La Quatrième Voie de Gurvinder Singh, avec Suvinder Vikky, Rajbir Kaur, Gurpreet Bhangu, Taranjeet Singh. Durée: 1h55. Sortie le 8 juin 2016
Nous voyons ces deux hommes. Nous ne savons rien d’eux. Ils ne parlent pas. Ils traversent en bus une ville inconnue, puis continuent à pied. Ils sont pressés. Rien de ce que nous percevons, image et sons, n’apporte d’information, sinon qu’on est « en Inde ». En prélude, un carton a mentionné l’Etat du Pendjab en 1984, moment de graves troubles où les Sikhs, majoritaires dans la région, affrontent la police et l’armée, qui détruit le lieu saint, le Temple d’or d’Amritsar, ce qui entrainera quelques mois plus tard l’assassinat d’Indira Gandhi par ses gardes sikhs. Ce sont des informations générales, impossibles à utiliser en relation avec ce qu’on voit à l’écran, en tout cas par qui ne connaît pas bien le pays et son histoire.
Les deux hommes arrivent dans une gare. Ils veulent aller à Amritsar, attendent longuement un train, sont rejoints pas trois autres que leur turban et leur barbe aident à identifier comme Sikhs. Ils ont la même destination. Lorsqu’un train arrive enfin, il leur est interdit à tous d’y monter, mais ils s’y installent en forçant le passage. Dans le fourgon se trouvent d’autres hommes, sikhs également.
L’histoire contée par le film n’est pas commencée. Elle ne se passe pas à ce moment-là ni à cet endroit-là (durant le voyage en train) mais « quelques mois plus tôt » (nouveau carton), dans une ferme et ses environs, campagne et village. Ce qui est bel et bien commencé, et de très appétissante façon, c’est la manière de filmer de Gurvinder Singh, et ce qu’elle engendre.
Les plans séquences, l’attention aux visages et aux gestes, la capacité à accueillir des atmosphères sans les assigner à une signification ou à une symbolique établissent une écriture ouverte, à la fois suggestive et intrigante. D’autant plus intrigante pour un spectateur occidental – et c’est en l’occurrence un véritable bienfait, dès lors qu’on accepte d’accompagner ce qui ne sera jamais ni expliqué par un commentaire (verbal ou visuel), ni assigné à un enchainement narratif.
La Quatrième Voie, dont le titre est lui aussi énigmatique, mobilise le vocabulaire du cinéma fantastique, parfois du film d’horreur, parfois du pamphlet politique, du film d’action, de la comédie, de la chronique sociale, du poème visuel. Il faut un certain temps pour se faire à l’idée que jamais une de ces modalités ne prendra le pas sur les autres. L’interminable débat sur l’exotisme, sur le fait de faire là-bas des films vus ici, trouve ici une réponse singulièrement heureuse, par la manière dont le cinéaste – qui connait fort bien le vocabulaire et l’histoire de l’art du cinéma – choisit de ne pas se soucier d’autres critères que ceux qui régissent le monde où se passe son film.
La famille sikhe au centre du récit, ses démêlés avec les militants en armes, avec les soldats, avec les leaders du village, le sort devenu central du chien de la maison, la beauté fascinante des plans de nature, les dilemmes du père de famille, la peinture des mœurs rurales… ce sont autant de composants, qui s’assemblent selon des logiques inédites, des compositions singulières où le suspens, jusqu’à l’extrême bord d’un gouffre de terreur, la violence, le quotidien débonnaire, affectueux, le souffle lointain, puis soudain proche, de l’actualité politique de la région, fabriquent un monde aux règles inusitées.
Gurvinder Singh a le grand mérite de ne pas filmer pour des spectateurs occidentaux, il travaille de l’intérieur un monde qu’il connaît bien. Et ce double mouvement – proximité entre le film, le sujet, les protagonistes et l’auteur/éloignement pour un public européen – augmente la puissance de suggestion des plans, les ressources poétiques de leur assemblage.
