“Les Habitants”: De quoi parlent les gens en France?

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Les Habitants de Raymond Depardon.Durée: 1h24. Sortie le 27 avril.

Il existe une science, en tout cas une méthode de recherche, appelée l’analyse conversationnelle, qui se rattache à l’éthnométhodologie, qui entend rendre compréhensible ce qui se joue dans les pratiques sociales en partant de ces pratiques plutôt qu’en leur imposant une grille d’analyse. L’analyse conversationnelle consiste en la description aussi fine que possible des innombrables signes de toutes natures qui se produisent lors d’échanges de paroles, sans bien sûr les séparer du sens de ces paroles, mais en mettant en évidence les multiples stratégies, conscientes et inconscientes, qui sont mises en œuvres par les protagonistes.

Le réalisateur explique d’abord en voix off les principes du dispositif mis en place. Durant plusieurs mois (printemps et été 2015), il a parcouru les villes de France avec une petite caravane dans laquelle était installé un studio de cinéma réduit à sa plus simple expression: une caméra et des micros fixes, une petite table et deux sièges, au fond une fenêtre laissant voir l’extérieur.

Dans cette caravane, il a convié des «couples» à se parler et à être filmés. Rencontrés dans la rue, au café, sur une place de marché, ces «couples» sont composés de maris et femmes, mais aussi bien de frères, d’amis, d’amants, de fiancés, de vieilles copines, d’ex-conjoints et d’autres possibles assortiment par deux.

Ils ont entre 17 et 77 ans et relèvent de caractérisations sociales très variées, même si on n’y trouve pas de cas extrêmes. «Je cherchais une France du “centre”, des gens qui travaillent, qui passent le bac, qui se marient, qui divorcent, qui votent…», explique le réalisateur. Pas de grand patron, de dealer, de dirigeant politique, de djihadiste…

De Charleville-Mézières à Saint-Nazaire, de Bar-le-Duc à Nice, à Bayonne ou Villeneuve St Georges, les 90 «couples» qui se sont prêtés à l’exercice ne constituent pas un «échantillon représentatif» de la société française, et Les Habitants n’est ni un sondage, ni une enquête sociologique. C’est un film, avec toute la subjectivité de son auteur, dans le choix de ceux qu’il a filmé et de ceux qu’il a conservé au montage, montage qui lui-même ne conserve pas la totalité de ce qu’on dit les personnes que nous voyons.

Car ils parlent, tous ces gens! Ils parlent tant et plus, de ce qui leur tient à cœur, de leur vie quotidienne, de leurs soucis, leurs espoirs. Ils parlent de sexe, ils parlent de travail, ils parlent d’argent, ils parlent de violence quotidienne, ils parlent de sentiments, de santé. Et, plus que tout peut-être, de relations familiales, dans l’infini complexité de ce qu’est devenue l’appartenance familiale aujourd’hui en France. De politique, au sens étroit du mot? Pratiquement jamais. Et du vaste monde? Absolument jamais.

La diversité des personnes et la multiplicité des sujets composent une sorte de cartographie impressionniste, où chacun fera des découvertes sur ses contemporains-concitoyens. On n’en finirait pas de lister les paroles, les formules, les expressions. En choisir quelques unes ce serait leur donner un caractère anecdotique, publicitaire, à l’opposé de la manière dont fonctionne le film, dans la parfaite équanimité de son écoute et le total respect pour tous ces gens. (…)

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«Fidaï», une histoire de famille

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Fidaï de Damien Onouri, avec Mohamed El Hadi Benadouda. Sortie le 29 octobre 2014 | Durée: 1h22

C’est, d’abord et peut-être aussi au bout du bout, une histoire de famille. D’abord la famille du réalisateur, Damien Ounouri, jeune cinéaste français né d’un père algérien et d’une mère française, bien sûr.

C’est, assurément, une histoire d’aujourd’hui. Si Fidaï invoque des événements d’il y a plus de 50 ans, c’est en tant que ces actes, ces faits, ce qui les a engendrés, ce qu’ils ont produits, concerne aujourd’hui.

