Mais de quel siècle ?

Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde (Sortie le 29 août)

Peter Doherty et Charlotte Gainsbourg

Tout de suite quelque chose ne va pas. Le corps, ou plutôt la présence, la manière d’être là à l’écran de ce jeune homme en costume bourgeois du 19e siècle. Un corps – et un visage – que beaucoup reconnaitront comme ceux du musicien punk rock Peter Doherty, une apparence qui surprendra les autres par son côté poupin, pas tout à fait fini, quelque chose d’imprécis et de flottant dans les traits et la manière d’exister. Ni un homme jeune du 19e siècle (l’idée qu’on s’en fait), ni un héros de film (l’idée qu’on s’en fait).

Ah oui, tout de suite, autre chose aussi ne va pas. L’action se situe à Paris, mais tout le monde parle anglais, à commencer par cette omniprésente et lancinante voix off, qui est supposée être celle d’Alfred de Musset, tout de même.

Tout de suite, ceci et cela que ne va pas suscite un trouble, une curiosité, d’abord un peu sceptique avouons-le, ne serait-ce que parce que la réalisatrice de Stella ne semblait pas particulièrement armée pour une telle entreprise. Mais bientôt il apparaît que ces écarts initiaux suffisent, et annoncent le meilleur : de cette brèche, Sylvie Verheyde va faire un abîme, avec le renfort de Charlotte Gainsbourg, qui tarde à apparaître et aussitôt s’impose, incroyable de justesse et de force fragile. Un abîme fascinant et musical, qui se met à résonner d’improbables échos, entre la mélancolie du dandy et un très actuel mal-être, entre des façons éloignées d’utiliser les mots, pour avouer et tromper à la fois la difficulté d’aimer et de ne pas aimer, façons qui semblent soudain très actuelles, mieux, très quotidiennes, malgré leurs tournures datées et leur vocabulaire choisi.

La lumière, les lumières et les ombres, ont une grande part à la mise en place de ce vertige affectif et sonore. Les extérieurs laiteux, comme pris dans une lumière blanche qui, loin de tout décoratif, invente un espace entre onirisme et trivialité répondent en mineur aux intérieurs, d’une sombre sobriété, qui anéantit les fadaises de la « reconstitution d’époque ». A l’unisson, les corps, ceux des deux personnages principaux mais aussi des autres protagonistes, conquièrent une étrange forme d’existence, à la fois très réelle et fictionnelle, jusque dans l’infilmable scène d’orgie, cérémonial dérisoire tournée sans aucune arrogance envers les situations et ceux qui s’y trouvent confrontés. La gestuelle aussi, très singulière, frôlant le comique parfois (et c’est heureux !), entre chorégraphie, convenances et simplicité.

Lentement mais sûrement, l’entière légitimité d’être allé chercher l’ancien chanteur de The Libertines pour le rôle s’impose. Une star du rock plutôt destroy est-elle l’équivalent contemporain d’un poète romantique d’il y a 150 ans ? Question bidon, en tout cas superficielle et limitée. Analogie bas de gamme et histoire de l’art tâtasse. Le film s’échappe vite de cette facilité, existe pour lui-même, accueille les harmoniques et les contradictions des personnages, des acteurs, des références. Ça bouge. Plutôt lentement, sinon secrètement, mais de manière vivante.

Est-ce la présence de Doherty qui détermine l’usage de l’anglais ? Peu importe, ce décalage devient une précieuse ressource du film, l’entraine vers le cœur de ce qui vibre dans cette réalisation où, dans la littéralité même de la reprise de grands passages du livre de Musset, c’est la notion d’adaptation qui s’évanouit. Au point que la seule fausse note est finalement dans le titre : il ne s’agit ici pas plus du 19e que du 21e siècle, pour tout ce que cela pourrait avoir de sociologique ou d’anecdotique. Il s’agit de personnes humaines affrontées aux choix, engagements, renoncements et aveuglements de la vie, il s’agit de désir, de courage et de lâcheté, de lucidité et d’arrangements. Peut-être, sans doute, était-ce déjà ainsi chez Musset, la distance dans le temps et les couches de vernis scolaire l’avaient occulté. Ce film qui littéralement invente son présent en témoigne avec un éclat d’autant plus fort qu’il semble assourdi.

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Gainsbourg et le courage de la fiction

Etrange tribulation : Gainsbourg – vie héroïque de Joann Sfar invente un beau personnage qui s’appellerait Serge Gainsbourg, et le sacrifie aux besoins du succès.

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On dirait presque qu’il y a deux films, chacun contaminant un peu l’autre. Le premier de ces deux films, qui constitue le début, est une véritable réussite. L’enfance et la jeunesse de Lucien Ginsburg donnent lieu à un rare accomplissement : la capacité de Joann Sfar de conserver au cinéma les qualités de son travail d’auteur de bandes dessinées[1]. Liberté de trait, entrechats entre réalisme et onirisme, sens de la touche qui rehausse avec justesse, humour ou émotion, goût des mots comme éléments de l’image et puissance d’incarnation. Singulièrement réussi est la façon de passer à l’énergie par-dessus le double obstacle qu’est la présence de l’enfant, piège à sentimentalisme et à faux réalisme, et la reconstitution d’époque, celle de l’Occupation plus que toute autre. Une véritable grâce habite alors le film, de Kacey Mottet (qui joue Gainsbourg enfant) à Eric Elmosnino (irréprochable dans le rôle, du jeune homme à l’épave volontaire de la fin) : quelque chose qui tient alors davantage de la comédie musicale, avec ses conventions et son immense espace de possibles, que de ce fameux biopic devenu l’envahissante définition du film, et qui le plombe sévèrement lorsque ce genre-là prend ses droits. L’amusant étant que l’esprit de la comédie musicale règne lorsqu’il est peu, ou pas question de chansons.

