Gare au monde

Gare du Nord de Claire Simon

Depuis qu’on l’a découvert en 1995 grâce à Coute que coute, le nom de Claire Simon est surtout associé au documentaire, même si elle a fréquemment mis en question ce définirait ce domaine, et a également réalisé des fictions, dont le très beau Sinon oui (1997). Avec Gare du Nord, la réalisatrice propose ce qui est incontestablement une fiction, et même un projet très romanesque, mais tout entier nourri d’une approche documentaire concernant le lieu qui donne son titre au film, et ceux qu’on y croise, un fois ou tout le temps. Cette approche a d’ailleurs aussi donné naissance à un autre film, Géographie humaine, qui sera cette fois sans hésiter défini comme documentaire[1].

Mais dans Gare du Nord, il y a des personnages, des récits, un jeu concerté de rencontres et d’esquives, de recherches fructueuses ou pas, de trouvailles voulues ou non. Il y a, et là se joue beaucoup de la réussite du film, un tremblé de la distinction entre rencontres fortuites sur les quais et dans les escalators et narration concertée. Ce sont les interprètes qui incarnent le mieux ce tremblé qui donnent aussi au film ce qu’il a de plus vivant, d’à la fois fragile et porté par un élan : Reda Kateb en apprenti sociologue amoureux, Monia Chokri en fille larguée par son couple et son job, et les autres, dont on saura pas dans quelle mesure ils jouent, dans quelle mesure ils sont marchand de bonbon, vendeuse de lingerie, sorcière ou flic. Alors que Nicole Garcia, prof de fac en chimio, ou François Damiens, animateur TV éperdu d’angoisse de la disparition de sa fille, portent le fardeau de rôles plus fonctionnels, plus concertés, d’emplois plus joués qu’éprouvés.

Mais il est évident que Claire Simon s’intéresse surtout à la manière dont les bribes de fictions croisées qu’elle trame entre rames de RER et verrière spectaculaire, et dans les replis des magasins, des trafics, des travaux et des départs en mettent en valeur la richesse, la complexité. L’important ici n’est pas tant le détail ou l’anecdote que ce qui malgré tout les fait composants d’un même monde, la Gare du Nord assurément, mais notre monde aujourd’hui tout autant.

 

 

 

 

 

 


[1] Outre les deux films, la fiction et le documentaire, la riche matière accumulée Gare du Nord fournit également une autre mise en forme, le site Voyage en ligne.

 

 

 

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Face-à-face napolitain

 

 

L’Intervallo, de Leonardo Di Costanzo

Les bonnes nouvelles provenant d’Italie (en général) et du cinéma italien en particulier sont trop rares pour ne pas y insister. Les voies incertaines de la distribution font pourtant qu’à peu de semaines d’écart arrivent sur nos écrans deux films qui sont l’un et l’autre d’excellentes nouvelles. Le premier, La Belle Endormie, était dû à un grand cinéaste confirmé, Marco Bellocchio. Le second est signé d’un nouveau venu. Pourtant, à 55 ans, Leonardo Di Costanzo n’est pas exactement un débutant. Il a réalisé plusieurs documentaires, que sa première fiction donnerait envie de voir à ceux qui ne les connaissent pas[1], et auxquels elle doit manifestement beaucoup.

Dans un grand bâtiment désaffecté aux limites de Naples, un adolescent timide et mal dans sa peau est contraint par des mafieux de se transformer en geôlier d’une jeune fille qui a contrevenu aux lois de la Camorra. Esquive et séduction, silences et confidences, immobilité et errances dans un espace tour à tour hostile et sinistre, ou au contraire château enchanté et territoire d’aventures possibles. Désir et peur toujours, enfance et fin de l’enfance et impossibilité de l’enfance, là…

Di Costanzo part d’un canevas de nouvelle, ou de pièce de théâtre, que nourriraient des dialogues et un jeu d’acteurs (amateurs) tout à fait remarquables. Mais il transporte et déploie sa situation dramatique très au-delà de ce qu’elle recèle (suspens, huis clos, dévoilement) grâce à sa capacité à en faire un film non pas à deux mais à trois personnages, le lieu de tournage devenant un protagoniste à part entière. Cette capacité à prendre en compte le réel de l’espace, de ses lumières et de ses ombres, est redoublée par un autre talent, « documentaire » lui aussi, la manière de regarder et d’écouter les deux êtres humains qui se trouvent devant la caméra, à la fois personnages de la fiction et personnes bien réelles qui leur donnent corps, visages et voix.

Car il faudrait même ajouter un quatrième personnage, la langue, les mots utilisés par les deux jeunes gens – il est tout à fait étonnant que, même sans comprendre l’italien, le spectateur puisse sentir qu’on parle ici un dialecte particulier, chargé d’histoire, de menaces, de complicité. Et ce napolitain moderne et archaïque est comme une source lumineuse supplémentaire qui donne à percevoir de nouvelles dimensions.

Alessio Gallo et Francesca Riso, les deux interprètes, prennent en charge la situation dramatique, avec tout ce qu’elle a de codé. Mais il ne cessent de l’excéder, les forme de leurs corps, les inflexions de leurs voix, les « maladresses » de certains de leurs mouvements, de leurs regards, de leurs mots nourrissent et décalent en même temps le mécanisme de l’affrontement qui les oppose, des élans qui les transforment, de la manière dont ils se retrouveront face aux puissances qui les ont mis là – les truands bien sûr, mais aussi, autrement, les gens qui font le film.

Impossible de savoir en regardant le film la part d’improvisation – et peu importe au fond. C’est précisément là, comme si souvent mais selon des modalités chaque fois particulières, dans le dépassement désiré de l’opposition entre fiction et documentaire, que s’accomplit le miracle vivant du cinéma, l’entrée en vibrations émouvantes de fragments de romanesque et de morceaux de quotidien.         


[1] En quête d’Etat (Prove di stato), 1998, qui fut à juste titre un must des festivals documentaires, est disponible en DVD avec des sous-titres français. Un cas d’école (A Scuola), 2003, a également été présenté dans de nombreux festivals.

