Zhao Le, jouer pour le plaisir (1993), Ronde de flics à Pékin (1995) et I Love Beijin (2001) constituent ensemble un des meilleurs témoignages des extraordinaires mutations qu’a connues la capitale chinoise durant la dernière décennie du 20e siècle. Ces trois fictions aux tonalités différentes, comédie sentimentale pour le premier, parabole cruelle nourrie d’un impressionnant travail documentaire pour le deuxième, chronique en forme de romance pour le troisième, construisent une véritable exploration des mutations de la ville et des comportements. Des vieux chanteurs d’opéra traditionnel dans le Pékin des hutongs de Zhao Le aux jeunes entrepreneurs dynamiques et désorientés dans un désert de shopping malls de I Love Beijin (également connu sous le titre Un taxi à Pékin) en passant par le télescopage burlesque et violent des règles étatiques et de l’émergence d’une classe moyenne, la cinéaste démontrait alors l’étendue de ses talents dans de multiples styles, et la capacité de son cinéma à vibrer de toutes les tensions et bouleversements en train d’affecter son pays.
L’Epine dans le cœur de Michel Gondry (Editions Montparnasse)
Le documentaire construit par Michel Gondry autour de sa tante, et de sa famille, est un objet troublant, et d’une grande complexité sous son extrême simplicité apparente. Accompagnant le parcours de cette institutrice de campagne, à travers les villages des Cévennes, les témoignages de proches et les films de famille en super-8, Gondry ne raconte pas une histoire, mais en évoque plusieurs, en un jeu instable de moments saillants, de petites plages souriantes, de méandres brusques. Affleurent ainsi, parfois comme de dangereux récifs et parfois comme des caresses, une histoire alternative de la France d’après guerre, une évocation de tensions familiales décuplées par la maladie et la perception de l’homosexualité, la présence des harkis « importés » en masse dans un paysage de la France profonde, les cadres et changements de l’éducation nationale, quelques aspects de la place du cinéma dans les imaginaires. Dépassant l’opposition entre pudeur et impudeur avec une innocence parfois perverse, jamais malhonnête, le réalisateur compose une sorte de bricolage affectif et attentif, qui ne cesse de surprendre et de se reprendre pour mieux multiplier ses échos.
Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira (Epicentre Films)
Sorti dans une injuste discrétion, ce fut pourtant l’un des plus beaux films de 2012. Le plus récent ouvrage du cinéaste portugais installe une situation qui semble théâtrale (décor unique à l’artifice visible, stylisation du jeu, frontalité du filmage) pour au contraire laisser se déployer les ressources profondément cinématographiques de la mise en scène de cette parabole cruelle et farouche. Grâce aussi à la subtilité et à la sensibilité de l’interprétation de ses acteurs, au premier rang desquels un Michael Lonsdale carrément génial, le drame du comptable honnête cerné par l’amour éperdu des femmes et la ruse avide de son fils devient une fable mythologique, d’une beauté foudroyante.
La Commissaire d’Alexandre Askoldov (Editions Montparnasse)
Réalisé à la fin des années 60, le film n’a été montré qu’à partir de 1988, après 20 ans d’interdiction. Il est devenu l’emblème de ces œuvres « mises sur l’étagère » par la censure soviétique, et libérées par la Perestroïka. Unique réalisation d’un cinéaste broyé par le système, La Commissaire réussit à composer ensemble l’héritage du grand style du cinéma russe, volontiers lyrique, et une dimension plus intimiste, émouvante et légère, en racontant la rencontre entre une commissaire politique aux armées et les membres d’une modeste famille d’artisans juifs, auxquels elle se lie et à qui elle confiera son bébé.
lire le billetMichael Lonsdale et Leonor Silveira dans Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira
Il y a un plan, et puis une Cène. Plan unique en ouverture, extraordinaire offrande cinématographique, incandescence du réel et de l’artifice, profondeur du monde et surface plane du décor. C’est un port, la lumière et l’horizon, les matières du travail et du voyage, et celles du spectacle. Il ne se passe rien, et tout s’est mis en place. Dans la pauvre maison du vieux Gebo, comptable pauvre-mais-honnête, le rituel peut commencer. Il sera cruel.
