«La Tête haute» d’Emmanuelle Bercot. Avec Rod Paradot, Catherine Deneuve, Benoit Magimel, Sara Forestier, Diane Rouxel. Durée: 2h02. Sortie le 13 mai.
Présenté en ouverture du Festival de Cannes, mercredi 13 mai, le jour même de sa sortie en salles, le nouveau film d’Emmanuelle Bercot est une bonne surprise à plus d’un titre. Il tranche en effet avec ce qu’on a le plus souvent en guise de séance inaugurale du Festival, attrape-paparazzi où le glamour de l’affiche aura trop souvent été préféré à l’intérêt des films (il y a eu des exceptions, mais pas beaucoup). Certes, la présence de Catherine Deneuve assure un certain rayonnement au baromètre du star-sytem, mais il s’agit assurément d’un film voulu et accompli pour d’autres motifs que les séductions people. Surtout, il s’agit, tout simplement, d’une réussite de cinéma –même avec un bémol.
Reconnaissons avoir nourri les pires inquiétudes à l’annonce de cette Tête haute, moins du fait des précédents films d’Emmanuelle Bercot que de sa participation, comme coscénariste et comme actrice, au racoleur Polisse de Maïwenn. Si, après la brigade des mineurs cette histoire de juge pour enfants était de la même eau complaisante, le pire était à craindre. Il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que ce n’est en aucun cas comparable, voire que La Tête haute est le contraire du précédent.
Passée la séquence introductive, située 10 ans avant le récit principal et qui atteste combien les enjeux qui l’habitent sont ancrés dans la durée, le film ne quittera plus son protagoniste principal, ce Malony incarné avec une présence, une énergie et une complexité remarquables par le jeune Rod Paradot.
Celui-ci tient sans mal la distance face à Deneuve, remarquable en juge inventant dans l’instant la moins mauvaise réponse à une succession de situations catastrophiques, sans jamais trahir les exigences de sa fonction.
Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, et Pierre Lescure, son président, annoncent le 16 avril 2015 les films en compétition pour sa 68e édition | REUTERS/Benoit Tessier
Soixante-dix-sept longs métrages sont présentés par les différentes sélections cannoises, c’est-à-dire dans la sélection officielle divisée entre «Compétition», «Un certain regard», «Hors Compétition», la «Quinzaine de réalisateurs» et la «Semaine de la critique» –on exclut de ce calcul la sixième sélection, l’Acid (l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), qui présente cette année 9 films, dont 6 français. En effet, les choix de l’Acid répondent à des critères particuliers, militant plus particulièrement aux côtés des films français sans distributeurs, même si année après année elle confirme l’excellence de ses choix sur le plan artistique.
Sur les 77 films sélectionnés, le quart –exactement 19– sont français. Soulignons qu’on parle ici de films signés de réalisateurs français et qui apparaissent comme des films français aux yeux de leurs spectateurs, et non de la qualification juridique, fondée sur la part française dans la production, susceptible de comprendre des réalisations qui sont, quel que soit leur financement, perçues comme d’une autre origine. De manière particulièrement visible, la compétition officielle présente, en plus de son film d’ouverture, pas moins de 6 films français sur 19 titres en lice, soit quasiment le tiers de programme. Du jamais-vu à Cannes, où l’usage était d’avoir 3, exceptionnellement 4, films de cette origine.
La France –c’est-à-dire solidairement ses dispositifs publics de soutien au cinéma et ses acteurs économiques et artistiques– est présente dans de nombreuses autres réalisations du monde entier. C’est tout à son honneur: elle est un facteur de créativité dans des régions du monde fragiles ou aux choix de productions restrictifs, même si là aussi le danger existe de dérives orientant les choix vers certains types de films –l’idée qu’on se fait, en France, de ce que devrait être un film africain, chinois ou latino-américain. Malgré ce risque, il reste globalement souhaitable que des réalisateurs du monde entier trouvent en France des partenaires et des soutiens –et tout à fait légitime que Cannes, festival international installé en France, en porte témoignage.
