Michael Moore, coup de fouet en retour

wtin1Moore plante le drapeau américain dans le bureau du procureur islandais qui a fait condamner les banquiers spéculateurs.

Where to Invade Next de Michael Moore. Durée: 2h. Sortie le 7 septembre.

Le nouveau film de Michael Moore tient à la fois du gag, de l’incantation et du remède de cheval. Sa sortie en France élève ces trois dimensions au carré. Car Where to Invade Next n’a pas été conçu pour le public français, mais pour celui des États-Unis.

Le gag est mis en place d’emblée, lorsqu’après avoir mis en scène le constat par le haut commandement des armées américaines, Michael Moore suggère d’aller enfin envahir des pays disposant de ressources utiles et susceptibles d’être appropriées par les États-Unis. Et se propose de mener lui-même ces opérations, seul mais armé de sa casquette et d’une bannière étoilée, de son bon sens et de sa faconde.

Michael Moore se lance donc à la conquête de l’Europe, où, pays après pays, il découvre des trésors inouïs, inconnus de ses compatriotes: les congés payes en Italie, la diététique dans les cantines scolaires en France, le droit du travail en Allemagne, l’éducation coopérative avec les élèves en Finlande, les universités gratuites en Slovénie, la dépénalisation de la consommation de drogue au Portugal, une justice qui considère que la privation de liberté est une peine suffisante sans qu’il soit besoin d’y ajouter mauvais traitements et humiliations en Norvège, la possibilité d’emprisonner les banquiers véreux en Islande.

Pas dupe, il a prévenu: «Je suis venu cueillir des fleurs, pas des orties.» Selon un principe comparable à celui de Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, Where to Invade Next prend le parti de ne regarder que les aspects positifs dans une série de pays européens (auxquels est adjointe la Tunisie en l’honneur de sa révolution), même si personne n’ignore que tout n’est pas au mieux dans cette région du monde. Voilà le côté remède, et même potion magique. (…)

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“Aferim!” une épopée historique, si loin si proche

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Aferim! de Radu Jude, avec Teodor Corban, Mihai Comanoiu, Cuzin Toma.  Durée: 1h45. | Sortie le 5 août.

Les chevaux et les pierres. La lumière et la voix. Dans le creuset d’un Scope noir et blanc somptueux, mythologique, ce sont ces éléments concrets, sensibles, qui vont faire advenir le miracle Aferim! Soit un film d’aventures comique et violent, historique et onirique, où personnages et situations existent constamment à plusieurs titres.

Ces personnages sont les protagonistes d’un western roumain, qui est aussi un roman picaresque européen, avec poursuites, bagarres, rencontres étranges, moments de grâce suspendus à un rayon de soleil entre les branches, à la pénombre d’une auberge, à l’intensité d’un regard.

Mais ces personnages (hommes d’armes, paysans, nobliaux, tsiganes, tavernier, idiot du village, servantes, châtelaine, prostituées, artisans…) sont aussi les figures oubliées, niées, d’une histoire si voisine de la nôtre et restée si étrangère, histoire occultée aussi, là même où elle a pris place. L’histoire de l’esclavage des Tsiganes dans une partie de l’Europe du XIXe siècle, l’histoire proche de la misère insondable, de la brutalité des rapports de domination imposés par les prêtres et les seigneurs locaux, des bains de sang qui ont noyé les révoltes, émeutes de la fin et aspirations démocratiques.

Et ces personnages sont encore, mais du même mouvement, les incarnations de la haine raciste, de l’ignorance meurtrière qui commence par l’emploi permanent des mots de mépris, de la détestation des «autres», tous les autres, les Juifs, les Russes, les Turcs, et ceux qu’on n’appelait pas encore les Roms –maltraités en paroles et en actes pire encore que tous les autres, jusqu’aux extrêmes de la cruauté.

Ils sont des êtres de fiction d’il y a 180 ans joués par des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Des hommes et des femmes qui appartiennent à un pays (la Roumanie), à une région (l’ex-Europe de l’Est), à une Union européenne, à un monde où, avec d’autres mots et des règles différentes, le mépris, la peur et la haine des autres prospèrent toujours, humilient et maltraitent, regagnent du terrain, tuent encore.

En cet an de disgrâce 1835, le gendarme Costandin au service d’un potentat de Valachie traque un esclave tsigane en fuite. (…)

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Violence et beauté des tours jumelles

MERCURIALES-photo7Mercuriales de Virgil Vernier, avec Ana Neborac, Philippine Stindel. 1h44. Sortie le 26 novembre.

Elles sont deux tours, Levant et Ponant, les usagers du périphérique parisien connaissent bien leur faux air de World Trade Center. « Les Mercuriales » est écrit sur chacune. Elles sont deux filles, Lisa et Joane. Une vient d’Europe centrale, l’autre de la banlieue. Travaillant dans les tours comme hôtesses d’accueil, les deux filles deviennent amies. On voit un peu de l’organisation intérieure des tours, la sécurité, les coins cachés et essentiels. On voit un peu le fonctionnement intime des filles, leurs angoisses, leurs pulsions, les angles secrets de deux sœurs d’élection, si semblables et si différentes.