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Le Renoi et les 40 frangins

Rengaine de Rachid Djaidani

Slimane Dazi dans Rengaine

Il faut regarder l’affiche. Elle indique que Rengaine est « un conte de Rachid Djaidani ». Le mot « conte » est décisif. Il pourrait s’intituler Le Renoi et les 40 frangins. Ce conte, c’est une histoire d’amour, une variante dans le Paris d’aujourd’hui de Romeo et Juliette, une chronique de la vie du mauvais côté des rambardes du pouvoir, de l’argent et de l’adaptation sociale, une fantasmagorie contemporaine. Il était une fois Dorcy et Sabrina, ils étaient jeunes et beaux, ils s’aimaient, ils voulaient se marier. Lui est, ou essaye d’être acteur. Elle est chanteuse. Mais voilà, Dorcy est noir (et issu d’une famille chrétienne), Sabrina est arabe (et issue d’une famille musulmane). Sous l’impulsion du grand frère de Sabrina, son innombrable fratrie se mobilise pour empêcher une mésalliance qui ne sied d’ailleurs pas davantage à la famille de Dorcy. Ça c’est le point de départ de l’intrigue, le film, lui, fait autre chose – plein d’autres choses.

Il fonce, à toute vitesse, dans les rue de la ville, les lumières du jour, de la nuit, des cafés, des boites et des gares. Il écoute la parole inventive et inspirée de ses multiples protagonistes, cette camarilla de « frères » prenant au pied de la lettre le vocable communautaire. Il se colle à tous et à chacune, sature l’écran de très gros plans instables, surchargeant d’énergie une réalisation qui ne peut compter que sur le magnétisme de ses interprètes, et la tension qui ne cesse de renaître entre leur visage et la caméra. Il débloque, ajoute des rebondissements beaux et improbables comme des coups de Jarnac trouvés in extremis par Shéhérazade pour sauver sa peau avant l’aube, mélange la fiction avec de la fiction dans la fiction pour être plus proche du réel, regarde aussi avec une affection sans limite ces deux visages qui polarisent la projection, Sabrina Hamida et Slimane Dazi,la petite sœur et le grand frère, le vrai couple du film, quoique prétende le scénario.

Remarqué à la Quinzaine des réalisateurs lors du Festival de Cannes 2012, Rengaine a aussitôt couru le risque d’être submergé par les histoires qui l’accompagnent, son label de petit film qui a gagné son ticket dans la cour des grands, l’odyssée de son réalisateur pulvérisant les obstacles matériels et institutionnels pour faire exister un long métrage en dehors des pistes balisées du cinéma français. Cela est vrai, et pas sans intérêt. Mais l’essentiel, c’est ce film brûlot, parfois sentimental et parfois gouailleur, emporté par des musiques nocturnes vibrantes et des sarabandes de paroles instables, sans doute souvent improvisées, en tout cas marquées d’une vigueur qui claque et qui résonne. Une façon de fabriquer une légende d’aujourd’hui avec les moyens du documentaire le plus radical (et le plus fauché), qui à l’exact croisement de la nécessité et de l’inventivité fait l’exactitude d’un style.

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“L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé” de Marie Voignier

 

Dans la jungle, terrible jungle, l’explorateur blanc progresse avec peine. C’est une véritable aventure, qui demande force, courage et expérience, c’est aussi un peu comique. Qui est-il, cet européen accompagné d’un groupe de pygmées ? Un aventurier, oui, mais plutôt un aventurier de l’esprit, même si les difficultés physiques qu’il affronte sont bien réelles. Un chercheur surtout. Ce qu’il cherche s’appelle le Mokélé-Mbembé. Ça existe, ça ? Vous n’y croyez pas, les habitants du cru, eux, le pensent sans aucun doute, qu’en savez-vous de plus qu’eux, vous qui n’avez jamais mis les pieds là où ils vivent, et n’aviez jamais entendu parler de cet animal ? Ce que vous savez, ou croyez savoir, sera sans cesse remis en jeu par le film de Marie Voignier. Un film dont elle a tourné une grande partie des images, que viennent rejoindre des vidéos, d’une toute autre qualité, enregistrées par Michel Ballot, l’explorateur et personnage principal du film. Personnage ? Assurément, puisque pas plus que du Mokélé-Mbembé nous ne seront assurés du degré de réalité et du degré de fiction qui le constituent. Ce dont nous serons en revanche très assurés, c’est de la richesse des situations qui naissent dans le sillage de cette double quête, celle de l’explorateur, celle de la cinéaste. Les expériences physiques, les rencontres impressionnantes avec les éléments naturels, les dialogues complexes avec des compagnons d’exploration, les pygmées du Sud-Est du Cameroun, qui ont leurs propres motivations, projets et divergences, nourrissent rebondissements, énigmes, morceaux de bravoure et moments de pure comédie. Tenant fermement sa distance à la fois totalement disponible à ce qui advient et réfractaire à toute intrusion qui dévoierait la nature des échanges entre les protagonistes humains, animaux, végétaux, langagiers, météorologiques, fantasmatiques, tous traités sur un pied d’égalité, Marie Voignier fait mieux qu’inventer un remarquable récit scientifico-épico-comique jouant sur les circulations entre fiction et documentaire. Au-delà même de ce qu’elle montre, raconte et suggère, son film devient une des plus belles propositions qui soient sur la notion même de recherche, avec sa dimension personnelle et utopique, ses prises de risques, mais aussi ses appareillages, ses malentendus triviaux et son caractère opiniâtre.

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Le miroir explosé

Saudade de Katsuya Tomita

Qu’est-ce qu’un bon film ? Question répétée sans fin dans d’innombrables situations de rencontres avec des publics, des élèves, etc. Question à laquelle il n’est pas de réponse, et à laquelle on n’a de toute façon pas envie de donner une réponse. En revanche, il arrive qu’en regardant un film, on soit très vite dans la certitude que c’est « un bon film », quoique cette expression puisse vouloir dire. Cette impression dont on ne doute pas s’impose d’autant plus fortement lorsqu’il s’agit d’un film dont on ignorait tout. C’est le vas, de manière évidente et assez bouleversante, dès les premières images de Saudade, premier film d’un réalisateur aussi japonais qu’inconnu au bataillon, Katsuya Tomita. Franchement rien de spectaculaire pourtant dans cette première scène, où deux types mangent des nouilles dans une gargote, et font l’éloge de leur nourriture. Pourtant, tout est là, du moins pour ce qui concerne l’incontestable justesse du regard. Tout est là de la précision, de l’élégance et de la générosité de la réalisation de Tomita qui va ensuite se déployer lors de multiples péripéties impliquant de nombreux autres protagonistes. Attention aux corps, sens de la distance, concision des mots, inscription par le son comme par l’image dans un monde vaste et complexe. Katsuya Tomita fait partie de ces cinéastes qui prouvent qu’il est possible de faire un cinéma saturé d’émotions, d’intrigues et d’idées simplement en sortant de chez soi, à condition de savoir filmer ce qui se trouve au coin de sa rue.

