In Another Country de Hong Sang-soo s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.
Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de la mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux, où se retrouvent sous des configurations différentes les mêmes lieux (une auberge, la plage, la tente du maître nageur, le phare) et, plus ou moins, les mêmes protagonistes.
On songe à Eric Rohmer, pour la légèreté du ton et la profondeur de la méditation ainsi proposée sur la manière dont se regardent et se parlent les humains, avec et malgré les différences de langue et de références, pour l’interrogation amusée et attentive de ce qui fait narration, et ce qui fait personnage, dans certains agencements de situations.
Composés comme de rigoureuses aquarelles, les plans d’une vibrante élégance ouvrent tout l’espace aux puissances qu’ils mobilisent: puissance des ressources de jeu d’Isabelle Huppert qui jouit ici d’une exceptionnelle liberté, puissance de la mer et du vent, puissance du rire. A Cannes où le film était présenté en compétition, on a ri, beaucoup et de bon cœur dans la grande salle du Palais du Festival, avant que le public ne fasse au réalisateur et à ses acteurs un triomphe aussi mérité que réjoui. Les ovations sont fréquentes, les éclats de rire nettement moins.
César doit mourir est une belle surprise, qui permet de retrouver des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des réalisateurs de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le « vécu » du film, ce qu’on ressent durant la séance, est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la polyphonie riche de sens des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.
L’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien – la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de César doit mourir un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.
(Ce texte est composé de nouvelles versions de deux critiques publiées sur slate.fr lors de la présentation des films à Cannes et à Berlin)
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Affiche du 4e First Film Festival qui s’est tenu dans toute la Chine du 26/10 au 9/11
Etrange situation dans laquelle je me retrouve à Pékin : expliquer à des Chinois l’œuvre d’un cinéaste chinois. Car chinois, Edward Yang l’était profondément, même si ce réalisateur taïwanais avait aussi étudié l’informatique aux Etats-Unis, où il vécut les années 70, découvrant avec passion le cinéma moderne européen. En Chine continentale, son œuvre singulière, marquée par ses racines et son cosmopolitisme, restait jusqu’à présent inaccessible. Quatre ans après sa mort, une conspiration de bonnes volontés permet enfin l’organisation dans la capitale d’une première rétrospective, hélas incomplète : seuls les quatre premiers films, In Our Time, That Day on the Beach, Taipeh Story et Terrorizers ont pu être montrés. Pas la faute des autorités chinoises, mais de problèmes avec les ayant-droits. En même temps, mon livre Le Cinéma d’Edward Yang publié l’an dernier à l’occasion de l’intégrale à la Cinémathèque française est traduit en chinois. Oui, oui, ça fait plaisir.
Me voici donc, devant un défilé de journalistes (presse écrite, télés, médias en ligne surtout) en train de détailler l’œuvre d’un cinéaste dont je suis persuadé que son œuvre n’a pas seulement admirablement décrit ce qui se passait alors dans sa ville, Taipei basculant à toute vitesse d’une société archaïque et dictatoriale aux violences ultramoderne d’une modernisation capitaliste à outrance, mais que cette œuvre a aussi décrit à l’avance beaucoup de ce qui se joue en ce moment en Chine – et ailleurs. La bonne surprise est l’impressionnante curiosité bienveillante dont l’homme et les films semblent jouir, impression décuplée par l’accueil enthousiaste lors des projections où j’interviens à l’Académie du Cinéma, devant une immense salle comble.
La salle de l’Académie du cinéma de Pékin lors de la projection de Taipei Story d’Edward Yang
Même l’intense pratique du piratage n’a pourtant pu permettre à ces étudiants et à leurs enseignants de se familiariser avec l’œuvre de celui qu’on nomme ici de son nom chinois, Yang Dechang, les films étant très difficiles à trouver en DVD pirates ou sur Internet, sauf tronçonnés et en infecte définition sur Youtube. Encore faut-il avoir envie d’aller les chercher…
Cette rétrospective est organisée dans le cadre du FFF, festival qui a pour vocation essentielle de montrer des premiers films, chinois et étrangers, principalement à un public d’étudiants : son infatigable organisateur, le réalisateur, producteur, distributeur, éditeur et activiste Wen Wu, a mis en place un réseau de projections dans pas moins de 53 campus du pays. Le double avantage de ce choix est de toucher un public jeune, peu exposé aux propositions autres que le cinéma commercial dominant, et d’être dispensé d’avoir à passer sous les fourches caudines de la censure. Dix longs métrages chinois, autant d’étrangers et une vingtaine de courts ont ainsi circulé du 26 octobre au 9 novembre à travers le pays, ainsi que des éléments des quatre rétrospectives, consacrées, outre E.Yang, à la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80, à l’œuvre de Joris Ivens et à Jeanne Moreau, figure de proue d’une importante présence française.
