Violence et beauté des tours jumelles

MERCURIALES-photo7Mercuriales de Virgil Vernier, avec Ana Neborac, Philippine Stindel. 1h44. Sortie le 26 novembre.

Elles sont deux tours, Levant et Ponant, les usagers du périphérique parisien connaissent bien leur faux air de World Trade Center. « Les Mercuriales » est écrit sur chacune. Elles sont deux filles, Lisa et Joane. Une vient d’Europe centrale, l’autre de la banlieue. Travaillant dans les tours comme hôtesses d’accueil, les deux filles deviennent amies. On voit un peu de l’organisation intérieure des tours, la sécurité, les coins cachés et essentiels. On voit un peu le fonctionnement intime des filles, leurs angoisses, leurs pulsions, les angles secrets de deux sœurs d’élection, si semblables et si différentes.

« Mercuriales », ce mot qui veut dire plein de choses (une assemblée, une mauvaise herbe, une réprimande), s’inscrit sur le ciel de Bagnolet, et sur celui de l’Olympe, invocation mythologique abstraite qui, comme tous les choix de mise en scène, n’affirme rien, n’énonce rien, mais suscite une sorte vibration intérieure à la captation de réalités triviales.

Virgil Vernier semble déambuler presqu’au hasard, il suit un jeune vigile, se laisse attirer par cette jeune femme qui exhibe ses seins refaits, suit une trajectoire, en croise une autre. D’autres figures apparaissent autour de Lisa et Joana, la colloc black et sa petite fille dont les deux amies s’occupent, un fiancé pour la colloc, un Gaulois passé musulman rigoriste… D’autres lieux (boite de nuit, maison abandonnée, cour de HLM, échangeur, mairie…), d’autres états (euphorie, fureur, déprime, espoir…). Où a lieu cette scène de bacchanale grotesque, archaïque, filmée avec une vieille caméra vidéo ? Quel est le site de ces scènes de spectacle pornographie ? Dans quelle contrée ces soldats armés de mitraillette patrouillent-ils parmi les enfants et les ménagères ? La réponse est la même, évidente : dans Mercuriales.

Extrêmement réaliste mais porté par une sorte de légèreté poétique, de fluidité sensible qui dérive de scène en scène, Mercuriales construit un univers, à la fois microcosme entre ces deux filles élancées comme des tours, impeccablement design elles aussi, et monde immense, monde d’aujourd’hui approché dans la tonalité d’un conte sans âge. «Cette histoire se passe en des temps reculés, des temps de violence. Partout à travers l’Europe une sorte de guerre se propageait. Dans une ville il y avait 2 filles qui vivaient…» entend-on à plusieurs reprises.

La violence et le territoire comme longitude et latitude de cette humanité, de cette féminité, de cet assemblage de joie, de vide et frayeur.

Virgil Vernier, dont c’est le sixième long métrage, devient de plus en plus visible dans le paysage du jeune cinéma français. Après le documentaire Commissariat (2009) et le moyen métrage Orléans (2012). Révélé grâce à la sélection ACID au dernier Festival de Cannes,  Mercuriales impose la singularité de son regard, de son approche d’un monde réel considéré comme seule question qui vaille, d’autant mieux qu’il est perçu grâce aux puissances de fantastique qu’il recèle.

 

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Cinéma: «Bird People», ou quand un film ouvre ses ailes

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Bird People de Pascale Ferran. Avec Anaïs Demoustier, Josh Charles, Roschdy Zem. 2h08. Sortie le 4 juin.

Y’a du monde! Il y a «le monde», à la fois la foule et le sentiment de la planète, c’est bigarré et mouvant, c’est à Roissy-CDG comme cela pourrait être (presque) dans n’importe quel grand aéroport, plaque tournante d’une circulation ininterrompue où passent ceux qui bougent et ceux qui restent, ceux qui partent en vacances et ceux qui partent pour travailler, ou restent pour travailler –ou sans travail.