Documentaire ? Fiction ? Les deux, mon colonel ! Accompagnant les ouvriers du bâtiment qui sont une partie des protagonistes de ce film à multiples facettes, le réalisateur laisse advenir les situations, les échanges, les conflits. A travers eux se mettent en place les éléments qui composent le cadre, et l’enjeu thématique de Saudade : La situation des rapports humains dans une petite ville de province, à l’heure où la pire crise économique qu’ait connu le pays frappe cette société, caractérisée par la présence de nombreux immigrés de différentes origines, notamment d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Philippines) et du Brésil. Cette situation, il est clair qu’elle renvoie à ce qui arrive aujourd’hui dans une grande partie du Japon. De rues en bars, de famille en famille, de bureau en chantier, le film laisse apparaître une géographie complexe de relations et de fantasmes, d’oppositions et de d’interférences, amoureuses, familiales, ethniques, musicales, langagières aussi bien que dans les relations de travail, ou l’organisation politique.

Mais tout cela, on n’en prend conscience que peu à peu. Tomita, lui, donne juste l’impression de – bien – filmer ce qui se passe. Un chantier qui s’arrête. Un ouvrier japonais qui a du mal à s’entendre avec sa femme thaïlandaise. Les jeunes brésiliens et les jeunes japonais entrainés dans une battle de rap par une fille qui revient de Tokyo et s’ennuie. Les putes thaïlandaises et leurs difficultés, le politicien en campagne pour les municipales, la tentation du racisme qui monte dans une partie de la jeunesse autochtone, les entreprises qui ferment, les violences, les illusions défaites, les absurdités de redéfinitions par l’origine. La musique, le rap surtout, participe de cette énergie, et une chorégraphie impromptue, comme naturelle, à laquelle la capoeira vient ponctuellement donner une forme codée.

Le film est constitué de vignettes, comme des couplets autonomes d’une ample chanson, mais qui se recomposerait pour former un ensemble, pour composer une image de grande ampleur. Les actions tournent autour de multiples personnages, selon des circulations sinueuses mais jamais obscures, tant est étonnant le sens du naturel du réalisateur. Il arrive à faire du basculement d’une langue à l’autre, pas toujours évident à nos oreilles occidentales, comme de brusques changements de lumière, soleil écrasant, nuits de néon criards, multiplicités des appartements et des lieux de travail ou de plaisir, le carburant d’une dynamique qui semble inépuisable, tandis que s’effondrent sous nos yeux l’idéologie du Japon cossu accueillant paisiblement des travailleurs et des familles de pays pauvres. C’est un séisme historique, crise ouverte du modèle patiemment élaboré durant les 60 ans qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que raconte Katsuya Tomita.

Pour donner à percevoir la violence de ce qui advient et le sentiment d’absurdité que le phénomène suscite, il sait aussi mettre à profit des moments dépourvus de signification narrative, mais surchargés de sensations. Voyez ce plan sans paroles, cadré de dehors et de haut par une baie vitrée, où un homme rentre chez lui, sa femme est seule, elle écoute un opéra plein pot, tout de suite se perçoivent haine et peur entre elle et lui, elle vient s’asseoir sur ses genoux et lui sert un verre de vin. C’est atroce.

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Ciné-Hopper

House by the Railroad (1926. MOMA)

Pour saluer l’ouverture de la grande exposition Edward Hopper au Grand Palais, quelques lignes écrites pour un (remarquable) numéro spécial de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine.

Hitchcock! Quel film d’Hitchcock ? La maison de Psychose, évidemment, et l’Hôtel McKittrick de Vertigo, mais aussi bien, quoique de manière plus lointaine, l’école des Oiseaux, ou même Manderley, la maison de Rebecca. Peu importe. Il ne s’agit pas de citation, encore moins avec un tableau de 1926, alors que le futur sir Alfred faisait ses premières gammes en Angleterre. Il ne s’agit même pas d’un “univers”, même si cette architecture qui mêle le baroque au colonial et le bois à la mémoire du marbre et à la trivialité du stuc convoque un environnement à la fois situé – la province américaine – et imaginaire, un monde de références tourmentées, chargées de signes appuyés et pas forcément cohérents. Il s’agit de la mise en œuvre, si impressionnante chez le peintre comme chez le cinéaste, de la puissance de fiction possible, il s’agit de promesse (et de menace) de récit dans la représentation d’un objet, et en particulier d’un bâtiment.

François Bon ouvre son beau livre sur l’imaginaire de la ville chez Hopper, Edward Hopper (dehors est la ville), par une citation du peintre: “conscious of the spaces and elements beyond the limit of the scene itself”. Ces espaces et ces éléments sont ceux de récits à venir, qui ne s’actualiseront jamais dans les tableaux voués à rester éternellement lourds de ces promesses et de ces menaces, soulignées graphiquement aussi bien que thématiquement par la pure horizontale des rails vers on ne sait quel ailleurs. Et ces espaces et ces éléments ne s’actualiseront que partiellement chez Hitchcock. Quand celui-ci filme une maison, il le fait de telle manière – forme, éclairage, angle de prise de vue, inscription dans le cours du montage, durée du plan, musique, etc. – que cette maison est « lourde » d’innombrables potentialités de fiction, dont seulement certaines adviennent dans le film ou elle se trouve. C’est, si on veut, la vengeance du macguffin : il est un embrayeur de récit sans signification ni réel enjeu, mais en contrepartie, il aurait aussi pu être l’embrayeur de multiples autres histoires. Ainsi en va-t-il aussi des lieux peints par Hopper, et c’est pourquoi il est si aisément cité par des cinéastes – parfois même involontairement : chez Hopper la fiction est tapie dans l’image, ce que tant de cinéastes cherchent à susciter à leur tour, ce que savait si bien fabriquer Hitchcock, bien avant Fenêtre sur cour qui en est comme la théorisation, et que le cinéaste dira inspiré par les tableaux du peintre. C’est encore mieux visible avec ce tableau relativement ancien.

