Puissants et mystérieux échos dans “La Vallée”

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La Vallée de Ghassan Salhab, avec Carlos Chahine, Carole Abdoud, Fadi Adi Samra, Mounzer Balbaki, Yumna Marwan. Durée : 2h14. Sortie le 23 mars 2016.

Qui est cet homme, seul, en chemise blanche ensanglantée sur une route de montagne ? Qui sont ces gens qu’il aide et qui le recueillent ? Que se passe-t-il dans cette grande maison isolée, où passent des armes, et des instruments de chimie ? Ce grand type surgi de nulle part est-il vraiment amnésique comme il l’affirme ? Est-ce un voyageur égaré, un flic en mission, un ange ? Les cinq autres seront-ils ses protecteurs, ses geôliers, ses meurtriers, ses victimes, ses amis ou amants ?

Seule certitude, cette histoire se passe au Liban. C’est à dire qu’elle se passe dans un lieu déjà saturé de menaces, de divisions, des mémoires occultées, de sang versé, de trafics, de secrets, de cohabitations forcées, dangereuses, nécessaires, à la fois vitales et mortelles.

La grande maison dans la Bekaa n’est pas une métaphore du Liban, et le récit de La Vallée ne sera pas la transposition sous forme de huis clos fictionnel de la situation dans le pays, ni dans la région. C’est bien plus et bien mieux.

Une aventure, un mystère, zébré d’humour tendu, de violence prête à éclater, de pulsions entre des corps, de frictions entre des mots. Chorégraphie de désirs et de phobies aussi bien que film noir aux échos de film d’espionnage, réminiscences d’Hitchcock (Les Enchainés) et de Tarkovski (Le Sacrifice) en cette terre du Moyen Orient où la menace d’une guerre totale reste une hypothèse terriblement vraisemblable.

Situé dans un contexte géopolitique et un temps très actuels, configuré par les codes du cinéma de genre, film d’action et film noir, La Vallée se déploie également comme une légende, un conte mythologique, où des puissances obscures et des malédictions immémoriales dominent le sort d’une sorte d’arche partagée par de multiples espèces. Bien réels et convoquant une sorte de savoir magique, les animaux donnent une dimension plus ample à ce monde peuplé d’éprouvettes et de révolvers, de caresses et de liens, de passages d’avions menaçants et d’humains appartenant à des communautés différentes et volontiers antagonistes. Jusqu’au déluge meurtrier, et pas du tout symbolique, qui envahit la fin du film.

Le sixième long métrage de Ghassan Salhab, cinéaste connu aussi pour bien d’autres réalisations de formats et de types variés, joue ainsi sur de multiples niveaux. L’auteur de Beyrouth Fantôme invente pas à pas, plan à plan, une manière de faire résonner les éléments romanesques avec les échos politiques ou mythiques, des formes de glissements dans l’image, entre images et sons, au montage aussi, qui font de La Vallée un film étonnamment vivant. Vivant au sens d’un être dont on suivrait le développement organique, malgré ou plutôt grâce aussi aux zones d’ombres, aux bifurcations, aux tressage de composants hétérogènes.

Reflets et surimpressions, images envahies d’ombre ou de trop de lumière, dessins et tatouages, gestes ambigus et sons aux significations ambivalentes tissent peu à peu une tapisserie dramatique, trouée, incomplète et d’autant plus riche. Dans La Vallée se répercutent puissamment et mystérieusement les échos du monde réel, violent, confus, implacable. D’autant plus puissamment que mystérieusement.

 

 

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“L’Idiot!”: la faille du monde

idiot-filmL’Idiot! de Yuri Bykov. Avec Artem Bystrov, Natalia Surkova, Dmitry Kulichkov. Durée: 1h52. Sortie le 18 novembre 2015

Du sol au sommet, elle monte. C’est une faille dans le mur de l’immeuble, bien visible et porteuse d’une menace mortelle. De l’intime des appartements pauvres des habitants de l’immeuble, à la ville, au pays, à ce monde comme il ne va pas, il se déploie. C’est un film en forme de conte politique, le regard braqué vers un enchaînement de catastrophes aux échelles imbriquées.

Troisième film de Yuri Bykov, L’Idiot! résout la difficile équation d’un cinéma à la vocation politique et morale très affirmée qui ne cesserait de se nourrir de l’intensité de situations humaines, de la matérialité des lieux, du trouble suscité par les manières de filmer, des effets du mouvement, du cadre, de la lumière et du son. En ce sens, et bien que les enjeux de son films soient tout à fait actuels, Bykov apparaît comme un très rare héritier du grand art du cinéma soviétique des années 1920 et 1930, où les puissances formelles de la mise en scène étaient capables de mobiliser chez chaque spectateur une émotion, un élan, un rapport dynamique au monde débordant de toute part ce que le message pouvait avoir de formaté.