Mais il est ici question d’un autre phénomène, récent, et qui tend à s’aggraver: le poids croissant de la présence de films franco-français dans les sélections. L’an dernier, on avait noté cette étrangeté que tous les films d’ouverture («Compétition», «Un certain regard», «Quinzaine» et «Semaine») soient français. Cette omniprésence est esquivée de justesse cette année grâce à Naomi Kawase en ouverture d’«Un certain regard» –mais il reste les trois autres, c’est encore beaucoup.
Surtout, jamais au grand jamais le nombre de film français n’avait été aussi élevé. Assurément, le cinéma français est un des plus créatifs du monde, et il mérite une place de choix. Mais qu’un festival français lui taille une telle part du lion est à la fois un symptôme et une menace.
Le phénomène est le symptôme d’une trop grande proximité des sélectionneurs avec l’industrie française du cinéma, industrie qui déploie toute sa puissance d’influence pour que ses produits soient sélectionnés, ce qui est tout à fait naturel. La menace est que les créateurs et producteurs du reste du monde en viennent à se détourner de ce rendez-vous cannois, aujourd’hui encore le plus prometteur en matière de reconnaissance artistique et de dynamique commerciale. (…)
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White God de Kornél Mundruczó avec Zsófia Psotta, Sàndor Zsótér, Lili Monori. Durée: 1h59 | Sortie le 3 décembre.
Un chien qui court dans la ville, c’est beau. Du moins lorsque c’est Kornél Mundruczó qui le filme.
Très tôt, cette sensation visuelle, plastique, dynamique, s’impose comme une évidence. Evidence à la fois nécessaire et suffisante à l’existence de ce White God au titre incompréhensible –sinon l’assonance God/Dog suggérant un sens plus vaste, voire métaphysique, à cette histoire centrée sur une adolescente et son gros chien, exclu par la famille et la société, dressé pour tuer et qui revient en Spartacus canin. Mais rien de commun avec le White Dog de Samuel Fuller.
Sens plus vaste? Métaphysique? A l’issue de la projection, les diverses significations de l’histoire de la jeune Lili, larguée par sa mère chez un père qui ne sait que faire d’elle en compagnie du gros chien qui a toute sa tendresse n’est assurément pas ce qui importe le plus.
La parabole sur le racisme et la xénophobie, sujet d’une sinistre actualité dans la Hongrie d’aujourd’hui comme dans les pays environnants, est sans doute le thème du film, mais une fois acté ce que signifie, littéralement et métaphoriquement, la traque systématique des chiens par les autorités soutenues par la majorité de la population, il est clair que la puissance du film réside ailleurs, aussi légitime soit ce thème.
De même ni la question du fossé des générations, ni le classique roman d’apprentissage de l’existence par une jeune fille n’auront grande importance. Et à peine davantage ce qui se trame d’un peu mystérieux, d’un peu complexe dans ce qui semble être la seule activité régulière de Lili, la pratique de la musique dans un orchestre, microcosme où s’affrontent et s’associent discipline de fer, élan passionné et quête de l’harmonie.
Car c’est bien du côté des sens, et des sensations, que se joue la véritable réussite de ce film. Kornél Mundruczó possède un sens puissant et attentif du cadre, du rythme, de la distance. Il filme aussi bien le visage et le corps, singulièrement peu classiques, de la jeune interprète de Lili, Zsófia Psotta, que la course solitaire d’un grand clébard dans les rues, ou une meute de chiens transformés en armée rebelle mettant la ville à sac. Filmant Budapest à hauteur de labrador, il redécouvre les humains avec une acuité impressionnante. L’énergie semble couler comme un fleuve aux multiples bras dans la ville transformée successivement en prison à ciel ouvert, en terrain de recherche, en lieu onirique, en champ de bataille. (…)
Mommy de Xavier Dolan, avec Anne Dorval, Antoine-Olivier Pilon, Suzanne Clément. 2h14. Sortie le 8 octobre.