C’est peu de dire que cela ne va pas de soi, la même configuration pourrait produire un résultat incompréhensible, ou de piètre intérêt. Assurément le sens du cadre et de l’image est ici d’un grand recours, et la manière d’utiliser notamment l’obscurité, les basses lumières, la brume, paradoxalement augmente un autre accès au film, aux émotions et aux idées qui l’animent.
Mais il y a davantage, même si cela est difficile à formuler. Disons : un sentiment du monde. Car il s’agit à la fois d’événements politiques très précisément situés, de grandes questions (les minorités, les inégalités, la situation agraire, la lutte armée, le comportement des autorités et des forces de l’ordre) toujours actives dans la société indienne, et d’une parabole universelle. L’élégance attentive de la mise en scène en même temps que sa volonté de ne pas se soumettre à un récit, encore moins à une démonstration, délient les puissances qui habitent ce film, film qui se révèle extrêmement ambitieux malgré son apparente modestie.
On remarquera aussi que c’est le deuxième film indien en quelques semaines, après le déjà remarquable mais tout à fait différent Court de Chaitanya Tamhane, qui témoigne de l’apparition d’une nouvelle génération de réalisateurs dans ce pays, riche des plus hautes promesses.
lire le billetLes Délices de Tokyo de Naomi Kawase, avec Masatoshi Nagase, Kirin Kiki, Kyara Uchida. Durée : 1h53. Sortie le 27 janvier
À propos du Japon, déjà, il y avait cet exemple fameux où un critique (1) s’émerveillait de se découvrir sensible, et même profondément concerné par le sort de gens aussi éloignés de sa vie réelle que des aristocrates nippons à l’époque médiévale. Du moins les personnages de L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi affrontaient des épreuves et des tourments qu’il était possible de transposer imaginairement dans des contextes plus familiers. Mais le sort réservé à de la pâte de haricot rouge!
C’est le miracle du film de Naomi Kawase, qui vient prouver de façon apparemment modeste et donc d’autant plus éclatante cette vérité du cinéma: il n’y a pas de petit sujet, il n’y a pas de récit infilmable, et il n’y a pas non plus, malgré tous les fossés historiques, géographiques et culturels, d’étrangeté rédhibitoire, de fossé infranchissable –à condition d’accepter qu’on perd, ou rate toujours quelque chose au franchissement dudit fossé.
Des tribulations microscopiques entre un marchand de pâtisseries traditionnelles installé dans une échoppe elle-même minuscule et une vieille dame un peu fofolle qui tient mordicus à y préparer ces friandises appelées dorayaki, la réalisatrice de Still the Water fait une fresque. Une épopée de l’écumoire, une légende de la gamelle, une métaphysique de la cuisson lente.
Les Délices de Tokyo est un film dont les héros sont des haricots. C’est cela, un(e) grand(e) cinéaste: quelqu’un de capable de filmer des fèves comme des êtres vivants et émouvants. Et ce quand bien même vous n’avez jamais de votre vie mangé d’an, la pâte de haricots rouges sucrés prisée en dessert au Japon, ou si, en ayant goûté, vous n’aimez pas du tout ça (comme moi).
Cinéaste radicale et singulière vivant et travaillant d’ordinaire loin des grands centres urbains et de l’industrie du cinéma (dans la campagne de Nara), saluée dans le monde entier mais peu appréciée par les médias et le grand public de son pays, Kawase réalise cette fois un film clairement destiné d’abord à ses compatriotes. (…)
1 — Jean Douchet, dans un texte pour les Cahiers du cinéma, repris dans le livre L’Art d’aimer.
Ixcanul de Jayro Bustamante, avec Maria Mercedes Croy, Maria Telon, Manuel Antun, Justo Lorenzo. Durée: 1h30. Sortie le 25 novembre.
Une histoire birmane d’Alain Mazars, avec Soe Myat-thu, Thila Min, U Win-tin. Durée: 1h27. Sortie le 25 novembre.