Le plombier Dimitri s’aperçoit que l’immeuble va s’effondrer, menaçant la vie de ses 800 habitants. Il entreprend de convaincre les autorités, et les locataires, de la nécessité d’une évacuation d’urgence. Tandis qu’il se heurte aux innombrables obstacles que lui opposent fonctionnaires, entrepreneurs mais aussi habitants accrochés à leurs habitudes, le film réussit une double opération de mise en évidence, de plus en plus près et de plus en plus loin.

Au plus près, c’est la capacité à construire une chronique d’un quotidien à la fois désespérant et loin d’être uniforme. Cette dimension, qui évoque de nombreux précédents dont le grand classique La Maison de la rue Troubnaia, de Boris Barnet (1928), rappelle surtout un des meilleurs films sur le délabrement de l’URSS à la veille de son effondrement, Délit de fuite de Iouri Mamine (1988). À cet égard, il est évident que rien ne s’est amélioré avec la Russie de Poutine pour ce qui concerne la vie quotidienne des habitants pauvres des villes de Russie. La violence, le cynisme, la mesquinerie, l’alcoolisme, auxquels s’ajoute désormais la drogue et les mafias, sont les traductions dans les comportements au jour le jour d’un monde bloqué. (…)

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“Le Président” fable pour les lendemains qui pleurent

president2014Le Président de Mohsen Makhmalbaf, avec Misha Gomiashvili, Dachi Orvelashvili. Durée: 1h58 | Sortie le 18 mars 2015

«Allume». «Eteins». «Allume». «Eteins». «Allume». Ils s’amusent, le grand père et son petit fils. Mais ils ne jouent pas avec un interrupteur, ils jouent avec la ville toute entière, avec les vies de tout un peuple, ce peuple et cette capitale d’un pays dont le vieillard est le général-président-dictateur-guide suprême-grand timonier-altesse-chef bien aimé, position à laquelle est promis le gamin lorsque son temps sera venu.

Allume. Eteins. En quelle langue l’enfant demande-t-il et le grand père transmet-il l’ordre? Peu importe ici que ce soit en fait du géorgien, idiome du pays où a été tourné le film. La langue est celle du pouvoir n’importe où au monde, le lieu est celui de l’écrasement des libertés par le despotisme où que cela se situe.Allume» dit l’enfant de 5 ans devant la cité obscurcie sur son injonction. «Allumez» dit le général grand père à ses sous-fifres. Mais ça ne s’allume pas. Et puis ça pète au loin. Et puis plus près, et puis partout. Malgré la répression terrible, le peuple se soulève, on tire dans le tas, on évacue à toutes fins utiles les familles des notables et une partie du butin, trop tard, la révolution progresse, l’armée change de camp. «Vive la liberté!», «Mort au dictateur!», ça y est l’histoire est en marche, avanti popolo, le dictateur se carapate. Il se débarrasse des colifichets les plus voyants de son pouvoir, essaie de changer ce visage qui il y a peu ornait tous les murs et toutes les places publiques, du culte de la personnalité au Wanted général il n’y a pas loin, ça peut devenir un souci.

Flanqué du gamin qui n’y comprend rien, le vieux salaud se lance dans une traversée désespérée de son pays à feu et à sang, où règne une violence qui va crescendo. Cette violence n’a rien de révolutionnaire, elle est au contraire on ne peut plus conformiste et archaïque, c’est celle des forts contre les faibles, des militaires contre les civils, des hommes contre les femmes, des faibles contre les encore plus faibles. (…)

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“Timbuktu”, la danse de la folie

ob_a40617_captureTimbuktu d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara, Kettly Noël.| Durée:1h37. Sortie le 10 décembre.

La gazelle, silencieuse et affolée. Le drapeau noir du djihad. Les vaches tranquilles près du lac au milieu du désert, un enfant. La ville et ses maisons de terre surmontées de paraboles. La violence du son des balles qui déchiquètent les statues.

Il y a une histoire, qui sera contée. Il y a une situation, qui sera décrite. Il y a une multiplicité de gens, de peuples, de langues. Il y a un monde composite, disjoint semble-t-il et qui pourtant est un seul ensemble.

La famille de bergers dans la tente sur la dune et la famille de pêcheurs sur la rive, c’est comme sorti d’un récit biblique, et c’est une scène de western, et c’est maintenant aussi. Maintenant, cette époque contemporaine où on tue à coups de pierres ceux qui n’ont pas officialisé leur amour devant le bon prêtre, ce Moyen-Âge de 4X4 et de kalach tenues par des jeunes gars paumés, qui s’engueulent ferme sur les mérites comparés de Zidane et de Messi.