Ounouri entrebâille la porte d’une intimité, d’un quotidien, dans la famille de son père. Parmi ses membres, il y a un homme âgé et affable, le grand oncle du réalisateur, qu’on appelle El Hadi. Lorsqu’il se mêle, discrètement, à la parentèle, il semble surtout s’occuper des plus petits.

Ce monsieur paisible a été, dans sa jeunesse, un combattant du FNL, un fidaï. Comme des centaines d’autres anonymes, il a fait partie des Groupes armés, la structure d’action militaire sur le territoire français du parti indépendantiste pendant la guerre d’Algérie.

Petit à petit, en échangeant avec son petit neveu, il va laisser revenir à la surface une partie au moins de ce que furent ces années-là.

Jusqu’à la séquence la plus impressionnante du film, celle où il retourne à Clermont-Ferrand, son terrain d’action à l’époque, pour rejouer in situ l’exécution d’un «traître» désigné par le FLN, un membre du parti rival, le Mouvement National Algérien de Messali Hadj.

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« Patria obscura » de Stéphane Ragot : La France, une image latente

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 Patria obscura de Stéphane Ragot. 1h23. Sortie le 22 octobre.

Très vite on comprend ce qu’il y a d’à la fois étrange et familier dans ce qui se met en place. Un photographe qui prend une photo, quoi de plus banal. Mais cette photo-là n’a rien à voir avec celles qu’il a coutume de faire, précisément parce que c’est la plus banale des photos : un portrait de famille, toute sa parentèle réunie sur un unique cliché. Le genre de choses qu’on fait lors des grandes occasions privées, mariages ou enterrements, qui rassemblent la parentèle d’ordinaire dispersée.

Cette image totalement sans intérêt pour quiconque hormis ceux qui y figurent (le contraire des photos que cherche à faire tout photographe) est riche de… quoi ? Un secret, et qui mène à pas mal d’autres secrets, dont les mieux cachés sont parfois ceux qui sont le plus mis en évidence. Et cet enchainement de secrets engendre un mystère. Les secrets sont privés, à l’échelle de la famille, le mystère, lui, se joue là où cette histoire familiale s’articule à l’histoire collective, à l’Histoire de France.

Toute histoire d’une famille française, avec ses inévitables parts d’ombres et ses nécessaires hasards, est-elle ainsi une possible description de l’Histoire de France ? Possible. Encore faut-il avoir l’énergie d’y aller chercher, et la talent de la raconter. Le grand talent de Stéphane Ragot est de savoir en déplier les recoins, en parcourir les avenues et les chemins de traverse, qui mènent un peu partout à travers le pays, qui croisent les grands événements du 20e siècle et l’actualité la plus immédiate et la plus inquiétante.

C’est une plaisante curiosité sans doute que la famille du réalisateur vienne côté paternel de la Lorraine profonde, celle des hauts fourneaux désormais éteints, et l’autre branche de la grande bourgeoisie installée dans les Landes, à l’exact opposé géographique et social. C’est une sorte de coïncidence riche de sens que les deux grands pères de Stéphane Ragot, Pierre et Paul (!),  aient été l’un et l’autre militaires professionnels, et en même temps dans une relation à l’armée, au pays, à l’uniforme, à l’autorité diamétralement opposée. Il est aussi romanesque à souhait que le grand-père Ragot soit né (de père inconnu) en 1900, l’année même du début de ce siècle que le film découvre pas à pas qu’il est en train de le raconter.

Et il n’est pas moins utile à ce processus qui se met en place que l’enquête sur ses origines, son histoire, ce qu’on appelle son identité, ait lieu alors qu’un président de la République française met en place un Ministère de l’Identité nationale – à quoi nombre des meilleurs esprits rétorqueront qu’il n’existe pas d’identité nationale, juste des identités individuelles. Et Stéphane Ragot de se demander ce que les uns et les autres entendent par là, ce qu’il en est de cette patrie qui a vêtu ses deux grands-pères, en a collé un en prison et a couvert l’autre de médailles.

Par petites étapes, successions de rencontres souvent émouvantes ou drôles, déplacements attentifs aux lieux et aux lumières, retours vers des souvenirs matérialisés par des maisons amies ou la découvertes d’emplacements porteurs d’un sens jusqu’alors inconnu, le réalisateur voyage. Il voyage dans le temps, dans l’espace, dans un entrelacs de mémoires – la sienne, celle de ses proches, de témoins de hasard – et d’archives.