Ensuite, l’épuration des formes et du traitement des couleurs poursuivra exactement dans la même direction, venant souligner une « modernité » dont les signes seront plus visibles dans les diners et les villas à partir des années 40, mais dont l’essentiel est déjà là, et bien là : cette « conscience de ce qui est au-delà de la scène elle-même » qui vaut pour toute l’œuvre du peintre, et qui est la définition même du hors-champ, c’est à dire de pratiquement tout ce qui a de la valeur au cinéma. Hopper est le peintre qui par excellence fait mentir l’opposition de Bazin entre cadre pictural et cadre cinématographique.

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Sous le vent de la révolution

Après la bataille de Yousri Nasrallah

Premier film de fiction né des révolutions arabes de 2011, Après la bataille ne se contente pas d’en évoquer l’élan, ou d’en décrire telle ou telle péripétie. Avec un rare sens des enjeux politiques, Yousri Nasrallah réussit à prendre en compte à la fois le moment, dans son originalité, sa vitesse, sa confusion et ses promesses, et la réinscription de l’instant révolutionnaire dans une perspective plus vaste. Il s’agit en effet, autour des suite d’une « journée particulière » des événements de la Place Tahrir, très exactement le 2 février, celle qu’on a appelé la Bataille des Chameaux, d’interroger à la fois la place du mouvement contestataire dans l’ensemble de la société égyptienne, et les possibles développements de ce même mouvement, après la chute de Moubarak et jusqu’aux élections – donc aussi au-delà de celles-ci.

En accompagnant la rencontre entre des activistes du changement démocratique et des habitants d’un quartier misérable d’abord utilisés par le régime contre les révolutionnaires, en introduisant une pluralité de points de vue, où des motivations extrêmement variées, et qui sont loin d’être toutes « politiques » au sens restreint du mot – le désir pas politique ? la fierté pas politique ? la transmission entre génération pas politique ? l’image de soi, pour soi-même et pour les autres, pas politique ? – Après la bataille compose un étonnant dispositif de réflexion, entièrement construit sur la présence humaine de ses personnages.

Il le fait en choisissant un style singulier, et qui a pu dérouter lors de la présentation à Cannes devant un public qui se fait une idée terriblement réductrice de ce que désigne le mot « style ». A la fois libre et sophistiqué, celui d’Après la bataille s’inspire explicitement du cinéma populaire égyptien, avec ses personnages fermement dessinés et ses situations codifiées. Selon une démarche directement héritée du meilleur du cinéma de Youssef Chahine (dont Nasrallah a été proche), le film réinvente une sorte d’aventure du spectateur à partir de repères dramatiques préétablis, dont il utilise les ressources tout en les déstabilisant, que ce soit en introduisant des situations documentaires, parfois d’une extrême tension comme lors de la manifestation attaquée par les intégristes, ou symétriquement par une distanciation, et même une théâtralisation, qui remet en question le statut des corps et de la parole.

Cette invention a lieu de concert avec les habitants du “quartier des cavaliers” que le cinéaste connaît bien (il y a avait filmé en 1995 le remarquable A propos des garçons, des filles et du voile), et avec lesquels il construit jour après jour la mise en forme de cette histoire qui parvient à accompagner des événements qui échappent plus ou moins à tous, et dont nul ne peut prévoir l’issue. Il est rarissime que le cinéma soit ainsi capable cheminer avec l’histoire en train de se faire, et en cherchant à construire par les moyens du romanesque une compréhension qui va au-delà de la seule description des faits –c’est-à-dire, toujours, de certains faits. Grâce aussi à ses interprètes, Bassem Samra depuis longtemps complice du cinéaste mais surtout les actrices, remarquables, Menna Chalaby et Nahed El Sebaï, Après la bataille élabore le premier «grand récit» de la révolution égyptienne, avec sa part de mythologie et sa part de critique de cette mythologie, tout en prenant acte au présent de ce qui était, de ce qui est toujours en train de se jouer en Egypte (et, dans une certaine mesure, ailleurs). Il rend sensible la puissance du désir de changement et la peur de l’inconnu, la joie du saut dans l’action collective et les complexité des rapports sociaux, familiaux, claniques, religieux, qui travaillent une société dont le film, sous ses airs de conte, réussit à prendre en compte les contradictions et les impasses.

Elaboré dans des conditions très particulières (lire l’entretien ci-dessous), directement commandées à la fois par la relation du réalisateur à ceux qu’ils filment et par le côté extraordinairement mouvant de la situation, le nouveau film de Yousri Nasrallah, histoire d’une aventure politique encore en cours, est aussi une passionnante aventure de cinéma.

ENTRETIEN AVEC YOUSRY NASRALLAH

Comment est né Après la bataille?

En janvier 2011, j’avais un scénario que je devais tourner, que j’aime beaucoup, et pour lequel j’avais signé avec un producteur égyptien, Walid El-Kordy de la société New Century. Et voilà que la révolution a éclaté. Il était impossible de continuer comme si de rien n’était. J’allais sur les tournages de mes amis réalisateurs, je voyais qu’ils s’intéressaient bien plus à ce qui se passait dans la rue qu’à leur propre film. Il fallait s’emparer de l’état d’esprit qui soudain était apparu. Jérôme Clément et Georges-Marc Benamou m’ont proposé de superviser une série de documentaires sur les printemps arabes, mais le documentaire ne me semblait pas approprié. Je voulais réaliser une fiction.

Pourquoi?

C’était évident. La référence pour moi ce sont les premiers films de Rossellini, sa manière de raconter des faits historiques au présent, grâce à la fiction. Rome ville ouverte, Paisa, Allemagne année zéro savent penser la dimension de la grande histoire et la dimension personnelle en même temps, dans le temps même de l’événement, grâce à la fiction. Europe 51 arrive à parler de l’âme meurtrie d’un pays, un pays qui a été du mauvais côté de l’histoire, qui a perdu sa dignité. Or moi, ce qui m’avait bouleversé dans notre révolution c’était ce slogan: «pain, liberté, dignité», qu’on a entendu chaque jour. Comment on fait pour avoir tout ça, comment on retrouve une dignité perdue? Y compris pour ceux qui ont, eux aussi, été du mauvais côté à un moment.