Il se trouve en effet que Wen Wu a étudié le cinéma à Paris, sa francophilie et sa cinéphilie ont d’ailleurs trouvé un écho important du côté d’une manifestation elle aussi dédiée aux premières œuvres, le Festival Premiers Plans d’Angers, depuis un quart de siècle place forte de la défense de la diversité et du renouvellement des talents cinématographiques. Une solide escouade angevine a d’ailleurs fait le déplacement de Pékin, pour stabiliser un partenariat bien nécessaire au développement de l’ambitieuse mais fragile manifestation chinoise.
Claude-Eric Poiroux, directeur du Festival Premiers Plans d’Angers à Pékin avec Wen Wu, directeur du FFF
Celle-ci participe d’une effervescence aussi réelle que paradoxale en faveur de la créativité du cinéma actuelle dans le pays. En même temps que le FFF se tenait à Nankin le 7e Festival du Film indépendant, animé notamment par le producteur et prof à l’Université du cinéma de Pékin (et autre francophone émérite) Zhang Xian-ming. Juste avant avait eu lieu le 6e BIFF (Beijin Independant Film Festival), autre temps fort de l’effort permanent de faire vivre, et de rendre visibles les réalisations tournées hors système, ou refusées par lui. Paradoxale, puisqu’alors que le cinéma commercial connaît un boum spectaculaire en Chine, où on inaugure chaque jour plusieurs salles quelque part dans le pays, et où la production commerciale ne cesse d’augmenter, la fracture s’élargit de plus en plus entre le « centre » et les marges. A la notable exception de la salle MOMA à Pékin, havre cinéphile (mais arty et bobo en diable) flanqué d’une bonne librairie, ni les films du FFF, ni ceux de Nankin ni ceux du BIFF n’auront été montrés dans des salles de cinéma. Amphithéâtres, galeries, cafés, lieux de fortune (et un tout petit peu la Cinémathèque) ont accueilli les projections, parfois dans des conditions précaires.
Le BIFF, qui accueillait certains des films qui auraient dû être montrés en avril lors du Festival du documentaire indépendant, interdit à la dernière minute pas les autorités, aura ouvert sous surveillance policière. Grâce à un secret bien gardé, les organisateurs auront pourtant réussi à montrer le sulfureux Le Fossé, magnifique réalisation de Wang Bing consacré au « goulag » chinois, sujet ultra-tabou.
Rencontrés peu après la clôture, des réalisateurs indépendants confiaient ne même plus essayer de trouver un distributeur, le double obstacle de la censure politique et de la recherche immédiate du profit chez les entrepreneurs rendant l’exercice aussi épuisant que pratiquement sans espoir. Outre les festivals qui essaiment dans le pays, ce sont donc dans des galeries d’art, ou grâce à un réseau de circulation de DVD (plutôt que par Internet, où il reste difficile de faire transiter des films, le web servant essentiellement à transmettre des informations), que s’entretient une vitalité créative qu’on nomme en Chine Underground. Pas véritablement souterraine pourtant, plutôt à fleur de terre, prolifération ni secrète ni officielle d’énergies, de talents, de paroles (le cinéma fait beaucoup parler et écrire) dont on ne sait s’il faut se réjouir de son tonus ou s’affliger de la marginalité dans laquelle le maintiennent ensemble la violence économique et la brutalité politique qui régissent la Chine actuelle.
lire le billetDu 26 septembre au 2 octobre, le Festival Biarritz Amérique latine célèbre son 20e anniversaire. Ces vingt années auront été celles d’une éclosion majeure dans le monde du cinéma, même si elle n’a pas attiré toute l’attention qu’elle méritait. Pour qui observe avec quelque curiosité la planète cinéma, un événement aussi récurrent que réjouissant est l’irruption, le plus souvent inattendue, d’un nouveau pays sur la dite scène internationale. L’Iran, la Chine, la Corée, puis dans une moindre mesure la Thaïlande, les Philippines et la Malaisie, ont scandé la montée en puissance de l’Asie comme terre de création aussi bien que comme marché. En Europe, c’est la Roumanie qui a tenu ce rôle un moment, et, en Amérique latine, l’Argentine puis le Mexique se sont distingués un moment. Beaucoup moins facilement reconnaissable et médiatisable, c’est d’un phénomène plus vaste et plus profond qu’il est ici question.