L’exotisme a mauvaise presse, le mot est presque toujours employé de manière péjorative. Le sens qu’il a pris de folklore superficiel dissimulant les réalités d’un pays ou d’une culture éloignée de «la nôtre» (c’est quoi, la nôtre?) est négatif. Mais, dans son principe, le fait d’être confronté aux mœurs et usages fort différents de ceux auxquels on est accoutumés n’a rien de répréhensible, bien au contraire.
En ce qui concerne les films, le reproche d’exotisme s’accompagne souvent d’un deuxième grief, supposé encore plus infâmant: l’idée que les films ainsi qualifiés seraient faits pour les étrangers, les Occidentaux, et pas pour les spectateurs de leur pays d’origine.
Étrange reproche en vérité: il faudrait donc impérativement que les Chinois fassent des films «pour les Chinois» (c’est quoi, «les Chinois»?), les Bulgares pour les Bulgares, les Guatémaltèques pour les Guatémaltèques. La France aux Français, quoi. Et qui a décidé que ce qui intéresse les uns n’intéresse pas les autres?
Fort heureusement, le cinéma, quasiment depuis sa naissance grâce aux opérateurs Lumière envoyés dès la fin du XIXe siècle dans le monde entier, comme leurs collègues de chez Gaumont, Pathé ou Albert Kahn, ont fait exactement le contraire. Exotiques, ils le furent, ah ça oui. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ils ont montré le monde au monde –et, partout, tout le monde a été passionné, émerveillé, amusé par ça. Même si au passage ont été mis en circulation d’innombrables clichés, simplismes et visions condescendantes qu’il convient de repérer et de combattre, voilà tout de même une idée plus généreuse et plus dynamique que l’injonction du repli sur soi sous-jacente à la haine par principe de l’exotisme.
Les festivals de cinéma sont, et c’est heureux, des machines à produire de l’exotisme. Ils sont par excellence des carrefours où se croisent, se confrontent, consonnent ou dissonent des réalisations venues des innombrables coins du monde. Et ils sont aussi, parfois, les pistes d’envol vers une distribution en salles et/ou une diffusion télé. C’est exemplairement le cas d’Ixcanul du jeune réalisateur guatémaltèque Jayro Bustamante. Depuis son Ours d’argent au Festival de Berlin en février, il a raflé pas moins de quinze récompenses dans autant de manifestations un peu partout sur la planète. Ce qui veut dire d’abord qu’il a été vu pas des milliers et des milliers de gens du monde entier. Mais surtout sa réalisation en offre quasiment un cas d’école en matière d’exotisme bien compris, pour «nous», spectateurs français, européens, Nord-Occidentaux.
Très vite, alors que l’intrigue du film n’est pas encore lancée, les plans sont tournés de telle sorte qu’on s’étonne et se rend attentif à tout ce qu’on perçoit –des visages et des corps «différents», une langue aux sonorités particulières et dont on ne saura pas le nom même si on se doute que c’est celle d’Indiens de cette partie de l’Amérique centrale. Mais aussi des fruits, des tissus, des manières de manger et de s’habiller, une forme particulière de syncrétisme religieux…
Ixcanul n’est pas un traité d’ethnologie chez les Mayas, c’est une histoire pleine de rebondissements et d’émotions. Et assurément si le film en restait à la description simplificatrice (forcément simplificatrice) d’un mode de vie, il tomberait sous le sens négatif du mot «exotisme».
Au lieu de quoi, il met en place autour de la famille dont il conte l’histoire tout un jeu articulant le proche et le lointain, la relation aux populations urbaines hispanophones, le mirage du voyage vers les États-Unis, le rapport complexe, et le cas échéant dangereux, à des croyances qui sont d’abord des moyens de faire avec l’état de la nature et les contraintes du travail, et de la collectivité.