Tout de suite, ça circule dans le film, on y discerne des flux, peut-être devine-t-on qu’ils figurent aussi d’autres flux, toutes ces ondes qui, pour le meilleur et le pire, parcourent notre univers visible et invisible. Peu à peu, de cet immense et très humain trafic, émergent un visage, puis un deuxième. Une jeune fille, Audrey. Elle est vaguement étudiante et de plus en plus employée dans un hôtel de l’aéroport, elle fait le ménage, elle galère, elle n’a que des miettes de vie. Un homme de 40 ans, Gary. Américain, en transit, il a pris une chambre dans le même hôtel, une nuit, avant de poursuivre ses incessants voyages professionnels, ingénieur informaticien toujours sous pression, mari et père absent, qui ce jour là décide de s’arrêter, là. Il ne bouge plus. Il rompt avec sa boîte, ses copains qui sont aussi ses patrons et collègues, sa femme. Basta.

Bird People tresse pendant près d’une heure le fil de ces deux histoires, leurs interférences, des arborescences à partir de l’une et l’autre. Grâce surtout à la justesse délicate du jeu des deux interprètes, Anaïs Demoustier, comme toujours parfaite, Josh Charles, impeccable découverte, ces trajectoires qui se frôlent sans se croiser se parent de vibrations, se trouent d’échappées mélancoliques ou étranges. Ainsi d’une engueulade pathétique sur Skype à une rencontre chaleureuse pour fumer une clope sur le pas de la porte avec le portier de nuit, d’un moineau erratique à un hibou hypnotique.

Peu à peu, au-delà du grand motif de la solitude contemporaine, vieille solitude des foules reconfigurée postmoderne 2.0, s’esquisse une symétrie plus précise entre Audrey et Gary. Une affaire de regard (donc aussi de cinéma), de regard impossible: Audrey a le sentiment de ne pas exister aux yeux des autres, Gary angoisse de ne plus voir le monde dans lequel il vit.

Bird People n’est pas un film sur le cinéma, mais c’est un film qui ne cesse d’être traversé par des questions qui sont aussi celles du cinéma, et où passent, au long des couloirs, au détour des chambres habitées par des inconnus, avec la mémoire de Shining et de Trouble Every Day, de La Fille seule aussi, les terreurs enfouies et les possibles ouvertures d’autres histoires, d’autres rencontres.

Et puis… et puis le film s’envole. Littéralement. Il ouvre ses ailes et hop! C’est parti.

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Sublimes fantômes d’Asie

Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa

La Dernière fois que j’ai vu Macau, de Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues

Le mercredi qui suit la clôture du Festival de Cannes n’est pas exactement la meilleure date de sortie, surtout pour des films qui n’ont pas figuré juste avant sur la Croisette. Ce 29 mai voit pourtant surgir sur les écrans plusieurs titres tout à fait remarquables, bien que « marginaux » par rapport au tout venant de la distribution commerciale. On reviendra sur la réédition du grand documentaire Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme. Il faut aussi prêter attention à ces deux merveilles étranges que sont Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa et La Dernière fois que j’ai vu Macau, de Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues – respectivement découverts à Venise et à Locarno en 2012. Ce sont deux films fantastiques, et situés en Asie, ce sont aussi deux propositions formelles très originales et extrêmement élégantes. Ici s’arrêtent les comparaisons.

Présenté dans une version retouchée et raccourcie pour la salle à 4h30, Shokuzai (« Punition ») de Kiyoshi Kurosawa est en réalité un téléfilm en cinq épisodes, réalisé pour la chaine japonaise Wowow. Mais de cette sombre histoire du meurtre d’une petite fille dans une école, et de la relation perverse nouée entre les copines de la victime et la mère de celle-ci, avec ses effets 15 ans plus tard, le réalisateur de Kairo et de Jelly Fish fait une aventure cinématographique étonnamment puissante et troublante.

Cela tient à sa manière de défaire l’enchainement linéaire des causes et des effets, en une suite de péripéties centrées chaque fois sur un personnage, mais selon des cheminements si peu systématiques que tout formatage de la réception par le spectateur est exclu. Cela tient à un art exceptionnel de la suggestion, du jeu avec le hors champ, avec l’apparition des images mentales comme fantômes, visibles ou non, avec une stratégie si délicate du rapport à la peur et au désir qu’elle suscite peu à peu des vagues qui balaient tout ce qu’il y avait de programmatique dans le projet.