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Cet esprit de finesse plane encore sur le début des années 50, sans doute parce que malgré l’entrée en scène de célèbrités – Boris Vian, Les Frères Jacques, Juliette Greco – l’époque appartient davantage désormais à la légende qu’à la mémoire, comme Frehel auparavant. Parce que le personnage est passionnant, parce que Joann Sfar est à l’évidence doué, Gainsbourg (Vie héroïque) devient le terrain d’affrontement entre deux hypothèses de cinéma, que résument avec une lourdeur inattendue un carton à la fin du film. Le réalisateur y déclare en substance qu’il a trop aimé Gainsbourg pour vouloir le ramener à la réalité, et qu’il a choisi de préférer ses mensonges à ses vérités. Comme si c’était le problème (sauf pour des notaires procéduriers – mais peut-être est-ce à eux que l’excipit est destiné, cette espèce ayant proliféré dans la période récente).

Le problème n’est pas, n’est jamais entre vérité et mensonge, encore moins entre «réel» et «imaginaire». Et si la deuxième partie du film (la plus longue) perd la grâce de la première, c’est bien sous l’effet d’un double principe de réalité qui ruine l’élan cinématographique. D’une part en imposant de pénibles exercices de comparaison entre ce que chacun sait ou croit savoir de la carrière de Gainsbourg, de ses amours et autres péripéties plus ou moins scandaleuses. D’autant que les actrices requises de figurer des célébrités (Laetitia Casta en Bardot,  Lucy Gordon en Birkin, Sara Forestier en France Gall, Mylène Jampanoï en Bambou) se tirent avec les honneurs de ce défi absurde, mais qui relève du Musée Grévin et pas de la mise en scène. D’autre part en jouant sans beaucoup de scrupules avec les refrains connus, appâts utilisés n’importe comment pour susciter chez le spectateur un plaisir un peu nostalgique (pourquoi pas ?) mais qui, capitalisant sur ce procédé, achève de perdre la tension qui hantait le film.

C’est toute la gravité (au sens physique, celui du poids des êtres et de choses) du monde construit par Sfar qui est alors modifiée, rendant incroyablement pesant ce qui semblait au contraire marque de légèreté, du personnage fantasmagorique de « la gueule » qui accompagne Gainsbourg à la figuration littérale de l’homme à la tête de chou, ou les complexes exercices d’Elmosnino sir la torsion du visage et du corps, quête d’une beauté dans la difformité qui devient un gimmick. Le véritable Gainsbourg, lui, savait ce risque, il a cherché à y échapper par des excès ou des ruptures, suscitant un inconfort qui ne sera aboli qu’à sa mort, lorsque les funérailles vaudront absolution de ses péchés sur l’autel d’un star-system réconciliateur et profitable. Cet inconfort, cette tension, ce gouffre, le film se montrait d’abord prêt à les affronter, avant de les combler sous les anecdotes. Ils ne reviendront qu’une seule fois, lors de la séquence véritablement étrange où Serge Elmosnino, le  poing levé, soudain chante La Marseillaise dans sa cadence « classique » face à un public mélangé de paras ivres de rage et de fans enamourés. Instant de déséquilibre, point opaque où quelque chose vibre à nouveau.

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Quelque chose… Quoi ? On ne sait pas, il n’y a pas de réponse à cette question. Mais que le film la pose ou non trace une ligne de partage décisive – qui, encore une fois, n’a rien à voir avec la séparation entre vérité et mensonge. Il suffit pour s’en assurer de se remémorer quelques grands films consacrés à des personnages réels, disons des cas aussi différents que Vers sa destinée (Young Mr Lincoln) de John Ford, Patton de Frank Schaffner ou Van Gogh de Maurice Pialat. L’essentiel dans chaque cas est ce qu’on pourrait appeler le courage de la fiction. La capacité du film de choisir le personnage contre la reconstitution – ce que Ford, encore lui, appelait «imprimer la légende», et qui n’est pas du tout la même chose que choisir les mensonges plutôt que la vérité, puisqu’il s’agit précisément d’approcher une vérité, la seule à laquelle puisse prétendre le cinéma : celle des jeux infinis, mais ô combien efficaces dans nos vies, où ne se séparent jamais «réel» et «imaginaire». Quelque chose que l’artiste Serge Gainsbourg avait pourtant, dans les aventures renouvelées avec les fantasmes et avec les imageries, éprouvé plus intensément que quiconque.


[1] Il est réjouissant de retrouver dans un petit rôle de Gainsbourg Riad Satouf, qui a réussi un comparable tour de force, par des voies différentes, en réalisant Les Beaux Gosses, découvert au printemps dernier.

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