De grâce laissez tomber le baratin sur l’âge du réalisateur, pas moins anecdotique que celui du capitaine, il se passe ici des choses autrement importantes, et émouvantes. Dans le cadre fermement établi d’une manière de filmer une histoire, « manière » aussi légitime qu’une autre, Manoel de Oliveira convoque grandes figures romanesques et sentiments essentiels. La figure biblique du fils prodigue est au cœur de cette tragédie droite et sombre, mais illuminée de l’intérieur par une sorte de joie très singulière. Le malheur s’abat sur la maison de Gebo, ou plutôt il était déjà là, difficultés matérielles et douleur de l’absence du fils, mais il se déploie avec le retour de l’absent, la trahison des attentes et des espoirs.
Ce sont les femmes qui portaient attentes et espoirs, la mère du voyageur, sa femme, la voisine. Gebo, lui, est là, au centre, immobile et pourtant vibrant. Vibrant de l’amour pour ses proches et du sens ce qui est juste et digne. Ce film-là est une histoire d’amour, l’amour de Gebo pour tous, même son fils indigne. Gebo est un saint, un saint quotidien, un saint de la vie telle qu’elle va, dont il n’y a pas de raison de décider s’il est laïc ou non. Religieux, le film ? sans doute, puisqu’un cérémonial permet d’invoquer l’horizon du bien et du mal dans le monde. Mais d’aucune religion en particulier.
Ricardo Trepa et Jeanne Moreau
Au schématisme revendiqué des situations, à l’artifice affiché du décor, au travail somptueux de la lumière, répondent les incroyables variations de ce qui anime ceux que nous voyons. Ceux que nous voyons ? Les personnages d’une histoire, les acteurs du film, les figures types d’une fable. La manière de filmer permet de rendre sensible ensemble ces trois dimensions. En intense connivence avec le cinéaste, les six interprètes fabriquent, chacun dans un registre singulier, une extraordinaire explosion de nuances et de décalages à l’intérieur du cadre institué, et strictement à son service. La jubilation constamment perceptible de Claudia Cardinale, Jeanne Moreau, Ricardo Trepa et Luis Miguel Cintra à se couler dans le costume pré-dessiné pour l’habiter de leur souffle, de leur propre histoire d’acteur, de leurs forces et de leurs faiblesses personnelles, est une formidable ressource de joie pour le spectateur. Il y a bien sûr une injustice à distinguer certains parmi les autres quand tous sont admirables, mais comment ne pas faire place à part à ce que fait Leonor Silveira, à l’intensité de sa présence d’une sensualité où l’extrême retenue devient le détonateur d’une tension entre promesse et menace ? Quant à Michael Lonsdale, il est ici à son meilleur, c’est à dire très très très haut, et en même temps si proche. Parlé-chanté, joué-dansé, quasi-immobile et d’une totale agilité d’un corps qui s’enchante de son volume, de son poids et de son âge, travaillé de l’intérieur par une voix de musique et de poésie, il incarne en Gebo toute la légèreté vive que irradie au cœur de cette sombre affaire.
Ce n’est pas la première fois que Manoel de Oliveira fait ainsi le pari d’un apparent statisme, de ce qu’on nomme à tort une théâtralité quand seul le cinéma peut ce qui se produit ici, quand bien même le film est adapté d’une pièce de théâtre. Outre le cas particulier du Soulier de satin, Mon cas, A Caixa, Party, dans une certaine mesure Un film parlé, en donnèrent d’autres brillants exemples. Jamais sans doute il n’avait autant radicalisé le dispositif, et son apparente rigidité, pour y susciter autant d’harmoniques ludiques et de frémissements de vie. Il y a là davantage qu’une virtuosité d’homme de spectacle : l’affirmation avec panache des vertus de l’apparence, un éloge en acte du masque et du verbe non comme dissimulation ou déguisement, mais comme vérité construite, voulue, humaine.
lire le billet