D’autant plus émouvant qu’il est d’une grande sécheresse, sans un gramme de sentimentalisme, Ixcanul donne bien, en effet, le sentiment de découvrir des humains, des paysages, des pratiques auxquelles on n’a pas l’habitude d’avoir affaire –et dès lors qu’on croit pouvoir affirmer que ni les personnages ni les spectateurs ne sont traités de manière infantilisante ou manipulatrice, c’est un réel bonheur que de faire cette rencontre-là.
La situation est entièrement différente avec Une histoire birmane. Ici, l’exotisme, au sens de rencontre de deux lointains, ne concerne pas seulement la vision «ici» d’un film de «là-bas». Elle est au principe même du scénario et de la réalisation. Triple exotisme même.
Tokyo fiancée de Stefan Liberski, avec Pauline Etienne, Taichi Inoue, Tokio Yokoi, Akimi Ota, Julie Le Breton, Alice de Lencquesaing. Durée: 1h40. Sortie le 4 mars.
Echaudé par la précédente adaptation des tribulations japonaises d’Amélie Nothomb, le très vilain et très raciste Stupeur et tremblements, avouons être allé à la rencontre de Tokyo fiancée (d’après Ni d’Eve ni d’Adam de la même auteure, chez Albin Michel) avec quelque appréhension. La surprise n’en aura été que meilleure, d’autant qu’elle est à mettre au crédit d’un jeune réalisateur et d’une encore plus jeune actrice.
« J’avais 20 ans et je voulais être japonaise » énonce en voix off sur un ton définitif la jeune héroïne, Zazie d’un désarmant enthousiaste pour un pays auquel la relie le hasard d’une naissance, mais dont elle n’a qu’une connaissance très superficielle. Moyennant quoi la pétillante Amélie se jette dans le miso (à l’eau, ou dans le potage), et se débrouille. Amélie ? le nom du personnage évidemment, et aussi de celle qui a la première raconté cette histoire directement inspirée de la sienne propre.
Mais aussi, inévitablement, un écho au prénom de la miss Poulain qui pour le pire ou pour le pire a squatté une certaine manière de représenter une partie du monde de manière schématique, haute en couleur et humoristique. Cette nouvelle Amélie de cinéma, qui semblait partie pour faire de même avec le Japon, fait tout le contraire. Ne cesse de se poser des questions, avec drôlerie et pertinence, sur ce qu’elle voit et croit voir, sur ce qu’elle comprend et croit comprendre. Tribulations amoureuses avec son élève des cours de français qu’elle donne sur place, expérience quotidienne de voisinage, de souci domestique comme de rencontre fortuite avec une autre idée de l’existence, de la réalité et de tout ce que vous voudrez qui fait office d’horizon à l’humanité, cette Fiancée est de fait une très heureuse anti-Amélie Poulain.
La vivacité des épisodes et la finesse des commentaires mi-figue au saké mi-raisin du terroir viennent de chez Nothomb – comme l’éloge relativiste et fort peu japonais de l’état de fiancée. Episodes et commentaires étaient alors si écrits, si littéraires qu’en faire cinéma semblait une gageure. Elle est relevée au pas de charge par ce tandem inattendu composé par le réalisateur belge Stefan Liberski, également écrivain et dont c’est le troisième long métrage (après Bunker Paradise et Baby Balloon) et la comédienne belge Pauline Etienne. On a remarqué la demoiselle dans Qu’un seul tienne et les autres suivront de Léa Fehner en 2009, elle était extraordinaire dans Eden de Mia Hansen-Løve, là elle emporte tout avec elle. Une flamme un peu ronde, un instinct pour la comédie au double sens du jeu, et du rire – non, ce n’est pas pareil. On ne croise pas tous les jours une jeune clown sensuelle et fine, chez qui l’enfance et la féminité adulte s’entremêlent si précisément.