Plus ça avance, plus ça bouge. C’est à dire que plus progresse la trajectoire du film, plus ses composants prennent de vie, s’attirent, se repoussent, se complètent. Du défilé du 14 juillet aux petits soldats de l’enfance, des photos accrochées dans la maison familiale aux registres d’une mairie de Dordogne, d’un écho poignant d’Oradour au visage radieux d’une jeune femme venue des antipodes. D’une boucherie sur la grand’ rue à la rue qui commémore la grande boucherie, et où défilent aujourd’hui des sans-papiers, exclus d’une nation dont les fils furent naguère les oppresseurs de leurs parents.

Stéphane Ragot, qui accompagne par sa voix sa propre trajectoire, trajectoire mentale tout autant que géographique, reste photographe : il ne cesse d’interroger aussi la manière dont il représente, dont il capture, met en forme, fige, déforme, enregistre ces éléments qui sont des bribes de son passé et de celui de ses parents, et qui deviennent bien davantage – notre histoire commune.

Scandant les étapes de son parcours, et la mise en miroir des dimensions les plus intimes et des approches collectives d’un homme qui n’oublie à aucun moment être aussi un citoyen, Stéphane Ragot convoque à l’écran sa pratique de la photographie. Il montre les mécanismes qu’elle utilise, les questions qu’elle suscite y compris avec le passage de l’argentique au numérique (qui est loin de n’être qu’un changement technique), pour mieux faire affleurer l’enjeu central de son film, qui tiendrait au mot « représentation » : représentation de soi et de ses proches, représentation de son histoire, représentation politique comme base de la démocratie, représentation technique avec la photo et le cinéma. La multiplicité des sens et la possibilité d’en jouer, avec légèreté mais sans aucune désinvolture, donne son souffle au film.

 

En même temps que sort le film paraît aux éditions Le Bord de l’eau le livre Patria Lucida. On y trouve le commentaire du film et les photos sur lesquelles il est bâti, ainsi qu’un excellent texte de Pierre Bergougnioux consacré aux impasses ‘éventuellement fécondes) de la construction d’une identité nationale française.

patria_obscura3             Les deux grands pères

 

Entretien avec Stéphane Ragot

Pouvez-vous résumer votre parcours avant que commence le projet de Patria obscura ?

J’étais photographe documentaire, diffusé par l’agence VU. A ce titre j’ai beaucoup voyagé, surtout en Amérique latine et en Afrique. Ma manière de travailler consistait à photographier des gens, mais aussi à parler avec eux, à recueillir des récits de vies – je photographiais des gens à qui je demandais : « qui êtes-vous ? ». A un moment, j’ai eu le sentiment d’un blocage, je me suis rendu compte que je ne serais pas capable de répondre moi-même à cette question que je posais aux autres. J’ai eu le sentiment que j’allais répéter indéfiniment ce qui était devenu un procédé, même si je changeais chaque fois d’endroit. Le film est né de là.

 

Quelle différence faites-vous entre un photographe documentaire et un photoreporter ?

La même qu’entre un film documentaire et un reportage télé, l’affirmation d’un point de vue personnel. Mes photos ont paru dans des journaux comme dans des livres, mais mon travail était basé sur la durée, ce qui n’est pas ce qu’on attend des photos reporters. Et je n’avais pas l’impératif de coller à l’actualité immédiate.

 

Vous avez toujours pratiqué cette activité au loin ?

Oui, j’ai très peu travaillé en France. Au sortir de l’adolescence, je voyais ce choix comme la traduction d’une envie de voyager, de découvrir, rencontrer des mondes différents. Aujourd’hui je l’analyse aussi comme un désir de fuite.

 

Vous êtes aussi allé à Sarajevo pendant le siège, ce qui est une position un peu différente de celle que vous avez décrite.