Et cela tient à une manière de filmer ses actrices, leur visage et leur silhouette, comme si le réalisateur et la caméra ne cessaient de les découvrir : magie de l’apparition qui fait directement écho à la magie de l’invocation qui est le principe même du cinéma de Kiyoshi Kurosawa, circulant librement à travers le temps et la narration pour aller sans cesse à la rencontre de « quelque chose d’autre ». Quelque chose qui n’a pas de nom. Par où passe le cinéma.

Cosigné par les deux cinéastes portugais Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues, La Dernière fois que j’ai vu Macau envoute Par l’évidence de sa délicatesse, de son élégance joueuse et grave, de sa capacité à raconter le réel par les cheminements de la poésie et de la fiction. Un personnage qu’on ne verra jamais, et qui porte le nom d’un des deux réalisateurs, revient à Macau, sa ville natale, quittée depuis très longtemps. Il revient à l’appel d’une ancienne amie, travesti chanteur dans une boite de la ville, qui lui dit seulement qu’il s’y passe « des choses bizarres et inquiétantes ». Aux côtés de ce personnage de roman noir destroy, et avec l’aide d’une hypnotique voix off en portugais qui se souvient d’Orson Welles et de Wong Kar-wai, le film voyage dans les rues de l’ancienne colonie. Il entraine comme en songe dans les arcanes des effets de sa restitution à la Chine populaire, dans les méandres d’un récit qui joue avec des fantasmes de BD fantastique, la présence bien réelle des chats et des chiens dans les rues de la villes, les lumières du jour, de la nuit, des néons et des légendes qui l’illuminent et l’obscurcissent en un miroitement sans fin. C’est beau, c’est drôle, c’est angoissant.

Ils sont là : les humains et les murs, les bêtes et les souvenirs, la musique et le souvenir de la révolution. La voix de Jane Russel chante Your Killing Me ressuscité du Macau de Sternberg. Est-ce la fin du monde ou la fin d’un monde ? Et lequel ? Ou juste une belle et triste histoire d’amitié trahie. A Locarno, cette manière de voyager à travers le temps, les émotions et les interrogations politiques avec les chats pour compagnon suscitait le rapprochement avec l’œuvre de Chris Marker, mort quelques jours plus tôt. Bien plus tard, la présence poétique de l’auteur de La Jetée et de Sans soleil reste non pas une référence ni un modèle, mais un amical fantôme, comme un sourire venu d’une ville chinoise située dans le Cheshire.

 

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On ne badine pas avec le temps

Camille redouble de Noémie Lvovsky

Jean-Pierre Léaud et Noémie Lvovsky dans Camille redouble

Camille est dans la quarantaine bien avancée, elle galère à essayer d’être actrice, son mec rompt brutalement, elle se saoule à mort au réveillon où elle retrouve ses copines de lycée. Et se réveille là, dans ses années lycée, les années 80, entre les mêmes copines, ses parents et son amoureux qui la larguera 30 ans plus tard.

Un moment, on se dit que c’est un remake, d’un très beau film pas assez reconnu, Peggy Sue Got married de Francis Coppola. Et puis on s’aperçoit que pas du tout, que c’est même à bien des égards le contraire. La référence au cinéma ne disparaît pas, au contraire, elle s’amplifie.

Hommage au cinéma

Camille redouble est un film sur le cinéma. Mais pas du tout un de ces films sur le microcosme ou le derrière des rideaux, un film sur comment le cinéma participe de l’intelligence sensible de la vie —ou du moins est capable de le faire. Et souvent ne le fait pas: par exemple cette machination médiocre qu’est le tournage du film gore auquel Camille, dans la séquence d’ouverture, prête ses gémissements mal payés.