Attention, ce jeune homme est en danger. La présentation au Festival de Cannes de Mommy a valu à Xavier Dolan une brusque montée en puissance dans l’admiration dont il est crédité, nombreux étant d’ailleurs ceux qui considèrent qu’il aurait fait une Palme d’or plus exaltante et plus prometteuse – opinion à laquelle on est ici prêt à souscrire. Il n’est pas question de minimiser le talent du réalisateur québécois, juste de mentionner qu’il aura tout avantage à se défier des compliments qui pleuvent sur lui, quand bien même il les mérite. Et au moment même de contribuer au phénomène.
Pour son cinquième long métrage, Xavier Dolan, dont on a compris que la figure maternelle représente une enjeu particulièrement fort, raconte les relations entre une veuve bientôt quinquagénaire plutôt instable et son grand adolescent de fils, sujet à des troubles de comportement pouvant devenir violent. Le tableau est complété par un troisième personnage, une voisine enfermée dans une routine de femme au foyer qui vient s’inscrire en tiers bénéfique – pour les trois – dans ce tandem survolté. Soit une histoire pour laquelle on confesse n’avoir a priori pas grand chose à faire. Pour changer de disposition d’esprit, il suffit de s’assoir devant l’écran.
Comme ses protagonistes, le jeune cinéaste québécois procède par coups de force. Il ne se soucie de justifier ni pourquoi il s’intéresse à ces gens-là, ni bon nombre de situations ou de décisions prises par ceux dont il conte les tribulations. N’importe quel flic du scénario comme il en pullule dans le cinéma dira que tout ça est assez bancal, sans plus d’introduction, de définition, de logique interne que de conclusion cohérente. Il serait absurde de prétendre que c’est au contraire ce qui fait la réussite du film, mais ça aide.
Ça l’aide à compter sur d’autres forces, d’autres ressources. La première, la plus évidente mais certainement pas la plus facile à mettre en œuvre, consiste à filmer chaque scène comme si elle était la plus importante du film, sinon la plus importante jamais tournée depuis l’invention du cinéma.
Dolan réussit à insuffler un engagement de toutes les composantes qui font un séquence – acteurs, dialogues, travail de l’image et du son, rythme – qui emporte l’intérêt et l’empathie du spectateur au nom de ses qualités propres de mise en scène, d’une sorte d’amour fou de ce qui est en train de se passer, là, avec ces gens-là à cet endroit-là et à ce moment-là. Ce peut être un dîner, les courses au supermarché, une danse, un conflit ouvert ou un moment d’affection souriante, n’importe.
Xavier Dolan, on le sait depuis la découverte de son premier film, J’ai tué ma mère, en 2009, est comme habité, parfois même on dirait possédé par un élan cinématographique d’une exceptionnelle puissance. Il est capable des audaces les plus kitsch comme d’un réalisme implacable, il adore tout autant la romance et la méditation, la chansonnette et l’opéra. Ici, il se dote d’un outil supplémentaire, et qui fait merveille bien longtemps après avoir arrêté de faire surprise : le format carré de l’image.
Depuis quelques temps les cinéastes remettent en question les formats industriels (le 1.66 et le 1.85 qu’on appelle abusivement format Scope). Tandis que certains reviennent au 1.33 des premières décennies du cinéma (récemment Mathieu Amalric pour La Chambre bleue), d’autres explorent des propositions plus inédites. On se souvient de l’image curieuse, comme vue à travers le fond d’un verre, du Post Tenebra Lux de Carlos Reygadas, FLA de Djin Carrenard qui sortira le 26 novembre est en partie filmé avec un objectif qui redécoupe et déforme l’image. Dolan, lui, choisit ce format carré, qui se réfère davantage à la tradition picturale du portrait qu’à un quelqconque précédent dans le cinéma.