C’est un moment charnière, comme pour beaucoup d’autres photographes de ma génération. Au début des années 90, je préparais un travail à Beyrouth sur les suites de la guerre, la reconstruction, au moment où la Yougoslavie a explosé. Il m’est apparu qu’attendre que la guerre soit terminée en Yougoslavie pour y aller, comme je m’apprêtais à le faire au Liban, était une lâcheté. J’ai acheté un gilet pare-balles, obligatoire pour prendre les « lifts », les vols de l’ONU. J’ai passé le printemps 1993 à Sarajevo, plutôt à l’écart des autres photographes de presse. C’est le début d’une remise en cause de ma pratique photographique, qui va se poursuivre dans des zones de guerre civile en Amérique latine, notamment au Guatemala. C’est ce qui mène à Patria obscura.

 

A quel moment naît le projet du film ?

Au milieu des années 2000. Je me suis éloigné de mon activité de photographe documentaire et je travaille à ce moment-là comme chef opérateur dans le cinéma d’animation en volume, image par image. J’ai donc commencé par mettre de côté l’appareil photo… sauf que mes toutes premières images pour le film ont consisté à filmer cette séance de photo de famille qu’on voit au début. C’était la première fois que je photographiais ma famille au complet.

 

Pourquoi avoir fait cette photo ?

A ce moment, en 2004, mon projet de film consistait à me lancer dans une enquête sur l’histoire de mon grand-père paternel, Pierre. C’était un projet assez classique autour d’un secret de famille, cette figure opaque et assez dérangeante, dont j’ignorais presque tout. J’ai suivi une résidence d’écriture documentaire à Lussas, qui a surtout servi à remettre en cause l’approche un peu littérale, classique sinon naïve, que j’avais à l’origine quant à la manière d’employer le cinéma à cette recherche. J’ai compris que la dynamique naîtrait de la mise en relation entre mes deux grands-pères, et du défi de faire jouer ensemble l’intime, le familial et quelque chose de plus large, à l’échelle de la nation.

 

Comment avez-vous rencontré la productrice, Laurence Braunberger ?

La conception du film m’a pris longtemps, j’avais besoin d’un travail sur moi-même pour y arriver, pour que ce ne soit pas un règlement de compte ou juste la résolution d’une énigme biographique. J’ai retourné vers moi mon appareil photo, tout en documentant en vidéo mon activité de photographe. En même temps que se mettait en place ce processus, je m’immergeais dans les grandes œuvres du cinéma documentaire. Avec au premier rang de mes admirations Chris Marker. Pas seulement parce qu’il a beaucoup fait usage de la photo, surtout pour la liberté de son regard, Sans soleil a été une révélation. Comme je ne connaissais par ailleurs personne dans le cinéma, je suis allé sonner à la porte des Films du jeudi, dont le nom figure au générique de nombreux films de Marker. Et la porte s’est ouverte.

 

Qu’apportez-vous à ce moment ?

Les milliers de négatifs et 400 tirages noirs et blancs, un ensemble de photos que j’appelle mon vestige argentique. Et puis un document rédigé, assez précis, où j’ai écrit une possible organisation des images existantes. A partir de là, c’est à dire en 2011, avec Laurence Braunberger et la monteuse Sophie Brunet, nous avons commencé à mettre en place la réalisation de nouvelles séquences, notamment tout ce qui se passe dans mon labo, tout ce qui revient sur ma pratique de photographe, laquelle devient un des thèmes du film et non plus seulement un outil pour le fabriquer comme au début.

 

Vous aviez déjà fait tous les voyages à travers la France qui nourrissent l’enquête familiale ? Cela demande une certaine logistique, et un investissement…

Tout ça s’est fait à l’énergie, avec l’aide d’amis, et financé par les Assedic puis le RMI. Je n’avais pas de revenus depuis que j’avais lâché mon travail de photographe, c’était un saut dans le vide.

 

Votre voix joue un rôle important dans le film.

Le recours à la voix off est venu très tard. J’ai mis beaucoup de temps à l’écrire et j’ai fini par l’enregistrer dans mon labo, seul dans le noir, c’est là que j’ai trouvé le ton. Mes références étaient ces cinéastes qui sont capables de parler en filmant, dans le mouvement même d’enregistrement des images, Alain Cavalier dans ses films récents ou Ross McElwee. Pour ma part j’ai eu besoin de passer par l’écriture pour trouver la bonne distance.

 

Le film a bien sûr une dimension personnelle et familiale, il est aussi inscrit dans une époque, celle où par exemple est créé un Ministère de l’Identité nationale.