Juste après la chute de Moubarak, vous avez participé au film collectif 18 jours. Comment aviez-vous conçu Intérieur/extérieur, votre court métrage?

C’était la réponse à chaud, dans l’immédiat, qui reprenait un thème essentiel, celui de la relation entre le collectif et l’individu. D’une manière ou d’une autre, c’est le thème de tous mes films, depuis Vols d’été. Plus exactement –et je ne m’en suis rendu compte qu’avec Femmes du Caire–, tous mes films tournent autour d’une peur, que je dois affronter et conjurer. Peur de la famille dans Vols d’été, de la femme dans Mercedes, des islamistes dans A propos des garçons, des filles et du voile, de la ville dans La Ville, du problème palestinien comme moyen de répression et de chantage auquel nous sommes soumis dans La Porte du soleil… Peur de la peur elle-même dans Aquarium. Femmes du Caire, c’était… la peur du public, je crois, la peur de l’obligation de caresser dans le sens du poil. Et dans ce nouveau film, c’est la révolution. La grande histoire fait peur, elle peut t’écraser.

Y a-t-il un lien entre le court métrage et le long?

Il est l’autre source de Après la bataille. Le court métrage se passe juste après l’attaque des chameaux et des chevaux place Tahrir, le 2 février.

J’avais vu 150 fois la charge des chameaux à la télé, et j’étais à 100% convaincu que ceux qui les montaient étaient armés. Au moment d’utiliser ces séquences dans mon court métrage, je découvre stupéfait qu’ils n’ont pas d’armes, et que ceux qui se sont le plus fait rosser, ce sont les cavaliers. Et en outre, ces gens, je les connaissais: c’est avec eux que j’ai tourné A propos des garçons, des filles et du voile, chez eux, à Nazlet El Samman. Cela devenait étrange que ces gens que j’avais aimés soient devenus les salauds de l’histoire. Et c’est là que j’ai compris qu’ils avaient été utilisés, et même manipulés deux fois: en étant envoyés attaquer la place, et en étant utilisés par les médias pour détourner l’attention des faits infiniment plus graves survenus juste après, avec des jets de cocktails Molotov et des tirs de snipers contre les manifestants, dont on n’a pratiquement pas parlé. Toute l’attention était sur les chevaux et les chameaux. Je me suis dit qu’il fallait faire un film qui partirait de là. Je suis allé voir mon producteur égyptien, il m’a demandé où était le scénario: il n’y avait pas de scénario. Je savais seulement que je voulais partir du référendum sur la constitution, le 19 mars, et aller jusqu’aux élections, qui étaient alors prévues en septembre. Et, miracle, le producteur égyptien et les producteurs français ont été d’accord. Ils m’ont dit: vas-y, et on verra bien à l’arrivée. Ça ne m’était jamais arrivé.

Combien de temps avez-vous mis à tourner le film finalement?

Il y a 46 jours de tournage répartis sur 8 mois. Les acteurs et les techniciens ont accepté de rester disponibles durant toute cette période, sans rien faire d’autre, alors qu’on restait parfois longtemps sans rien filmer.

Vous êtes beaucoup allé place Tahrir durant les événements. Qu’avez-vous vu?

D’abord l’euphorie des gens qui étaient là, une force joyeuse inoubliable. Et en même temps, je percevais ce qui me semblait un leurre: la croyance en la jonction du peuple et de l’armée. C’est l’armée qui possède ce pays, c’est elle qui le gère, et qui le gère mal, depuis Nasser. Je me demandais si les gens y croyaient, ou s’ils faisaient semblant. Je voyais aussi se dessiner le piège du projet constitutionnel, tel qu’il s’est concrétisé avec le référendum du 19 mars, avec un rafistolage qui ne règle rien, et qui fonctionne comme un chantage, imposé par les islamistes. Peu avant, le 8 mars, pour la Journée internationale de la femme, on a vu les femmes agressées et violemment battues par les islamistes qui affirment que la voix de la femme est une obscénité. C’est devenu le début du film.

Avez-vous beaucoup regardé les images sur les sites de partage vidéo et les chaînes de télévision?

Pas tellement. C’est quand j’ai commencé le film que j’ai réuni une énorme quantité de documentation visuelle, c’est là que j’ai vraiment découvert ces images. Mais elles n’ont pas joué un grand rôle pour le film, l’essentiel a été le travail dans le quartier de Nazlet El Samman, les discussions, les situations rencontrées avec les habitants et les acteurs, à partir desquelles le coscénariste Omar Shama et moi écrivions les scènes. Jamais dans la continuité, mais par fragments. Les comédiens me disaient: «Où est-ce qu’on va? –Je ne sais pas…» Et je ne savais pas, en effet, jusqu’aux événements du quartier de Maspero au Caire, le 9 octobre.

Que s’est-il passé?

Il y a eu une grande manifestation après que deux églises coptes ont été brûlées dans le nord du pays. C’était une manifestation pacifique, à laquelle de nombreux musulmans laïcs s’étaient joints. L’armée a attaqué la foule, elle a tiré, et volontairement écrasé des gens avec des blindés. Il y a eu 30 morts devant le bâtiment de la télévision, pendant que la télé officielle incitait à attaquer les chrétiens. Le sens de cette journée était très clair, il détruisait les dernières illusions sur l’armée. J’ai compris que cela marquait le point d’aboutissement de ce que raconterait mon film.

Même en l’absence d’un scénario, vous aviez un point de départ narratif?

Oui, Phaedra, qui joue Dina, et qui s’occupe vraiment d’une association de protection des animaux, et Bassem Samra, qui joue Mahmoud et qui est lui-même cavalier, m’ont raconté qu’à Nazlet El Samman les animaux mouraient. Que les chameliers étaient en train d’envoyer leurs chameaux aux abattoirs, ne pouvant plus les nourrir à cause de la disparition des touristes du fait de la révolution. J’y suis allé et j’ai vu ces animaux en train de crever. L’intrigue est partie de là. D’autres thèmes sont apparus ensuite, par exemple le parallèle entre dresser un animal et «apporter le conscience aux masses».

Qui sont les acteurs?