Qu’il se centre sur un seul protagoniste ou en fasse rentrer deux dans ce cadre exigu, le réalisateur en retire des effets étonnants, qui sont loin de se réduire à la sensation – bien réelle – d’espace contraint, d’enfermement mental autant que physique. Et le moment venu, Dolan ne se privera pas non plus de remettre en jeu son propre cadre, avec une liberté digne de Tex Avery. Puisque, violent, inquiétant, émouvant, Mommy est aussi un film très drôle qui, à Cannes, a suscité largement plus d’éclats de rire à lui tout seul que la totalité du reste de la compétition officielle.
C’est, surtout, un film porté par une vis cinematographica, une énergie de faire un film avec amour pour ses personnages et passion pour ce qui leur arrive, comme on en voit rarement.
Le cinéma de Xavier Dolan, aussi personnel soit-il (il l’est !), aussi actuel soit-il (il l’est !), est un cinéma narratif, romanesque, avec des personnages, une histoire, des costumes, des décors… Il témoigne combien, à côté de films qui se livrent, de manière tout aussi légitime, à diverses formes d’expérimentations sur le langage du cinéma, du côté du documentaire, de l’essai, des arts plastiques, etc. un classicisme inspiré garde ses ressources et ses puissances d’émotion et d’audace.
Cette critique est une version légèrement modifiée de celle publiée lors de la présentation du film au Festival de Cannes.
lire le billetSaint Laurent de Bertrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Louis Garrel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Amira Casar, Aymeline Valade, Micha Lescot et Helmut Berger. Durée: 2h30. Sortie le 24 septembre 2014.
Bien malgré lui, le nouveau film de Bertrand Bonello s’est retrouvé, dès avant sa présentation en compétition officielle à Cannes ou même son achèvement, dans une situation complexe, à la fois périlleuse et faussée. Il s’est en effet trouvé au cœur d’une guerre comme le cinéma n’en a jamais connu: s’il est arrivé par le passé qu’un homme riche et puissant tente d’empêcher l’existence d’un film le concernant, et parfois y parvienne, on ne connaît pas d’exemple de potentat ayant adoubé un autre film pour torpiller le projet qui lui déplaît, comme l’a fait Pierre Bergé avec l’inintéressant biopic réalisé par Jalil Lespert. Fort heureusement, il faut moins de dix minutes au cinéaste de L’Apollonide pour balayer ce qui bourdonnait et papillonnait autour de son nouveau film et imposer sa rigueur, sa beauté et sa liberté.
Les grandes dates qui scandent, pas dans l’ordre, le surgissement de moments décisifs, inscrivent le cadre temporel, de 1967 à 1977, avec une brève incursion à la fin des années 80, une encore plus brève au début des années 60. Saint Laurent n’est pas une biographie filmée, c’est l’histoire d’une époque bien particulière racontée sous un angle bien particulier. Et c’est la mise en jeu infiniment précise et riche de suggestions autour d’une idée.
Dès la première séquence, située dans l’atelier de haute couture et où se combinent travail collectif, exigence extrême, hiérarchie rigide, rapport très concret à des matières et à des gestes, et tension vers une idée sinon un idéal, il vient naturellement à l’esprit qu’on assiste aussi à un film sur le cinéma, un film où un cinéaste met en scène, de manière détournée, la manière dont on fait un film.
C’est le cas en effet, mais pas seulement: accompagnant les embardées autodestructrices, les vertiges hédonistes et les lubies exhibitionnistes de son héros, sans oublier aussi de prendre en compte les stratégies capitalistiques et commerciales menées d’une main de fer par Pierre Bergé créant les conditions matérielles de l’essor foudroyant du style Yves Saint Laurent, de la marque Yves Saint Laurent, finalement de la star Yves Saint Laurent, le film s’approche comme rarement du mystère même de la création artistique. Ce mystère n’élimine nullement la mythologique romantique de l’artiste démiurge torturé par ses pulsions créatrices, approche qui n’est trompeuse que si elle prétend résumer et définir des situations autrement complexes. (…)
Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, avec Angélique Litzenburger, Joseph Bour. Durée: 1h35. Sortie: 27 août 2014.