Pauline/Amélie circule d’émotions de jeune fille en questions de voyageuses, d’inquiétudes domestiques en émerveillements plus ou moins justifiés devant ce que le monde japonais offre de plus évidemment merveilleux, et de plus secrètement merveilleux – et aussi l’envers, banal, vulgaire, brutal, injuste. Et puis encore ce qui échappe à cette opposition binaire, les rituels sublimes et grotesques, les points aveugles, les copies-détournements de l’Occident, les petits chats roses et le No.
Mieux elle connaît, plus elle se perd, mais avec une énergie qui est bien à elle, que le personnage et l’interprète d’un seul élan incarnent dans ses élans et ses hésitations, ses formules-gags et ses doutes honnêtes.
Cela ferait un film fort plaisant, et une véritable réussite dans l’exercice compliqué de l’adaptation littéraire, qui plus est d’un récit autobiographique. Cela ferait aussi, sur un mode souriant et coloré, une méditation bien venue parce que modeste sur l’exotisme, les possibilités et les limites de la compréhension de l’ailleurs et des autres – une version très française du très américain Lost in Translation. L’écho assourdi du « tu n’as rien vu à Hiroshima » semble pouvoir se passer de la catastrophe, pour juste murmurer que, cataclysme nucléaire ou pas, l’expérience des autres est impartageable, ou en tout cas de manière partielle, incomplète, distordue. L’expédition initiatique de la jeune fille sur les contreforts du Mont Fuji le raconte très bien, à son corps défendant. Mais la catastrophe aussi est là.
Respecter l’esprit du livre exigeait de réaliser le film au présent. Réaliser ce film-là au présent exigeait de prendre en compte ce qui arrive au Japon au moment où on filme, et qui forcément n’est pas dans le livre. S’émancipant de l’ouvrage dans ses dix dernières minutes, acceptant ou même revendiquant de recevoir de plein fouet le séisme de Fukushima, l’adaptation de Stefan Liberski y gagne une soudaine et très juste gravité, qui loin de contredire la légèreté qui domine dans tout le reste du film lui donne son véritable sens.
lire le billetIxcanul (Volcano)de Jayro Bustamante (Compétition), K d’Emyr ap Richard et Darhad Erdenibulag (Forum).
L’exotisme a mauvaise presse, son emploi est devenu presque toujours péjoratif. Pourtant, si bien entendu le sens qu’il a pris de folklore superficiel dissimulant les réalités d’un pays ou d’une culture éloignée de la « nôtre » ( ???) est négatif, dans son principe le fait d’être confronté aux mœurs et usages fort différents de ceux auxquels on est accoutumés n’a rien de répréhensible, bien au contraire. En ce qui concerne les films, le reproche d’exotisme s’accompagne souvent d’un deuxième, supposé encore plus infâmant : l’idée que les films seraient faits pour les étrangers, les Occidentaux, et pas pour les spectateurs de leur pays d’origine. Etrange reproche en vérité : que les Chinois fassent des films « pour les Chinois » (c’est quoi ?), les Bulgares pour les Bulgares, les Guatémaltèques pour les Guatémaltèques. La France aux Français, quoi. Fort heureusement, le cinéma, quasiment depuis sa naissance grâce aux opérateurs Lumière envoyés dès la fin du 19e siècle dans le monde entiers, comme leurs collègues de chez Gaumont, Pathé ou Albert Kahn, ont fait exactement le contraire. Exotiques ils le furent, ah ça oui. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ils ont montré le monde au monde – et, partout, tout le monde a été passionné, émerveillé, amusé par ça. Même si au passage ont été mis en circulation d’innombrables clichés, simplismes et visions condescendantes qu’il convient de critiquer, voilà tout de même une idée plus généreuse et plus dynamique que l’injonction du repli sur soi sous-jacente à la haine par principe de l’exotisme.
Les grands festivals internationaux sont, et c’est heureux, des machine à produire de l’exotisme. Ce samedi par exemple à la Berlinale, on pouvait rencontrer deux films venus de pays qui n’ont pas l’habitude d’inonder nos écrans, et c’était deux très belles rencontres.