J’ai rencontré Bassem Samra sur Le Caire raconté par Youssef Chahine en 1991, il a joué depuis dans plusieurs de mes films, notamment A propos des garçons, des filles et du voile et La Ville où il tient le rôle principal. Il est aujourd’hui une grande vedette du cinéma égyptien, comme Menna Chalaby, qui joue Rim, et Salah Abdallah, qui joue Hadj Abdallah, et qui est une star, aussi au théâtre et dans les séries télé. Nahed El-Sebaï, qui joue Fatma, est également une actrice confirmée, elle jouait un des principaux personnages de Femmes du Caire. Tous ces gens ont accepté une sorte de travail d’atelier, où on ne savait ni ce qui allait se passer ni combien de temps ça durerait.

Pourquoi ce mur a-t-il été construit?

Pour les faire partir. Pour leur barrer l’accès aux pyramides, là où ils travaillaient, et ainsi, en le privant de ressources, les forcer à s’en aller afin de récupérer les terrains où ils vivent, et qui valent de l’or. Mais ils ne partent pas. Sadate leur a donné les terrains, ils sont dans leur droit, on ne peut pas les expulser, il faut qu’ils s’en aillent. Depuis que l’Unesco s’est intéressée à ces terrains, où il y aurait aussi des fouilles à faire, on estime que le m2 vaut 5.000 dollars. Le gouvernement leur en offre 500 livres égyptiennes, 80 dollars…

Comment va-t-on filmer à Nazlet El Samman?

Les habitants me connaissent depuis près de vingt ans. Et ils connaissent Bassem. Nous avons été très bien accueillis par les habitants. Ils sont dans le film, il n’y a pas de figurants ou de seconds rôles venus de l’extérieur, tous ceux qui discutent avec les personnages principaux, ceux qui participent aux réunions, ceux avec qui Bassem fait la course, etc. sont les habitants de Nazlet El Samman. La fête qu’on voit au début a été entièrement organisée par eux, selon leurs coutumes.

Fatma fait référence à l’habitude d’épouser une étrangère, même en étant déjà marié…

Il arrive assez fréquemment qu’une étrangère s’entiche d’un homme du village, elle l’épouse, elle dépense, un jour elle s’en ira. Et d’ailleurs, souvent elle revient à plusieurs reprises, en ayant en général de bons rapports avec la première épouse. C’est un business. Dans le film, la réplique vient de ce qu’ont raconté les femmes de Nazlet El Samman à Nahed, l’actrice qui joue Fatma et qui a passé beaucoup de temps avec elles. Une femme s’était disputée avec son mari parce qu’il fréquentait d’autres femmes, elle avait dit: «Si ça avait été une étrangère, je n’aurais rien dit, ça aurait juste été du travail. Mais pas avec des Egyptiennes.»

Le tournage s’est fait en relation avec les événements qui agitaient l’Egypte durant cette période?

Nous avons travaillé sous l’influence des événements réels, en réagissant à ce qui se passait, mais aussi en faisant naître des situations, en mettant en place des ateliers de discussions entre l’équipe du film et les habitants de Nazlet El Samman, voire en organisant de véritables meetings au cours desquels des idées, et des paroles, émergeaient. Les habitants ont beaucoup contribué à ce que raconte le film, et à la manière dont il le raconte. Ils avaient des choses à exprimer, et il fallait qu’ils puissent le faire. La mise en scène se réglait sur place. Tous les dialogues sont écrits, mais parfois la veille du tournage, ou même seulement une heure avant.

Que se passe-t-il à partir du moment où vous décidez que le film s’achèverait avec les événements de Maspero?

J’ai composé le film pour qu’il accomplisse ce trajet, du 9 mars au 9 octobre. Cela signifie que j’ai supprimé beaucoup de scènes tournées, j’ai littéralement sculpté dans la matière filmée, qui était considérable, sans trop me préoccuper de raccords ou de chronologie. On a couvert un mur de post-it, chacun correspondant à une scène tournée, et on organisé ce qui semblait le meilleur enchainement de situations. Il y a des moments où le personnage a changé de t-shirt d’une séquence à l’autre d’une manière pas très crédible, peu importe! Il y a une logique du récit, bien plus impérative. Après avoir achevé ce travail, j’ai vu qu’il manquait quelques scènes pour faire tenir le tout. Nous les avons tournées en janvier.

Il y a dans le film à la fois une dimension documentaire, en prise avec la réalité, et une dimension très construite, où il est clair que les personnages principaux sont joués par des acteurs dans le cadre d’une mise en scène.

C’est essentiel pour moi. Même A propos de garçons, de filles et du voile, qui est un documentaire, était très éclairé, avec une image manifestement composée. Pour Après la bataille, je ne voulais surtout pas mimer l’effet documentaire. C’est une fiction, je le revendique. Je crois que dans les situations de confusion, c’est-à-dire tout le temps en fait mais a fortiori en pleine révolution, seule la fiction permet d’y voir un peu clair, de comprendre quelque chose. Elle oblige à réfléchir, et à aller dans la complexité des personnages, au-delà de ce que chacun déclame. Y compris si on accueille des éléments de réalité: nous avons filmé durant les véritables manifestations, les images à la télé sont vraiment celles qui ont été diffusées, etc. J’avais des comédiens formidables, un chef opérateur formidable, Samir Bahsan, et un quartier entier prêt à travailler avec moi: au boulot! Il aurait été inacceptable de ne pas construire à partir de ça.

Quelle caméra avez-vous utilisé?

L’Arriflex Alexa, une très bonne caméra numérique haute définition. Un tel film aurait été impossible en 35mm, sinon je l’aurais fait. Les manifestations ont été tournées avec une Canon 5D. Et il y a aussi des plans avec une toute petite caméra. J’aime bien ce mélange des qualités d’image.

Y a-t-il des choses que vous auriez voulu filmer et qui se sont avérées impossibles?

Oui. Place Tahrir, on s’est fait bastonner, on a dû arrêter. C’était le 8 juillet, à la suite de ce qu’on a appelé «l’incident du Théâtre du Ballon», où les familles des martyrs de la révolution s’étaient réunies, et qui ont été agressées par des provocateurs, des flics en civil, après quoi ce sont les parents qui ont été arrêtés par l’armée et jugés par des tribunaux militaires. Cette manifestation du 8 était confuse, parce qu’à l’origine elle était prévue pour protester contre cette Constitution bidon, les Frères Musulmans ont dit qu’ils voulaient bien manifester en soutien aux familles des martyrs mais qu’ils interdisaient qu’on parle de la Constitution.