Non, quelque chose d’autre, dont le très affable et légèrement inquiétant horloger Jean-Pierre Léaud — qui d’autre? — serait à la fois le gardien et le passeur. Camille redouble est une aventure du temps, et des traces gardées, transmises. Et de comment, en nous transformant, cela nous permet d’être soi, chacun.

Redoubler de sens

Noémie Lvovsky redouble. Elle redouble son geste de cinéaste, inventrice et conteuse de cette légende légère, en étant aussi l’interprète de Camille. Et elle redouble ce choix en étant à la fois la Camille d’aujourd’hui avec ses 45 balais bien comptés et celle des années 80, adolescente de 16 ans. Alors c’est une comédie aussi, bien sûr, jouée avec un allant et un charme à tomber.

Mais c’est encore autre chose, qui n’est pas dit mais bien entendu, sur l’aventure très singulière de cette cinéaste à bon droit très remarquée dès le début des années 90 (Oublie-moi, Petites, La vie ne me fait pas peur) devenue au cours de la décennie suivante une actrice remarquable, mais qui débute dans un de ses propres films.

Et surtout, en revendiquant de jouer à son âge d’aujourd’hui le rôle de l’adolescente, Camille Lvovsky redouble le sens de son film, non seulement du côté très désiré et très joyeux des effets de gag, mais du côté d’une intelligence de ce qu’est un acteur: des véritables points de vérité de l’artifice d’une fiction, et de l’étonnante puissance d’émotion qu’il y a à en prendre acte plutôt que de chercher à le défigurer dans les trucages et les dissimulations.

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Les fantômes de Coppola

Twixt de Francis Coppola

Il y a un machin bizarre, assez embarrassant. Ça vous prend un peu par surprise, on ne sait pas trop quoi en faire. On appelle ça la beauté. C’est ce truc-là qui surgit dans le film de Coppola, assez vite, et bientôt envahit tout. Pas facile. D’autant que ça n’avait pas l’air prévu pour, ce petit Twixt (Twixt? c’est quoi, twixt? un twist multiplié par une inconnue?) déguisé en film de genre, un peu pochade, un peu exercice virtuose, un peu confidence personnelle, à la fois très intime et déjà connue.

Val Kilmer et Elle Fanning, le vieux fantôme et le jeune spectre

Il faut moins de 10 minutes pour identifier dans le rôle de l’écrivain fauché joué par Val Kilmer, auteur de romans gothiques qui eurent naguère du succès, une caricature de celui qui fut le cinéaste des Parrain et rêva de prendre Hollywood à l’abordage. Quand il débarque dans un trou perdu où rodent les fantômes d’un crime de masse et de folkloriques personnages droit sortis de la galerie de monstres de l’Amérique profonde, on se dit que ce bon vieux Francis va nous la jouer Twin Peaks du pauvre, Sleepy Hollow de la Bible Belt. Oui? Oui. Mais non.

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Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur  Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.

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“Hugo Cabret”, un voyage dans le cinéma

Le meilleur film de Martin Scorsese depuis des lustres, première véritable réussite hollywoodienne en 3D depuis Avatar, est une réussite totale.

Trois événements en un seul film, c’est plutôt rare. Le premier événement est que voici une heureuse réussite dans le genre à peu près impossible du «film de Noël», film pour enfants apte à attirer tous les publics sans se vautrer dans la niaiserie et le kitsch.

Vif, facile à suivre mais riche de rebondissements qui ne cessent de dévier le film de sa trajectoire, bondissant dans le temps aussi bien que dans l’espace, Hugo Cabret est un tour de force dans le registre difficile du produit de qualité pour fêtes mondiales de fin d’année. C’est aussi, deuxième événement, le meilleur film de fiction de Martin Scorsese depuis plusieurs lurettes.

Sous son costume (parfaitement légitime) de distraction grand public, c’est un passionnant agencement de thèmes essentiels qui traversent l’œuvre de l’auteur de Mean Streets et des Affranchis. Solitude et reconstruction à tout prix d’une communauté, opacité du passé et impact décisif de l’enfance, immaturité, fétichisme, fascination pour la technique et les archétypes imaginaires règlent cette virée entre songe et réalité comme ils ont organisé polars, comédies, films fantastiques et adaptations littéraires par le passé.