En compétition, Ixcanul (Volcano)du jeune réalisateur guatémaltèque Jayro Bustamante, en offrait quasiment un cas d’école. Très vite, alors que l’intrigue du film n’est pas encore lancée, on s’étonne et se rend attentif à tout ce qu’on perçoit – des visages et des corps “différents”, une langue aux sonorités particulières et dont on ne saura pas le nom même si on se doute que c’est celle d’Indiens de cette partie de l’Amérique centrale, mais aussi des fruits, des tissus, des manières de manger et de s’habiller, une forme particulière de syncrétisme religieux… Ixcanul n’est pas un traité d’ethnologie chez les Mayas, c’est une histoire pleine de rebondissements et d’émotions. Et assurément si le film en restait à la description simplificatrice (forcément simplificatrice) d’un mode de vie, il tomberait sous le sens négatif du mot « exotisme ».
Au lieu de quoi, il met en place autour de la famille dont il conte l’histoire tout un jeu articulant le proche et le lointain, la relation aux populations urbaines hispanophones, le mirage du voyage vers le Etats-Unis, le rapport complexe, et le cas échéant dangereux, à des croyances qui sont d’abord des moyens de faire avec l’état de la nature et les contraintes du travail, et de la collectivité. D’autant plus émouvant qu’il est d’une grande sécheresse, sans un gramme de sentimentalisme, Ixcanul donne en effet le sentiment de découvrir des humains, des paysages, des pratiques auxquelles on a pas l’habitude d’avoir affaire – et dès lors qu’on croit pouvoir affirmer que ni les personnages ni les spectateurs ne sont traités de manière infantilisante ou manipulatrice, c’est un réel bonheur que de faire cette rencontre-là.
La situation est complètement différente avec K des cinéastes mongols Emyr ap Richard et Darhad Erdenibulag. Cette fois, l’histoire, on la connaît très bien, puisqu’il s’agit d’une transposition du Château de Kafka. Et c’est justement là que joue l’exotisme, mais d’une autre manière, grâce à la liberté dont font preuve les auteurs, respectant méticuleusement l’esprit de l’ouvrage mais l’offrant à une totale contamination par les choses, les lieux, les gestuelles du village de Mongolie où se déroule le film.
La singularité et la séduction des corps, l’étrangeté (à nos oreilles occidentales) de la langue, l’usage des musiques et des chansons, l’incertitude sur le degré de réalisme des bâtiments ou des costumes dans un contexte qui est aussi celui d’un conte fantastique, réinventent littéralement le récit de Kafka. Ils lui donnent une autre chair et d’autres échos sans jamais le trahir. Pas question ici de parler d’une valeur ethnographique, mais la puissance documentaire, elle, joue tout de même puissamment, quoique de manière plus décalée – souvent drôle, voire carrément burlesque, et parfois inquiétante : l’absurde et la violence du pouvoir n’ont pas l’air hors contexte dans ce cadre, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ixcanul est-il un film pour les Guatémaltèques ? K est-il un film pour les Mongols ? Qu’est-ce que j’en sais, moi qui ne suis ni l’un ni l’autre ? Ce sont des films qui le temps de leur projection, se seront en tout cas adressés à moi, depuis leurs lointains, avec leurs lointains mais sans s’y résumer, sans prétendre en avoir tout dit ni se contenter de ces éléments particuliers. Et c’est pour cela que je peux, de ma place de spectateur (occidental, festivalier, etc.), la seule place d’où il me soit légitime de m’exprimer, les accueillir et en faire quelque chose – et ainsi me sentir un peu moins ignorant du monde où je vis. Faut-il vraiment en exiger davantage ? Ou juste réaffirmer cette banalité : l’exotisme n’est pas un péché en soi, il y a justes des bons et des mauvais films exotiques. Ixcanul et K sont des bons films, dont l’exotisme est une des vertus.
lire le billetIn Another Country de Hong Sang-soo s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.
Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de la mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux, où se retrouvent sous des configurations différentes les mêmes lieux (une auberge, la plage, la tente du maître nageur, le phare) et, plus ou moins, les mêmes protagonistes.
On songe à Eric Rohmer, pour la légèreté du ton et la profondeur de la méditation ainsi proposée sur la manière dont se regardent et se parlent les humains, avec et malgré les différences de langue et de références, pour l’interrogation amusée et attentive de ce qui fait narration, et ce qui fait personnage, dans certains agencements de situations.
Composés comme de rigoureuses aquarelles, les plans d’une vibrante élégance ouvrent tout l’espace aux puissances qu’ils mobilisent: puissance des ressources de jeu d’Isabelle Huppert qui jouit ici d’une exceptionnelle liberté, puissance de la mer et du vent, puissance du rire. A Cannes où le film était présenté en compétition, on a ri, beaucoup et de bon cœur dans la grande salle du Palais du Festival, avant que le public ne fasse au réalisateur et à ses acteurs un triomphe aussi mérité que réjoui. Les ovations sont fréquentes, les éclats de rire nettement moins.
César doit mourir est une belle surprise, qui permet de retrouver des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des réalisateurs de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le « vécu » du film, ce qu’on ressent durant la séance, est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la polyphonie riche de sens des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.
L’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien – la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de César doit mourir un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.
(Ce texte est composé de nouvelles versions de deux critiques publiées sur slate.fr lors de la présentation des films à Cannes et à Berlin)
lire le billet
Bi, n’aie pas peur de Phan Dang Di.
Quelque chose est en train d’arriver, et on ne sait pas ce que c’est (air connu). D’arriver où ? Au Vietnam. Dans le monde, du fait de ce qui se passe au Vietnam. Dans le cinéma vietnamien. Aucun événement bouleversant jusqu’ici, mais des indices suffisamment nombreux et cohérents pour ne pas laisser place au doute. Bi, n’aie pas peur est, pour le cinéma – mais pas seulement – un de ces indices parmi les plus significatifs, dans ses réussites comme dans ses défauts.
C’est que le premier long métrage de Phan Dang Di est un curieux objet. Construit autour du regard sur son entourage d’un enfant de 6 ans à Hanoï, il ne cesse de recomposer ses personnages (les parents, le grand-père, la tante et quelques autres) selon des enjeux différents, sinon antagonistes. Dans l’usine de blocs de glace qui est un des terrains d’aventure du petit garçon, la caméra ne cesse de basculer d’une captation documentaire aux franges du fantastique à de l’imagerie décorative, pour soudain laisser entrevoir au-delà de la dureté du travail des jeunes gens qui y triment une oppression sexuelle imprévue. Dans la maison familiale délaissée par le père alcoolique et coureur, la circulation des femmes (mère, tante, cuisinière), l’absence du père puis sa présence hostile et imbibée, l’immobilité du grand-père revenu d’un exil opaque pour mourir composent un environnement d’autant plus complexe autour de l’infatigable petit garçon que nous manquons de clés pour identifier le statut de cette famille, comprendre de quoi elle vit ou d’où elle vient.
Dans cette chronique familiale au service d’un roman d’initiation (la découverte du monde par le petit Bi, schéma on ne peut plus classique), les espaces soudain ouverts, dans les rues et les bistrots en plein air mais surtout dans les campagnes, les marais et le bord de mer transformé en désert de blocs de béton surgissent comme des trouées déstabilisante au sein de ce sage récit. Une plante, un animal peuvent à tout moment devenir élément perturbant. Mais ce sont surtout les véritables saillies sexuelles, de plus en plus rapprochées et explicites, qui viennent de manière abrupte perturber le cours du film, et surtout du rapport confortable, mais passablement ennuyeux, qui semblait devoir s’établir avec lui.