Nous y étions pour tourner la scène où Fatma rejoint Rim sur la Place Tahrir, il y avait ces tensions multiples, avec la police, les flics en civil, entre manifestants, et on s’est fait agresser. Ils ont surtout attaqué les femmes, ils ont insulté Menna en la traitant de pute, en lui reprochant les films dans lesquels elle a joué. Je ne sais pas qui étaient ces gens. On a dû partir, je ne voulais pas mettre les actrices en danger. Cela s’est reproduit une autre fois, plus tard, aussi à proximité de la Place. Et on ne peut pas non plus tourner dans les mosquées, ce n’était pas comme ça avant. Et il y a aussi la censure officielle. Au printemps 2011, elle était soudain devenue très souple, mais depuis ça se resserre. La révolution n’est pas finie…

Est-elle véritablement commencée?

Non, pas encore. Mais ce qui a commencé c’est le sentiment révolutionnaire. La possibilité d’exister d’une autre manière. C’est de ça que parle le film.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon

Cet entretien a déjà été publié sur Slate lors de la présentation du film au Festival de Cannes. Une version raccourcie de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse du film.

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Festival de Venise, prise N°3

Raconter une histoire

(Trahison, de Kirill Serebrennikov, Bad 25, de Spike Lee)

Deux films aussi différents que possible se confronte à cet éternel défi de la mise en scène : raconter une histoire. Le premier, Trahison, du russe Kirill Serebrennikov, la plus intéressante proposition de la compétition officielle jusqu’à présent, est place directement sous l’influence d’Alfred Hitchcock, et de son plus brillant épigone, David Lynch. Cette histoire de double adultère transformé en cauchemar où les effets de symétrie et de duplication parfois renforcent et parfois parasitent le déroulement de l’intrigue n’est pas seulement un hommage à Vertigo, souligné par le chignon de Kim Novak fièrement arboré par la comédienne principale, Franziska Petri. Sa grande intelligence, au delà d’une indéniable efficacité dans la mise en scène accompagnée d’une tout aussi indéniable élégance dans la mise en image, est de prendre en compte le doute instauré – qu’est-ce qui est « vrai » ? qu’est-ce qui est fantasmé ? est-il possible que ce soit un rêve ? et en ce cas le rêve de qui ? – non seulement un jeu riche en suggestion sur la situation du spectateur (comme, exemplairement, Mulholland Drive) mais une composante centrale du traumatisme de l’amour trompé, de la jalousie et du soupçon. C’est d’ailleurs finalement tout autant à cet autre film de Hitchcock, Soupçon, tout aussi théorique que Vertigo, que fait penser Trahison, pour le meilleur.

Le second film est en apparence aux antipodes de cette brillantes machinerie romanesque. Bad 25, le documentaire consacré par Spike Lee à la fabrication de l’album Bad de Michael Jackson apparaît d’abord comme un exercice assez ennuyeux, uniquement composé d’extraits d’entretiens (d’époque ou réalisés pour ce film-là) avec les collaborateurs de la star pop. Et même si, le film avançant, on finira pas avoir droit à quelques séquences de la tournée européenne de Bad, au stade de Wembley, le plus grand concert de tous les temps en termes de public (et de recettes), pour l’essentiel, le film s’en tiendra en effet pour l’essentiel à regarder et écouter ceux qui ont travaillé avec Jackson. Mais le fait est qu’il les regarde et les écoute bien. Et que peut à peu se met en place un récit, émerge un personnage – y compris pour un spectateur qui n’a jamais porté beaucoup d’intérêt à l’auteur de Killer. Peu à peu émerge une émotion, une richesse, une complexité, et d’abord – condition de ce qui précède – un récit. Le récit d’une aventure qui est toujours passionnante, souvent bouleversante, dès lors que le cinéma sait la filmer : l’histoire d’un travail.

Ces gens-là ont bossé, bossé, bossé. Ils en parlent bien, avec exactitude et engagement. Et ce qu’ils disent, y compris lorsque ce à quoi ils ont travaillé peut sembler futile ou pas particulièrement admirable, en fait une expérience partageable, et qui touche. Il est bienvenu que parmi les nombreux intervenants, et aux côtés du véritable deus ex machina de cette affaire, le grand Quincy Jones, figure Matin Scorsese, qui réalisa la vidéo de Bad – Michael Jackson interdisait qu’on dise « clip » ou « vidéo », il exigeait qu’on parle de court métrage, ce qui le rend sympathique. Avec ses propres films sur la musique, depuis The last Waltz (1978) mais surtout le grand film sur Dylan, No Direction Home,  et plus encore le magnifique et injustement mésestimé film sur les Stones, Shine a Light, Scorsese a montré combien le cinéma peut se magnifier, être entièrement lui-même, en entrant dans le processus d’une autre activité, ici à la fois la musique, la danse, le spectacle à échelle planétaire. Ce pourrait être la menuiserie ou la mécanique (il existe aussi des Michael Jackson dans ces activités-là), il y aurait beaucoup moins de spectateurs pour payer leur billet, mais les vrais enjeux seraient les mêmes.

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Festival de Venise, prise N°2

Par les marges

(Il Gemello de Vincenzo Marra, Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa)

 

Deux expériences aux limites du cinéma ont marqué cette deuxième journée. Deux rencontres avec des objets qui, a priori, relevaient d’un autre univers, celui de la télévision, mais que l’approche de leur réalisateur réinstalle fièrement au cœur du cinéma. Le documentaire de Vincenzo Marra, Il Gemello (« Le Jumeau »), aurait a priori tout pour être un reportage de plus sur la vie dans les prisons. En s’attachant au détenu dont le surnom donne son titre au film, en semblant pouvoir rester à ses côtés quasiment en toutes circonstances et sur une durée de plusieurs semaines, Marra révèle au contraire une toute autre compréhension, un tout autre rapport à une situation à la fois convenue et offrant bien des possibilités de voyeurisme et de sensationnalisme. Sans doute ce garçon de 29 ans, enfermé pour 12 ans dans cette prison près de Naples, est un « personnage » étonnant – oui, personnage, comme dans les films de fiction. Encore fait-il savoir trouver la distance et la durée, être attentif à ses mots, à ses gestes, à ce qui se joue – et ne se joue pas – sur son visage, dans sa vois, à travers son corps. Et du coup, autour du Jumeau et de tous ceux auxquels il a affaire dans la prison, codétenus, gardiens, psychologue, mère et sœur en visite…, c’est bien davantage qu’un « témoignage » qui se met en place. Une sensation du temps, une relation à l’énergie de vivre, à la nécessité de s’organiser et de s’adapter à l’environnement, une mise en scène de la violence et de l’intelligence, de la ruse et de l’honnêteté, de l’instinct et de l’expérience qui se révèle incroyablement riche et vivante.