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Ombres blanches

Curling de Denis Côté

 

Je parle d’un film vu il y a plus d’un an, pas revu depuis. De « l’histoire », je ne me souviens pas très bien. Je me souviens des présences, des intensités. Je me souviens des bruits dans la neige, de la route qui traverse la nuit et passe devant la maison. Je me souviens avec une extraordinaire précision des gestes de l’homme qui travaille dans un bowling, et du moment où il prépare à manger pour sa fille de 12 ans. Je me souviens des espaces, des durées, des visages. Je me souviens bien quand il fait froid, vraiment froid, et combien la chaleur est chaude. Curling est un film de sensations, qui marquent profondément durant la projection, perdurent ensuite. Il raconte une histoire pourtant, c’est même sans doute le plus narratif des films de Denis Côté, ce réalisateur québécois dont, depuis bientôt dix ans, on n’en finit plus de découvrir l’univers frémissant, à la fois inquiet et généreux, grâce à des films qui ne se ressemblent pas entre eux.

L’auteur des Etats nordiques et de Carcasses a filmé Curling comme on marche dans une neige épaisse, en s’enfonçant peu à peu dans des couches de sensations, en avançant selon une trajectoire qui semble erratique parce qu’elle suit d’invisibles lignes de pente, au gré des sentiments, des angoisses, des obsessions de ceux qui habitent son film comme autant de voisins mal connus, pourtant si proches, si semblables. Il fait évoluer son récit comme on fait progresser les pierres dans le jeu mentionné par le titre, en modifiant insensiblement la température ambiante, en dégageant des espaces alentour. De la chronique naturaliste au film d’horreur, du roman familial au pamphlet social, les modèles et les références jouent comme des forces d’aspiration, comme des incidents qui dévient les trajectoires, autorisent les surgissements, comme des micro-incidents qui ouvrent sur des gouffres.

Un cartographe inspiré pourrait sans doute dessiner les lignes de force qui organisent subtilement la trajectoire de Curling, la force opaque de la relation entre le père et la fille (Emmanuel et Philomène Bilodeau) comme un impossible trou noir essayant de résister aux puissances d’appel du monde, l’attracteur étrange de la route et ses bas-côtés, où le fantastique et l’atroce sont tapis dans les ombres blanches de l’hiver, les sinusoïdes des collègues et connaissances, dont l’étonnante figure féminine boostée par Sophie Desmarais et ses perruques gothiques. Cela ferait comme la carte d’un voyage intérieur tant, aux côtés du sombre et attachant Jean-François Sauvageau, il s’agit moins de suivre un chemin que de pénétrer peu à peu dans des arcanes intimes, qui semblent d’abord les hantises de ce seul marginal taiseux, et ouvrent doucement, si doucement, sur ce qui se partage de plus humain.

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La 3D pour tous

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Vous avez vu ? Shrek 4 est sorti en salles fin juin. Oui, vous avez vu, pas forcément le film, mais qu’il était sorti, c’était impossible de ne pas s’en apercevoir. Soit dit en passant, le géant vert sur le retour s’est même entièrement goinfré la Fête du cinéma, ce qui fut jadis une véritable fête où on se bousculait pour découvrir des films qu’on n’aurait pas forcément été voir à un autre moment est devenu une semaine commerciale au seul service des plus grosses machines. A l’époque, il y avait aussi une fête pour les gens de cinéma, c’est un peu superficiel mais il y avait un sens à ce que les patrons des grands groupes, les artistes, les techniciens, les acteurs vedettes et ceux qui ne le sont pas se retrouvent devant le Ministère de la culture : une incarnation d’un soir d’une idée commune du cinéma, celle-là même qu’une action politique républicaine aura vaille que vaille mis en œuvre de 1959 à 2009. Mitterrand le petit a supprimé ça aussi.