Le désir violent du père pour une jeune masseuse, l’accomplissement lascif de ses devoirs conjugaux par la mère malgré l’indifférence de son mari, l’écartèlement de la jeune tante entre l’acceptation du fiancé que l’entourage lui destine et le désir éperdu pour un des lycéens auxquels elle enseigne, ou l’étrange match de foot joué par une bande de garçons nus dans un champ de boue, paroxysme de la présence obstinée de tous les fluides, naturels et humains, dans ce monde entre réalisme, illustration et onirisme, baigné de la sueur de la saison des pluies, n’en finissent plus de déstabiliser le cours d’un film qui se révèle de moins en moins tranquille.
Il en va de même dans sa réalisation. C’est d’abord l’embarrassante joliesse publicitaire des images qui frappe. Ainsi le côté mannequin supermaquillé et superéclairé des acteurs et surtout des actrices : Nguyen Thi Kieu Trinh, qui joue la mère, et Hoa Thuy, qui joue la tante, sont sublimement belles, elles n’ont vraiment pas besoin de ça, et du coup c’est Hoang Phuong Tao, la masseuse, qui devient la présence la plus touchante, parce que le fait son personnage vive dans un univers sordide la libère des affèteries d’image et lui laisse un peu plus d’existence humaine. Il en va de même du trop mignon petit garçon qui tient le rôle-titre, et des mimiques mièvres et autres gadgets « enfantins » (pas les bulles de savon, pitié) qui édulcorent un comportement par ailleurs loin d’être toujours si conforme. Heureusement, ces complaisances sont contredites par des brusqueries de montage, d’inattendues embardées vers une lande déserte, un coït sinistre au terme d’un weekend romantique, le suspens du temps dans la ronde des verres de bière et des conversations sans fin entre hommes saturés d’ennuis et d’alcool, le mystère inexpliqué d’une bestiole dans un pot de chambre…
En 2010, le film de Bui Thac Chuyen Vertiges (d’après un scénario de Phan Dang Di, le réalisateur de Bi) était le premier signe identifié de ce nouveau moment du cinéma vietnamien, et du pays lui-même. Il se distinguait par la recherche outrancière d’un érotisme exotique et décoratif. Bi n’est pas exempt de ces défauts, mais ils sont contrebalancés par un côté beaucoup plus cru, et des « irrégularités » esthétiques qui en grande partie le sauvent.
Ce caractère composite, sinon contradictoire résonne directement avec l’état d’un pays toujours marqué par la guerre, la pauvreté et l’autoritarisme politique et en même temps très avancé dans un développement occidentalisé et mercantile. L’an dernier, un très beau film du cinéaste libanais Mohamed Soueid, My Hearts Beats Only for Her, attestait du « devenir Dubaï » (1) du Vietnam, y compris de Hanoï où surgissent centres commerciaux géants, beach resorts et vastes avenues pour les limousines d’importation. Ce n’est pas ce que filme Phan, mais c’est dans sa manière de filmer. Et si l’injonction du titre incite clairement un petit garçon à envisager l’avenir sans crainte, malgré un présent qui n’a rien de serein ni de rassurant, son « n’aie pas peur » s’adresse clairement au pays lui-même. Et aussi peut-être aux possibles spectateurs étrangers du film, et des suivants qui ne manqueront pas de nous parvenir depuis le Vietnam.
(1) Cf. Le Stade Dubaï du Capitalisme de Mike Davis (éditions Les Prairies ordinaires).
lire le billetElle est belle, elle est noire, elle ne ressemble à aucune héroïne de cinéma. Elle est quoi ? Durant 2h40, le film la regarde, l’offre à nos regards. Elle a désormais, pour l’Histoire, un nom: « la Vénus hottentote », formule si intrigante, si sonore et imagée qu’elle aussi oblitère une histoire compliquée, incertaine. Elle a pour bagage depuis bientôt deux siècles un statut, celui de victime du racisme et du colonialisme, et une statue, celle fabriquée à partir des moulages effectués à même son corps par l’Académie de médecine sous la conduite de Cuvier. A même son corps, vif ou mort.
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