Télévision aussi, et plus encore, avec les 4h30 de Shokuzai (« Punition ») de Kiyoshi Kurosawa : il s’agit bien cette fois d’un téléfilm en cinq épisodes, pour la chaine Wowow. Mais de cette sombre histoire d’une meurtre d’une petite fille dans une école, et de la relation perverse nouée entre les copines de la victime et la mère de celle—ci, avec ses effets 15 ans plus tard, le réalisateur de Kairo et de Jelly Fish fait une aventure cinématographique étonnamment puissante et troublante. Cela tient à sa manière de défaire l’enchainement linéaire des causes et des effets, en une suite de péripéties centrées chaque fois sur un personnage, mais selon des cheminements si peu systématique que tout formatage de la réception par le spectateur est exclu. Cela tient à un art exceptionnel de la suggestion, du jeu avec le hors champ, avec l’apparition des images mentales comme fantômes, visibles ou non, avec une stratégie sur délicate du rapport à la peur, au désir, qu’elle suscite peu à peu des vagues qui balaient tout ce qu’il y avait de programmatique dans le projet. Et cela tient à une manière de filmer ses actrices, leur visage et leur silhouette, qui ne cesse de paraître les découvrir : magie de l’apparition qui fait directement à la magie de l’invocation qui est sa manière, circulant librement à travers le temps et la narration pour aller sans cesse à la rencontre de « quelque chose d’autre ». Quelque chose qui n’a pas de nom. Par où passe le cinéma.

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Parfois trop de fiction…

One-O-One de Franck Guérin (Sortie le 27 juin)

Il est rare de sentir à ce point une présence, dès les premiers plans d’un film – a fortiori d’un film dont on ne sait rien, dont on ne connaît pas du tout ceux qui l’ont fait. Présence de qui ou de quoi ? Heureusement il n’y a pas de réponse complète à cette question. Présence des lieux, ces montagnes enneigées auxquelles succède brusquement l’étuve d’une ville chinoise, présence de cette petite fille qui erre dans la neige, présence de la tour Taipei 101 qui domine la capitale taïwanaise de sa silhouette aberrante, présence du cinéaste qui compose, insiste et surprend, présence du chef opérateur, de la caméra en mouvement  et des lumières étranges, présence de l’acteur, Yann Peira, en maillot de corps, massif et perdu dans la foule qu’il interroge en chinois, et puis du même patrouillant solide et tendu, avec parka et fusil, dans des montagnes qui sont celles de son personnage.

L’ouverture de One-O-One déstabilise par cet effet d’intensité immédiat. Inhabituel, en effet, et souvent mal considéré. Et pourquoi donc serait-il malvenu que la présence de ceux qui ont fait le film, et notamment ceux qu’on ne voit pas, à commencer par le réalisateur, soit aussi perceptible ? Sous couvert de modestie, il y a en fait un conformisme, et une idéologie très douteuse de la « transparence » sous l’impératif de ne pas se faire remarquer. Beaucoup du meilleur du cinéma a été fait au contraire, de Lang à Welles à Godard à Lynch, par des auteurs qui ne craignaient pas de signaler leur présence. Il ne s’agit pas de comparer le réalisateur de One-O-One à ces grandes figures, il s’agit de prendre acte du courage du geste de faire un film tel qu’ici revendiqué, dès lors que ce geste n’est pas à lui seul sa propre raison d’être, mais engendre des émotions, des idées, des questions.

Ce qui est à l’évidence le cas, aux côtés de ces deux solitudes initiales, le petit chaperon vert dans la montagne, le grand européen dans les rues asiatiques, l’une et l’autre filmés avec un sens de l’espace, de la lumière, des atmosphères assez imparable. L’homme cherche à Taipei une petite fille qui est sans doute celle qu’on a vu dans les vallées européennes, il parcourt les ruelles, rejoint une jeune femme chinoise très belle et tendre. Il y aura des larmes, rouge vif. Il y aura un carton « sept ans avant »  qui ne clarifie rien. On retrouve l’homme dans les montagnes, il a un fusil, il y a une épidémie, il tire sur des gens, il ne parle pas à sa compagne, il fabrique des bougies. Il guette dans la forêt. Viendront une femme muette, et une petite fille, celle qu’on retrouvera ensuite. De temps en temps, on repart à Taipei. Ce n’est pas fini, c’est même à peine commencé…

Très vite, deux sentiments contradictoires émanent de la rencontre avec One-O-One. D’une part, on l’a dit, l’indéniable puissance des images, que Franck Guérin (et son chef opérateur Mathieu Pansard) filment les paysages, les visages, les corps nus, les couloirs sombres et les pièces blanches des vieilles maisons de montagne, une bagarre brutale dans une ruelle chinoise. D’autre part, un sentiment d’accumulation sans nécessité, qui mélange les lieux, les modes de récit, les enjeux dans une sorte de surenchère éperdue, de fuite en avant romanesque.

Parfois trop de fiction – comme on dit « parfois trop d’amour » – dévore les ressources de la fiction. Deuxième long métrage du réalisateur, après Un jour d’été (inédit en salles), One-O-One assemble scènes d’amour, histoires de quête et de conte, problèmes de couple, intrigue fantastique à base de virus mortel et de défense du territoire, circulation entre occident et orient… Il ne s’agit pas ici de réclamer un scénario plus sage ou plus construit, cette dépense au risque de l’excès est généreuse, ce potlatch romanesque est sympathique. Mais entre corne d’abondance et surcharge, la frontière ne tient qu’à un fil, celui d’une justesse intérieure sur lequel One-O-One voyage en équilibre instable.

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