Je reviens à Shrek 4, et au battage qui a accompagné sa sortie. La chose dont on n’a pour ainsi dire pas parlé est que le film était en 3D : désormais, pour un blockbuster animé, c’est la moindre des choses. Pour le quand même nettement plus regardable Toy Story 3 : pareil. Le relief pour ce genre de film n’est plus un sujet, exactement comme après Blanche-neige il n’était tout simplement pas question qu’un grand dessin animé Disney ne soit pas en couleurs. Mais le passage ou non au relief, et ses effets, sont loin d’être des questions réglées. Questions qu’il faudrait faire précéder d’une autre : la 3D, à quoi ça sert ?

Il faut se souvenir que la 3D au cinéma est une vieille histoire. Dès l’invention du cinématographe on a cherché à produire l’effet stéréoscopique, comme on savait le faire avec les photos. Les frères Lumière ont d’ailleurs été parmi les pionniers de cette technique – tout comme on a, dès la fin du 19e siècle, réalisé des films sonores et parlants, et des films en couleurs. Ce n’est jamais la seule impossibilité technique qui a empêché, ou du moins retardé la naissance effective d’une norme, son, couleur ou relief. C’est toujours la combinaison d’une avancée technique,  d’un besoin de renouvellement de l’industrie et de la capacité du secteur de mener une telle mutation grâce à une réponse de grande ampleur du public. Cela pourrait se démontrer avec le parlant et la couleur, pour le relief, il est tout à fait exemplaire que Hollywood ait essayé en vain, après une première grande tentative dans les années 20 (en même temps que le son), de lancer au début des années 50 ce qui n’était pas la première mais sans aucun doute la plus importante tentative de mise en œuvre industrielle de ce dispositif.

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Avec les lunettes polarisantes ou les lunettes vertes et rouges (anaglyphes), le système fonctionnait, pas tellement moins bien qu’aujourd’hui, même s’il était susceptible d’amélioration – certaines ont eu lieu, d’autres restent à venir. On a dépensé beaucoup d’argent, des grands cinéastes s’y sont mis, dont Alfred Hitchcock avec Le meurtre était presque parfait, mais aussi Douglas Sirk, Raoul Walsh, André de Toth, ou même Chuck Jones pour un dessin animé avec Bugs Bunny. Le filon le plus évident, celui du fantastique et de l’horreur, a été exploité – avec notamment le mémorable L’Etrange Créature du lac noir de Jack Arnold. Au total, ce sont près de 200 films en 3D qui ont été réalisés à Hollywood, dont une centaine pour la seule année 1953. Mais « le cinéma » n’en a pas voulu, ou pour le dire autrement l’état des rapports entre les publics et les films n’a pas massivement produit ce désir-là. Pourtant le cinéma vivait à cette époque une menace décisive sur ce qui était alors sa suprématie comme loisir populaire et mode de dominant de production de représentations collectives, avec la montée en puissance de la télévision, qui allait d’ailleurs le supplanter dans ces rôles spécifiques. Il est plus que douteux que, même s’il avait « pris », le relief aurait permis d’enrayer ce phénomène. Mais il apparut qu’à l’époque, la montée en puissance de la couleur, montée en puissance pas encore achevée, et l’apparition des formats larges, dont le plus célèbre est le Cinémascope, suffisaient à susciter la curiosité du nouveau – ou d’ailleurs son rejet : on se souvient du fameux « le scope c’est juste bon pour filmer les serpents et les enterrements » de Fritz Lang.

Il y aura eu depuis, plus timidement, beaucoup d’autres systèmes 3D, beaucoup d’autres brevets. Mais cette fois ça y est. Rejeton de la révolution numérique, la projection 3D a clairement conquis plus de positions depuis deux ans que dans son siècle d’histoire précédente. Là-haut, Avatar et Alice ont en moins d’un an scandé les principales étapes de ce blitzkrieg victorieux. Reste à savoir de quelle victoire il s’agit.