Même si la situation n’avait rien d’idyllique, quand j’ai commencé on n’était pas encore dans l’hystérisation des questions identitaires qui a accompagné la campagne de Sarkozy, puis sa présidence. Quand arrive le débat autour de la notion d’identité nationale, je suis très gêné : je n’ai pas l’intention de répondre à cette injonction malhonnête, biaisée. J’ai été un des premiers signataires de la pétition « Nous ne débattrons pas » lancée à l’époque par Mediapart, alors que je travaillais sur des enjeux évidemment liés à l’identité. Je ne voulais surtout pas tourner le dos à ces questions, mon travail était d’essayer de me réapproprier différemment des mots, des images, des symboles que je voyaient instrumentalisés pour les pires motifs. C’est pourquoi j’utilise le mot « patrie », je montre le drapeau, je fais entendre la Marseillaise, je n’ignore ni Marianne ni Jeanne d’Arc… Je crois qu’il faut interroger ces références, ne surtout pas faire comme si elles n’existaient pas sans se soumettre non plus à leur utilisation dominante.

 

Comment éviter d’entrer, même de manière polémique, dans une sorte de dialogue avec Le Pen ou Sarkozy ?

La solution a précisément été de repasser par la dimension personnelle, d’associer des représentations collectives très vastes à leur dimension individuelle et même intime. Je crois qu’on a besoin d’être capable de se regarder soi-même pour envisager les autres, que ce soit « les autres » à l’échelle de la famille ou du pays. Pour être ensemble il faut se raconter des histoires, partager des récits et des représentations. On est en déficit de ces histoires communes qui ne reposent pas sur l’exclusion, sur le déni d’une part de nous-même.

 

Le film se construit en partie sur une série de croisements qui semblent des coïncidences heureuses.

J’aime beaucoup la phrase de Chris Marker « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences ». Mon film n’est fait que d’intuitions, mon travail a été d’essayer d’être au bon endroit pour attendre les hasards porteurs de sens, qui éclairent la réalité. Il faut être là. Un des hasards les plus évidents est l’arrivée des Sans-Papiers dans le cimetière militaire près d’Arras où a lieu la cérémonie en l’honneur des anciens combattants. C’est la manifestation même de ce que veut prendre en charge le film. Comme le fait qu’il sorte en salles le 15 octobre 2014, cent ans jour pour jour après la dernière lettre envoyée par mon arrière grand-père à mon arrière grand’mère depuis une tranchée, juste avant sa mort.

 

Dans le film, on vous voit effectuer un accrochage sauvage de photos dans des lieux publics liés aux symboles de la France. Vous l’avez fait spécialement pour le tournage ?

Oui, cela fait partie des séquences tournées dans un deuxième temps, après avoir commencé à travailler au montage. Le film avait besoin de cette ouverture sur l’extérieur, de cette connexion à la fois entre mon travail de photographe et de cinéaste et entre la dimension personnelle et la dimension collective. Il avait aussi besoin de ce mouvement de côté, sans parole, qui d’une certaine manière rejoue différemment ce qui s’est formulé avant, mais cette fois sur le mode de l’action.

 

D’où vient la notion de « Petite Patrie » ?

Elle est née en réaction à mon interrogation sur le mot « patrie », sur ce qu’il pouvait signifier pour moi. Face à la définition terrible de Maurice Barrès, « la patrie c’est la terre des pères alourdie du poids des tombes », existe-t-il une autre conception possible ? Du coup, l’idée de la petite patrie, le territoire d’enfance dans un rapport ni morbide ni dominateur, permettait une relation à la fois très matérielle, précise – il y a une maison, il y a des gens – et en même temps très riche et assez abstraite, avec des souvenirs, des histoires plus ou moins inventées, une manière qu’on a eu d’exister et dont on garde des traces, même de manière obscure.

 

Le film fait résonner les enjeux d’identité avec le passage de la photo argentique à la photo numérique.