Comme poussé dans le courant, il était, le spectateur découvrant ce film (au Festival de Cannes, en ouverture de la section Un certain regard), sans repère ni carte de visite. C’était quoi, ce tourbillon d’énergie, de fragments de vies cassées mais pas mortes, ces corps chargés d’histoire, de désirs, d’illusions, dans les rues pas folichonnes d’une ville de Lorraine en hiver, avec la fermeture des mines en arrière-plan, jamais visible, jamais absente? C’était du réaliste ou du délirant, du documentaire ou de la fiction, du pour rire ou pour pleurer?
Evidemment, quelques mois, une Caméra d’or et pas mal d’attention plus tard, l’incertitude est moindre. On saura même vaguement que ces gens-là, étonnants personnages de cinéma, sont aussi peu ou prou comme ça dans leur existence de tous les jours, à commencer par la party girl du titre, cette Angélique du tonnerre qui est aussi la mère d’un des trois jeunes réalisateurs, Samuel Theis –également à l’écran, comme ses frères et sœur, dans des rôles qui leur ressemblent.
Angélique a 60 ans, et il serait parfaitement malhonnête de prétendre qu’elle ne les fait pas. Elle vit depuis toujours de ses charmes, entraîneuse aimant cette vie d’ivresses diverses, de rencontres le plus souvent sans lendemain avec de nombreux hommes. Mais il y en a un qui en pince pour Angélique, comme on disait dans les chansons réalistes. Un gars qui s’appelle Michel et qui est tout de suite une sorte de héros, disons comme ce qu’aurait dû jouer Gabin après guerre s’il était resté fidèle au Gabin du Jour se lève, de La Grande Illusion et de La Bête humaine au lieu de devenir, à la ville comme à l’écran, un notable bedonnant, arrogant et madré.
Car quelque chose de Party Girl vient de là, de cette mémoire d’un cinéma qui croyait que les pauvres étaient intéressants –pas les pauvres folklo qui font des choses bizarres, juste les gens dans le RER et le bistrot du coin. C’est lui, Michel, qui porte cet aspect, elle, Angélique, ses copines du dancing et sa famille explosée/fusionnelle, viendraient plutôt de du côté de la Magnani de Mamma Roma ou de la Gena Rowlands des Cassavetes les plus chauds (et de Husbands, même si seulement côté masculin).
Il y a sans doute une injustice à placer ainsi Party Girl sous toutes ces références de cinéma, alors que d’une part le film se tient très bien tout seul, d‘autre part il naît à l’évidence de ce que, faute de mieux, on appellera la réalité –les histoires de boulot et de fête et de sentiments et de rupture et de tristesse et de vie de ces gens-là, précisément ceux qu’on voit sur l’écran.

Jour 1: A quoi sert un film d’ouverture? (Grace de Monaco d’Olivier Dahan)
La Chambre bleue de Mathieu Amalric
Jour 2: Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, Eau argentée d’Ossama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan
Jour 3: Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, Bande de filles de Céline Sciamma, FLA (Faire : l’amour) de Djinn Carrénard et Salomé Blechmans
Jour 4: Saint Laurent de Bertrand Bonello
Jour 5: La sélection de l’ACID
The Homesman de Tommy Lee Jones, Jauja de Lisandro Alonso
Jour 6: Le cinéma français à Cannes
Jour 7: Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Deux jours une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Still the Water de Naomi Kawase
Jour 8: Adieu au langage de Jean-Luc Godard
Jour 9: Mommy de Xavier Dolan, Jimmy’s Hall de Ken Loach, Coming Home de Zhang Yi-mou
Jour 10: Sils Maria d’Olivier Assayas
Jour 11: Un Palmarès bancal
lire le billetAdieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014
Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.
Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.
Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.
Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.
Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.