« Mercuriales », ce mot qui veut dire plein de choses (une assemblée, une mauvaise herbe, une réprimande), s’inscrit sur le ciel de Bagnolet, et sur celui de l’Olympe, invocation mythologique abstraite qui, comme tous les choix de mise en scène, n’affirme rien, n’énonce rien, mais suscite une sorte vibration intérieure à la captation de réalités triviales.

Virgil Vernier semble déambuler presqu’au hasard, il suit un jeune vigile, se laisse attirer par cette jeune femme qui exhibe ses seins refaits, suit une trajectoire, en croise une autre. D’autres figures apparaissent autour de Lisa et Joana, la colloc black et sa petite fille dont les deux amies s’occupent, un fiancé pour la colloc, un Gaulois passé musulman rigoriste… D’autres lieux (boite de nuit, maison abandonnée, cour de HLM, échangeur, mairie…), d’autres états (euphorie, fureur, déprime, espoir…). Où a lieu cette scène de bacchanale grotesque, archaïque, filmée avec une vieille caméra vidéo ? Quel est le site de ces scènes de spectacle pornographie ? Dans quelle contrée ces soldats armés de mitraillette patrouillent-ils parmi les enfants et les ménagères ? La réponse est la même, évidente : dans Mercuriales.

Extrêmement réaliste mais porté par une sorte de légèreté poétique, de fluidité sensible qui dérive de scène en scène, Mercuriales construit un univers, à la fois microcosme entre ces deux filles élancées comme des tours, impeccablement design elles aussi, et monde immense, monde d’aujourd’hui approché dans la tonalité d’un conte sans âge. «Cette histoire se passe en des temps reculés, des temps de violence. Partout à travers l’Europe une sorte de guerre se propageait. Dans une ville il y avait 2 filles qui vivaient…» entend-on à plusieurs reprises.

La violence et le territoire comme longitude et latitude de cette humanité, de cette féminité, de cet assemblage de joie, de vide et frayeur.

Virgil Vernier, dont c’est le sixième long métrage, devient de plus en plus visible dans le paysage du jeune cinéma français. Après le documentaire Commissariat (2009) et le moyen métrage Orléans (2012). Révélé grâce à la sélection ACID au dernier Festival de Cannes,  Mercuriales impose la singularité de son regard, de son approche d’un monde réel considéré comme seule question qui vaille, d’autant mieux qu’il est perçu grâce aux puissances de fantastique qu’il recèle.

 

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Education et culture, la double défaite de l’Europe

europe-dechiree-24d2dLa nomination de Tibor Navracsics au poste de Commissaire européen à l’Education et la Culture est une insulte à tout ce que l’Europe est supposée représenter, à tout ce dont elle aurait besoin pour exister. La manière dont cette nomination a été faite, et accueillie, en est une encore plus grave.

C’est une double défaite. La première n’est que trop évidente : le choix pour le portefeuille de commissaire européen (c’est à dire ministre) à l’Education, la Culture, la Jeunesse et la Citoyenneté, du populiste d’extrême droite hongrois Tibor Navracsics est un camouflet aux notions mêmes que portent ces enjeux. Dans ce cas comme dans d’autres (l’Espagnol Miguel Arias Cañete à l’énergie et au climat, le Britannique Jonathan Hill aux Services financiers, la Slovène Alenka Bratusek à l’union énergétique, le Français Pierre Moscovici aux Affaires économiques), cette désignation transforme le fait d’avoir privilégié les assemblages politiciens contre les sujets considérés en véritables provocations vis à vis de tous ceux qui ont à cœur ces différents domaines. Il ne peut qu’alimenter un euroscepticisme déjà dominant, et qui ne fera que s’aggraver.

Mais la cuisine de M. Juncker n’est pas seule en cause. Ce qui vient de se jouer au Parlement européen, supposé garde-fou des excès politiciens de la Commission, est tout aussi grave.  Et en particulier en ce qui concerne les fonction du commissaire Navracsics.

Il n’est pas de moment significatif de la construction européenne où ne soit fortement réaffirmé le caractère décisif de la culture et de l’éducation, décrits à juste titre comme à la fois moteurs et socles d’un possible vivre ensemble à l’échelle d’un continent. On aurait grand tort de prendre cela pour des formules creuses : une entreprise aussi vaste et complexe que l’invention d’une communauté supranationale de cette ampleur, quelle que soit sa forme et ses étapes, dépend dans une large mesure de la production attentive et permanente de discours « proactifs », de paroles performatives, qui dessinent des objectifs, mobilisent des espoirs, énoncent des raisons de fond au nom desquelles doivent être mises en place un très grand nombre de décisions matérielles, administratives, réglementaires, etc.