Pour moi c’est profondément lié. J’ai 45 ans, quand j’étais plus jeune j’ai appris un métier, photographe, que j’ai pratiqué. A un moment je me suis préoccupé de l’enseigner à mon tour, de commencer à transmettre ce que je savais. A ce moment-là tout s’est écroulé.  On venait de passer dans un autre monde. Je n’ai pas de difficulté à utiliser le numérique, ce n’est pas le problème, et je ne crois pas du tout qu’il y ait un enjeu de qualité technique des images. La rupture est à un autre niveau, il concerne la temporalité, l’écart entre la prise de vue et le moment où on voyait les images. Il m’est souvent arrivé de partir des mois pour prendre des photos, en nombre limité puisque le nombre de rouleaux de pellicules n’était pas infini, sans voir aucune de mes images avant mon retour. Cela signifie vivre longtemps avec ce qu’on imagine avoir photographié. Il se passe énormément de choses dans cet écart, c’est cela qui est perdu. Il y a ensuite le travail sur les négatifs, le développement, le tirage, la sélection sur une planche-contact, bref un rapport long avec ses propres images.  J’ai compris seulement après qu’il ait disparu que c’était ce temps-là qui m’importait. Cette idée là est latente dans le film – comme l’image latente était centrale dans mon rapport à la photo argentique.

 

Le processus même de votre film est fondé sur l’idée d’image latente.

Exactement. Les cérémonies officielles, les visages anonymes ou de gens qui me sont proches, les paysages que j’ai filmés sont pour moi des images latentes que j’essaie de rendre sensibles, perceptibles en faisant le film.

 

Comment avez-vous choisi les musiques qu’on entend dans le film ?

J’écris en musique, toujours, elles m’aident à trouver un rythme, et de ce fait les séquences sont pour moi d’emblée associées à des musiques. Durant l’écriture de Patria obscura, j’ai beaucoup écouté les compositions de Sylvain Chauveau, un compositeur de ma génération que j’apprécie beaucoup, surtout son disque Nocturne impalpable. Il a été d’accord pour que nous utilisions certains de ses morceaux, il est apparu très vite que je retrouvais au montage la proximité d’humeur et de rythme avec les séquences dont ils avaient accompagné l’écriture. Nous avons fait de même avec les autres musiques, notamment les morceaux du trompettiste norvégien Nils Petter Molvær. Un peu comme si ces musiques étaient déjà dans les images et qu’on les faisait apparaître – des musiques latentes.

 

En même temps que le film sort un livre au titre en miroir, Patria lucida.

Il tente une autre approche des mêmes enjeux, à partir du récit et d’une partie des photos réalisée pour le film, et d’un texte de Pierre Bergounioux. Alors que cette traversée du 20e siècle qu’accomplit le film ignore tout à fait 68 – hormis le fait que c’est mon année de naissance, comme on peut le lire à l’écran sur ma carte d’identité – le texte de Bergounioux part, lui, de Mai 68 pour interroger différemment les mêmes enjeux, en reliant mon approche au fait que j’appartiens précisément à cette génération. C’est un  regard décalé sur la même histoire.

 

NB : cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

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Traversée des gouffres

Lizzie Brocheré (Aurore) et Pierre Perrier (Chris) dans American Translation de Pascal Arnold et Jean-Marc Barr

 

Sur le mode de la très légère déstabilisation comme du choc frontal, le nouveau film du tandem Arnold&Barr qui sort en salles ce 8 juin recèle nombre d’aspects intrigants. L’un des plus significatifs est sans doute son titre. Tout d’abord on n’en perçoit guère l’enjeu. Sans doute American Translation raconte les amours passionnées et fatales d’un jeune Français très français, natif d’une petite ville du Nord qui pourrait tout aussi bien se situer dans l’Ariège, le Cotentin ou la Creuse, et d’une jeune franco-américaine. Sans doute celle-ci aime-t-elle confier à son amant ses secrets dans la langue d’outre-Atlantique, que le garçon ne comprend pas. Mais ces aspects (la nationalité d’Aurore, l’ignorance de l’american language par Christophe) semblent longtemps marginaux.

Ce qui ne l’est pas est le fait de raconter, dans des paysages très français –Paris, les bourgades de province, la campagne – a une histoire que nous connaissons, que nous ne connaissons que comme une histoire américaine : celle d’un serial killer, pour le dire en VO.