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L’ouverture d’Heli, troisième long métrage du Mexicain Amat Escalante après Sangre et Los Bastardos, est à la fois brutale et ouverte. Brutale est la situation montrée, deux corps ensanglantés, plus morts que vifs, sur le plateau d’un pick-up. Ouverte, la durée du plan, l’incertitude du statut ou même de la situation, jusqu’à cet indice –une botte du type «rangers» posée sur un des corps. Puis, hiéroglyphe macabre dont le sens précis ne s’explicitera que bien plus tard, un corps pendu sous un pont. Ainsi sera le film, lauréat du prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes.
Sans cesse, le cinéaste construit des conditions d’attente, sans cesse il déplace la distance et la posture où il place le spectateur. Cette distance peut être très proche et cette posture terriblement frontale, lors de scènes de violence aux limites du soutenable, montrées sans détourner le regard. A d’autres moments, les corps sont caressés avec une délicatesse aérienne, ou les personnages inscrits en silhouette minuscules dans des paysages immenses. Nulle manipulation dans ces changements, mais la volonté d’établir un ensemble de circulations entre œuvre et public, dès lors qu’il ne saurait être question, ni d’édulcorer le caractère extrême des phénomènes évoqués, ni d’en faire un processus de fascination.
Heli raconte le sort monstrueux d’une famille qui se trouvera croiser le chemin de flics mafieux aux méthodes barbares. Il prend en charge l’incroyable violence qui ravage le Mexique contemporain sous les signes croisés du trafic de drogue, de la corruption des politiques et des forces de l’ordre, de la misère et d’une surenchère sans fin dans le spectacle des souffrances infligées –spectacle où les archaïques exhibitions de corps mutilés et Internet font horriblement bon ménage.
A Touch of Sin de Jia Zhang-ke, avec Wu Jiang, Wang Baoqiang, Zhao Tao | Sortie le 11 décembre 2013 | Durée: 2h10
Un plan suffit, le premier. Image puissante et singulière, déplacement gracieux et inoubliable. Près du camion renversé, devant la mer de tomates répandues sur la route, l’homme massif, immobile, joue avec un fruit rouge. Et c’est comme si toute l’attention précise et sensible à la réalité de son pays qui porte le cinéma du réalisateur chinois venait de recevoir, tel un vigoureux affluent, un apport qui viendrait de Sergio Leone ou Quentin Tarantino, d’une idée énergique et stylisée du film de genre. Ainsi sera A Touch of Sin, œuvre haletante, troublante, burlesque et terrifiante.
Depuis ses débuts avec Xiao-wu, artisan pickpocket (1999), Jia travaille, entre autres enjeux de mise en scène, l’art de l’agencement et de la circulation entre les situations. Le double récit de Still Life convergeant vers la rencontre des deux personnages d’abord autonomes, puis la figure féminine errant à travers Shanghai et levant sous ses pas les mémoires de la ville de I Wish I Knew marquaient des inventions narratives d’une grande beauté. Le nouveau film va beaucoup plus loin, dans sa manière de tisser quatre épisodes parfaitement lisibles séparément et pourtant interconnectés de manière à se faire écho pour raconter une beaucoup plus vaste histoire, celle d’un pays où l’ampleur, la brutalité et la vitesse des changements sociaux engendrent des déchaînements de violence inouïs.
Chaque épisode a son personnage principal, le paysan dépouillé par le trafic des officiels et des nouveaux riches et qui se transforme en exécuteur implacable, le tueur à gages qui gagne sa vie comme un petit artisan consciencieux et respectueux des traditions, l’hôtesse d’un établissement de bains et prostitution confrontée à l’arrogance brutale des trafiquants comme au mépris d’une classe moyenne dont elle a cru pouvoir s’approcher, le jeune ouvrier des usines textiles parti chercher en vain un moins mauvais sort dans une boîte de nuit pour parvenus parodiant l’imagerie maoïste en tortillant du cul.
LIRE L’ENTRETIEN AVEC JIA ZHANG-KE
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