C’est à n’en pas douter une victoire, réelle mais temporaire, des exploitants de cinéma, au moins de ceux qui ont les moyens de s’équiper pour la projection numérique. Double jackpot : non seulement les films en relief attirent davantage de spectateurs que la projection en 2D des mêmes films, mais en outre ces spectateurs sont prêts à payer plus cher leur place de cinéma. Il n’est pas sûr que cela dure bien longtemps (cf. notre ami Shrek). Mais au passage cette victoire-là aura aggravé le phénomène de différenciation entre les plus puissants et les plus pauvres, elle aura marqué une étape peut-être décisive dans ce qui définissait le dispositif de monstration des films dans un cadre professionnel, pratiquement depuis les origines : tous les films étaient montrés avec le même appareil, un projecteur de cinéma, à partir du même support, une pellicule 35mm. Même si l’utopie d’André Bazin, « les film naissent libres et égaux » n’a jamais été vraie, le processus de projection professionnel travaillait en ce sens démocratique, et le même projecteur pouvait montrer le dernier Spielberg et le nouveau Jean-Marie Straub, Titanic et Wiseman.

Au-delà, il clair que le « bond en avant » de la 3D ne concerne, pour l’instant, qu’un certain type de cinéma : les dessins animés et les films fantastiques produits dans des conditions luxueuses. On dit « Hollywood », mais même si les productions américaines occupent pour l’instant la quasi-totalité du créneau, il n’y a priori aucune dimension nationale dans le phénomène. Le tournage du premier long métrage français en 3D, Derrière le murs de Pascal Sid et Julien Lacombe, avec Laetitia Casta, a lieu en ce moment, il s’agit d’un film d’horreur dans la campagne française dans les années 20. Un peu partout dans le monde, en Chine comme en Allemagne et en Australie, on tourne des films en 3D.

Il y a bien en revanche une approche selon certains genres, avec à nouveau un risque de cassure : le risque que se développe d’une part un cinéma ultra-spectaculaire, en 3D, et un autre, intimiste, confiné à la 2D. Disons un cinéma hollywoodien non au sens d’une origine territoriale mais d’une forme particulière, et un cinéma non-hollywoodien. Il faut d’abord observer que cette division ne recoupe pas si exactement qu’on le croit la division entre cinéma très grand public et films d’auteur. Chaque année des films sentimentaux, des comédies et des mélodrames, occupent des places enviables dans le box-office mondial (pour parler des productions hollywoodiennes) comme dans le box-office français. Un part significative des bénéfices de l’industrie lourde du cinéma se fait avec des films où les effets spéciaux et les scènes d’action ne sont pas les ingrédients principaux.

Il faut ajouter que la question, bien réelle, du coût supplémentaire de la fabrication des films en 3D, est malgré tout relative : cette différence est de l’ordre de 20%, aujourd’hui, elle a vocation à baisser avec la banalisation des outils et la maîtrise croissante des procédures, elle est un sujet pour les producteurs mais pas un obstacle rédhibitoire pour la production de films 3D avec des budgets moyens, ou même faibles. Joe Dante a réalisé un film d’horreur à budget relativement modeste, The Hole, présenté à Venise en septembre dernier. Au même moment, une étudiante de la Femis, Jeanne Guillot, tournait comme film de fin d’études un court métrage en 3D, Le train où ça va, exemplaire de la capacité à faire exister des réalisations de ce type hors industrie lourde. Il faut donc se garder des clivages simplistes, et surtout de considérer les positions qui viennent de s’établir depuis un an, comme définitivement acquises.

tintin-1Image présentée comme celle du futur Tintin 3D de Steven Spielberg en action