Depuis qu’ils font des films, sur trois continents (Too Much Flesh était entièrement situé aux USA, une grande partie de Being Light se passait en Inde), les deux réalisateurs jouent avec les multiples formes du métissage. Il faut entendre « métissage » au sens large, et aussi avec ce que le mot contient d’effet de fusion, pas d’opposition entre des différences. Pascal Arnold et Jean-Marc Barr ne sont pas des provocateurs, ce sont des adeptes des glissements, de la caresse troublante, même si elle peut aller jusqu’à la mort. Là se trouve le charme très particulier de leurs réalisations. C’est, à rebours de tant de facilités, avoir compris que la transgression est et reste une posture moralisatrice, qui entérine les barrières des bonnes mœurs et des routines de pensée en les franchissant. De telles ruptures ne les intéressent pas du tout. Ils cherchent au contraire d’autre manière de regarder et de raconter qui ne tiendrait pas du tout compte de ces barrières, qui inventeraient d’autres distances, d’autres enchainements, d’autres logiques émotionnelles. C’est difficile, ça ne marche pas toujours, mais c’est toujours stimulant, comme un voyage dans la pénombre d’une terre inconnue.

Cette joie exploratoire concerne cette fois un territoire défini par deux types de paramètres. A un niveau, il s’agit de l’existence d’un garçon qui passe à l’acte meurtrier de manière compulsive et répétée, mais vue par une fille qui l’aimerait assez pour, sans l’approuver, ne jamais le juger. Et à un autre niveau, il est défini par l’opération critique de nos habitudes de spectateurs devant une histoire que nous connaissons bien (les tueurs en série sont des personnages pas vraiment nouveaux au cinéma) mais racontée dans un contexte que nous connaissons tout aussi bien, mais où ne se situent pas d’habitude de telles histoires. Il n’y a guère que Chabrol pour avoir ainsi abordé, selon une approche toute différente, cette double dérive problématique, avec une autre forme d’attention et de délicatesse, à l’époque du Boucher.

American Translation, qui aurait d’ailleurs pu s’intituler Lost in Translation, se déploie dans cette double faille, celle qui court de la psyché du garçon à la relation amoureuse nouée avec la fille, celle qui sépare le sujet du récit du cadre où il se déroule. On y éprouve un trouble singulier, où interfèrent effets de reconnaissance et de surprises, ondes sensuelles des scènes d’amour très physiques, éclats morbides des gestes au-delà du sens de l’assassin, fragrances hyperréalistes des espaces où s’inscrit l’action.

La double origine franco-américaine de J.M. Barr, son double parcours d’acteur et de réalisateur, la double signature avec P. Arnold de tous leurs films sont évidemment à la fois des moteurs et des indices pour cette manière de remettre en jeu, de multiples manières, les repères auxquels nous sommes accoutumés. Cette dérive vis à vis des impératifs moraux comme vis à vis des archétypes dramatiques passent à nouveau souvent par un pari éperdu sur les puissances de la présence physique, érotique, de ce qui est filmé : les corps des personnages, mais aussi la forêt, la camionnette qui roule, même le décor d’un lavomatique. Séducteur ténébreux et  enfant perdu, physique d’ange noir un peu trop dessiné, Pierre Perrier n’est pas le plus grand bénéficiaire de cette démarche où le filmage table sur une évidence du regard qui trouve une trop évidente réponse dans l’évidence du look de l’acteur – rien à reprocher au comédien, mais la manière de filmer de PA&JMB réclame sans doute moins de littéralité chez les interprètes. Exactement ce qu’offre de manière remarquable Lizzie Brocheré, aux apparences beaucoup plus instables, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement attirante lorsqu’il le faut. Ou, pour le dire autrement, Christophe se coltine des catégories avec majuscules (l’Enfant trop présent chez le jeune adulte, l’Animalité dans l’humain) quand Aurore est un personnage compliqué mais irréductible à des catégories.

 

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France, made in Depardon

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Une boucherie-charcuterie de quartier, un rond point avec sens giratoire, un coin de rue, un bistrot, une station-service… Ce sont les stars de la nouvelle exposition de Raymond Depardon, intitulée «La France». Trente-six photos très grand format accrochées en majesté dans la première salle de l’espace d’exposition de la BNF à Paris. Et là, il se passe simultanément deux choses étonnantes. La première est sur les murs, la seconde est face aux murs.

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