Abderrahmane Sissako est comme… comment dire? Comme un danseur aveugle qui danserait toutes ses perceptions. Son film est sa danse.

«Aveugle» pas parce qu’il ne voit pas, évidemment, mais parce qu’il va au-delà, parce qu’il capte les vibrations, les intensités, les souffles. Il sait comment les islamistes ont pris les villes du Nord Mali, il sait ce qu’ils ont fait, et c’est là, à l’écran. Mais pas comme le décrirait un journaliste, un documentariste ou même un romancier, plutôt comme le modulerait un chanteur à bouche fermée ou un poète mystique.

Abderrahmane Sissako sait aussi ce qu’il y avait avant l’attaque des djihadistes, et comment cela continue, après la venue de soldats français qui les ont délogés, après les déplacements suivants, dans l’histoire, dans l’espace, dans l’actualité. Timbuktu n’est pas une chronique, c’est un récit mythologique. Et c’est ainsi, ainsi seulement, qu’il prend en charge l’acuité du présent.

Cela semble tout simple, une succession de saynètes disposées autour du fil conducteur d’un drame à la fois singulier et exemplaire, qui frappe la famille d’éleveurs située par le scénario au centre de l’écheveau de situations toutes reliées  –exemplaire, du moins, d’un état de violence à la fois barbare et bavarde, dans les mots d’une pseudo-justice comme dans les coups de fouets ou de feu. Mais non. Aucune figure ici n’est simple, pas même celle des assassins– surtout pas elles. Miroir paroxystique, de toute sa rage et de tout son rire, Zabou la folle créole parée d’oripeaux princiers et d’un coq altier tient tête aux fous d’Allah.

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Au fond des bois

Dans la brume de Sergei Loznitsa

Le deuxième long métrage du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa est un des nombreux, mais un des plus injustement oubliés du Festival de Cannes 2012. D’une exceptionnelle beauté, il réussit à offrir à ceux de ses spectateurs qui acceptent d’entrer dans son rythme, on devrait dire dans son souffle, l’accès à un état où le rêve, l’émotion et la pensée circulent librement, se transforment sans heurt l’un dans l’autre. Cette étonnante alchimie nait de l’alliage mystérieux de trois éléments dans l’athanor de la mise en scène de Loznitsa. Le premier de ces éléments est une parabole morale, un argument de fable abstraite – on peut songer au Mur de Sartre – emprunté au romancier Vassil Bykov, et situé durant la Deuxième Guerre mondiale, en Union soviétique occupée par les nazis.

Capturé par les SS avec d’autres villageois, Souchenia est relâché alors que les autres sont exécutés. Les résistants le considèrent comme traître, et envoient deux des leurs pour l’abattre. L’histoire de Dans la brume se joue entre ces trois protagonistes. Mais le film se joue tout autant dans la relation entre ceux-ci et l’environnement naturel, la forêt, la neige, la lumière et l’ombre, la chaleur palpable à l’intérieur des maisons de bois, le vent, le froid extrême. Rarissimes sont les films qui auront été capables à ce point de faire éprouver les sensations, les rapports à l’espace de manière aussi intense. Et c’est cette véritable expérience physique, au moins autant que le puzzle éthique posé par le jeu des certitudes et des doutes, la malléabilité ou la fixité des définitions du bien et du mal, qui fait la puissance, et même l’envoûtement du film.

Aux confins de cette méditation et de ces sensations se trouvent  les êtres humains, tels que les filme Loznitsa, tels que les incarnent ses interprètes. C’est évidemment le cas de l’acteur principal, Vladimir Sviski, qui donne à la fois présence et mystère, chair et esprit à Souchenia, figure de saint paysan cheminant vers un accomplissement sans rien perdre de sa présence triviale d’humain parmi les humains, une sorte de travailleur de force de l’humanité dans un monde en proie aux horreurs sans limites.

Mais c’est aussi vrai des autres, jusqu’à la dernière babouchka filmée avec une sensibilité qui permet au film de dépasser l’opposition entre le monde des rapports humains et le monde des éléments naturels. C’est par la présence des hommes et des femmes que Dans le brouillard atteste qu’il n’y a qu’un seul monde, sans solution de continuité entre idéaux et matière.

Ce résultat assez prodigieux est obtenu grâce au sens de la composition d’un cinéaste dont les courts métrages et les documentaires avaient prouvé l’instinct de cinéaste, avant que son premier long métrage de fiction (My Joy, 2010) ne marque un nouveau pas en avant. Mais c’est un véritable bond qu’accomplit cette fois le réalisateur, grâce à son sens du rythme et du cadre, à la rigoureuse justesse des choix sonores, à l’aisance avec laquelle il circule entre les époques comme à la précision avec laquelle il inscrit un corps dans un environnement boisé ou enneigé.

 

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