La 3D est passionnante parce qu’elle ouvre un immense champ de nouvelles possibilités dans le langage cinématographique. Il serait évidemment ridicule de considérer que les blockbusters à très gros moyens seraient, du fait de leur envergure technique et économique, incapables de contribuer à cette évolution. Bien au contraire. James Cameron est à n’en pas douter un grand explorateur, et Avatar d’ores et déjà un jalon important dans l’histoire de l’art du cinéma. Et il y a fort à parier que si un Steven Spielberg s’empare du relief, ce qu’il est en train de faire avec Tintin, il marquera à son tour de son empreinte cette immense mutation. Et il y a tout lieu de croire que le choix de la 3D par Wim Wenders pour filmer une chorégraphie de Pina Bausch porte la promesse de nouvelles approches de cette technique, bien différentes. Puisqu’il est d’ores et déjà acquis que les multiples utilisations du relief vont bien au-delà de ce pourquoi on l’aura utilisé à ses débuts : l’effet de surprise et d’agression d’objets ou de personnages jaillissants de l’écran. Cameron en aura fait d’ailleurs un usage très modéré, travaillant bien davantage dans la profondeur que vers « l’avant » de l’écran. L’image de cinéma devient une « boîte », différente de la boîte scénique mais elle aussi en 3 dimensions, contrairement aux usages forains primitifs, il semble que la vocation de cette boîte soit de se situer plutôt « vers l’arrière » qu’en envahissant la salle depuis l’écran.

Image 1Le train où ça va, court métrage 3D réaliste de Jeanne Guillot

Ces perspectives de développement du langage cinématographique se formulent selon deux enjeux, pas exclusifs l’un de l’autre. Le premier concerne l’invention de nouvelles compositions en quatre dimensions, combinant les ressources du relief à celles de la durée, brève ou longue, et du rythme. Ce sont des hypothèses formellement très riches. En effet, il ne s’agira pas seulement de reproduire l’effet d’optique produit par l’écartement réel entre nos deux yeux. Bien d’autres processus sensoriels sont rendus possibles, ne serait-ce qu’en faisant varier cette distance. Les impressions ressenties ne concernent pas seulement une plus ou moins grande impression de relief, mais des rapports d’échelles devenus variables entre objets se trouvant dans le cadre, et des sensations de transformation de l’espace aux ressources considérables, en termes comiques ou horrifiques comme sur le terrain purement plastique.

Mais, bien que pratiquement personne ne semble s’en soucier aujourd’hui, le relief est d’abord, tout simplement, un facteur de réalisme. Dans la vie, et sauf infirmité, nous voyons le monde en 3 dimensions. Et le cinéma est un art réaliste, un art capable de trouver d’infinies ressources dans l’enregistrement du réel. Donc c’est, tout simplement, enregistrer encore mieux le réel que le faire en trois dimensions. Il y a là des possibilités qui pour être moins spectaculaires ou tape-à-l’œil, c’est le cas de le dire, ne sont pas moins riches.

Souhaiter que ce cinéma-là, celui qui accorde volontairement une place significative à la relation au réel, s’empare aussi de la 3D, c’est souhaiter découvrir ce qu’en feraient des grands réalisateurs aussi bien de fiction que de documentaires, disons Depardon, Wiseman, Nicolas Philibert ou Dvortsevoy comme Kiarostami, Sokhourov, Lisandro Alonso, Jia Zhang-ke ou Apichatpong Weerasethakul.

Mettre ainsi en évidence ce double enjeu possible de la 3D c’est aussi , stratégiquement, refuser la cassure qui se dessine entre un cinéma de l’artifice et un cinéma de la réalité. Sous les noms de Méliès et Lumière on les oppose traditionnellement, mais il ne s’agissait jusqu’à présent que des deux pôles extrêmes du même continuum qu’on appelait « cinéma ». Si demain la tendance Lumière s’exclue du 3D ou en est exclue – encore une fois les motifs techniques et financiers, même s’ils sont bien réels, ne sont pas suffisants pour l’exclure d’emblée – elle se trouvera isolée dans un ghetto qui peut être un tombeau. Et c’est tout le cinéma qui en souffrira. Le cinéma dans sa dimension réaliste, on vient de le dire, mais aussi le cinéma de l’artifice et de la composition spectaculaire, qui s’appauvrirait irrémédiablement en perdant son lien, même ténu ou indirect, avec le réel. Il y a donc bien un risque, et il n’est pas mince. Mais il y a, si dans toute l’étendue du cinéma il est possible de s’emparer de cette nouvelle écriture, d’un nouvel essor, d’une grande fécondité, et qui se ressente comme une grande promesse.

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