Au-delà des cas argentin et mexicain, on assiste en effet à une montée en puissance de l’ensemble du monde latino-américain, même si la multiplicité des pays, des auteurs, des styles et des sources d’inspiration gêne la reconnaissance du phénomène comme un tout. Pourtant, grâce aussi à des manifestations spécialisées comme Biarritz ou son aîné toulousain, les Rencontres Cinémas d’Amérique latine de Toulouse, dont la 24e édition se tiendra du 23 mars au 1er avril 2012, grâce aux Rencontres de Pessac, aux Reflets de Villeurbanne, au Festival des 3 Continents de Nantes et aux grands festivals internationaux à commencer par Cannes, Berlin et Locarno, les amateurs du monde entier peuvent vérifier cette émergence. Parmi les récents temps forts, le Léopard d’or à Locarno pour Parque Via du Mexicain Enrique Rivero en 2008, l’Ours d’or à Berlin de La Teta asustada de la Péruvienne Claudia Llosa en 2009… Cette émergence est également relayée par la multiplication des festivals en Amérique latine même.
Dans quelle mesure est-il légitime d’englober le Brésil et le Nicaragua, le Chili et le Mexique, l’Argentine et Cuba dans le même sac continental ? Faute d’une meilleure réponse, disons que les intéressés eux-mêmes le revendiquent, et que la conscience collective d’une appartenance latino-américaine se manifeste dans le cinéma, malgré la diversité des situations. Cette dimension collective n’est d’ailleurs pas évidente dans les films eux-mêmes, d’une grande diversité même si on peut souvent y repérer l’influence d’une forme de lyrisme teinté de fantastique qui fait écho aux traits dominants (à nouveau en simplifiant beaucoup) de la littérature latino-américaine.
Si ni la Colombie, ni l’Equateur, ni le Pérou, ni l’Uruguay, ni le Venezuela ne se sont pour l’instant imposé comme pays majeur du cinéma, chaque année on découvre des films d’une ou deux de ces origines, chaque année l’un ou l’autre obtient une récompense dans un grand festival généraliste, une distribution dans les salles françaises…
Trop vaste et trop diffus pour focaliser l’intérêt médiatique, dépourvu de chefs de file incontestables qui incarneraient le mouvement (comme l’ont été Abbas Kiarostami pour l’Iran, Zhang Yimou puis Jia Zhang-ke pour la Chine, Hou Hsiao-hsien pour Taiwan, Pablo Trapero, Lucrecia Martel et Lisandro Alonso pour l’Argentine, Alejandro Iñarritu et Carlos Reygadas pour le Mexique, Chritian Mungiu et Cristi Puiu pour la Roumanie) le processus pourrait être aussi plus durable, et à terme plus fécond que les processus qui trop souvent laissent quelques grands artistes esseulés, quand la vague d’intérêt se retire ou s’oriente ailleurs.
Les Acacias de Pablo Giorgelli
A Biarritz, il est significatif de retrouver en ouverture un premier film, le très beau Les Acacias de l’Argentin Pablo Giorgelli découvert à Cannes où il a obtenu la Caméra d’or (sortie annoncée le 4 janvier 2012), suivi des Raisons du cœur, nouveau film du vétéran mexicain Arturo Ripstein, exemplaire de ceux qui malgré bouleversements et traversées du désert maintinrent haut la bannière du cinéma latino, avec plus de 50 films dont de grandes œuvres comme Le Château de la pureté, Carmin profond, L’Empire de la fortune, Principio y Fin, Asi es la vida… De l’autre côté de cette mauvaise passe qui a duré trop longtemps, il y avait l’actuelle floraison.
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