Le mépris des puissances de la parole, réduites (du fait de trop nombreux exemples malheureux) à de l’idéologie ou de la poudre aux yeux, est en fait un mépris de la politique elle-même entendue comme force grâce à laquelle les hommes ont prises sur leur destin collectif et individuel au lieu de s’en remettre à des lois supérieures, que ce soient celles de la nature, de Dieu ou de l’économie. Malgré tous ses défauts, détours, ratés et retards, la construction européenne était exemplairement ce projet prométhéen, c’est à dire de liberté au sens le plus essentiel.

Elle vient de subir une défaite cinglante du fait de l’étrange tractation qui aboutit à la validation de  M. Navracsics par le Parlement à condition que la Citoyenneté soit retirée de ses attributions. Pour un homme qui a été membre du gouvernement les plus raciste et xénophobe que l’Europe ait connu depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, la décision a un évident bon sens. Et dans le langage codé du microcosme bruxello-strasbourgeois, c’est un désaveu du personnage, et une marque d’indépendance et de puissance du Parlement (sic), presqu’à l’égal de la seule vraie remise en cause des choix de Juncker, le rejet de Mme Bratusek, sacrifiée sur l’autel des apparences du pouvoir d’intervention du Parlement sans que cela trouble qui que ce soit – visiblement, c’était prévu pour faire passer le reste.

Le retrait de la « Citoyenneté » à M. Navracsics est prise « en échange » du reste, de ce qui lui est laissé, ce reliquat passé par profits et pertes des tractations de couloir : l’éducation et la culture. Un bradage qui, à en croire les commentaires des médias, n’émeut personne et surtout pas ces mêmes médias. L’Europe aujourd’hui, lorsqu’elle intéresse encore des gens sur un autre mode que celui du repoussoir opaque, c’est des réglementations économiques et des tractations politiciennes, point final. Pas un journaliste accrédité auprès de la Commission ou Parlement pour s’inquiéter de ce qu’il va advenir de l’Education et de la Culture. Calamiteuse approche.

Au fait, ce n’est pas tout : Tibor Navracsics conserve également dans ses attributions une entité encore plus vidée de son sens s’il est possible, « la Jeunesse ». Mais l’Europe est désormais une idée vieille en Europe, ce qui vient de s’y jouer en est une nouvelle et sinistre confirmation.

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Fantômes, nos voisins

FEMMESDEVISEGRAD_COPYRIGHTDEBLOKADA4Les Femmes de Visegrad de Jasmila Zbanic. Avec Kym Vercoe. (1h13). Sortie le 30 avril.

Qui est-elle, que veut-elle, cette femme sombre dans un bus en route vers une petite ville de la zone serbe de Bosnie, cette femme muette face à des flics goguenards qui la menacent à demi ? Qu’est-ce qui se passe, là, dans cette bourgade ? Il ne se passe rien. Et cette femme n’est pas à sa place. Elle vient de l’autre bout du monde, d’Australie. Elle s’appelle Kym. Elle était venue là en vacances, l’été d’avant, voyageuse un peu aventurière, curieuse de ce pont dont ont entendu parler tous ceux qui ont un jour prêté un peu attention à l’histoire des Balkans. Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andric, c’est le grand roman de la région, l’œuvre qui a raconté à la fois l’appartenance commune et les divisions des peuples qui vivent aux alentours, dans un récit aux dimensions d’épopée, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, et qui a valu à son auteur un Prix Nobel. Il est là, le pont. Et la Drina aussi bien sûr. C’est très beau.

Le temps est radieux, la voyageuse regarde, se balade. Elle est mal. Il y a quelque chose, qu’elle ne sait pas sans l’ignorer complètement. L’épuration ethnique, là aussi, et les centaines de morts, assassinés par les miliciens serbes en 1992 sous le regard complice de la majorité de la population. Et les deux cents femmes soumises au viol de masse de la soldatesque serbe à l’hôtel Vilina Vlas avant d’être assassinées elles aussi, presque toutes. Elle a dormi là, la touriste Kym, dans cet hôtel plutôt agréable à la lisière de la forêt. Elle a mal dormi. Même sans savoir pourquoi précisément. Maintenant, c’est l’hiver, et elle est revenue.

La Kym du film s’appelle vraiment Kym, Kym Vercoe. Elle est danseuse et actrice, à Sydney. Elle a vécu ce que raconte le film, elle en a fait une pièce de théâtre, Seven Kilometers North East, qu’elle a joué entre autres à Sarajevo, où la cinéaste bosnienne Jasmila Zbanic l’a vue. Ensemble, elles ont écrit le film, ensemble elles l’ont tourné, y compris en retournant à Visegrad, où comme leur a dit un ami les gens là-bas « n’allaient pas les violer ni les tuer, on n’est plus dans les années 90 ». Pas vraiment un cadre accueillant non plus, Visegrad. Kym est allée jouer Kym, dans ces rues, entre ces maisons, sur ce pont qui dans le roman d’Andric symbolisait le possible rapprochement des communautés et qui, un jour de juin 1992, était tellement inondé de sang qu’on ne pouvait plus y passer.

Tout ça est compliqué, alambiqué et outré, tiré par les cheveux. Il est possible que ce soit justement pour cela que Les Femmes de Visegrad réussit ce à quoi ne parvenait vraiment aucune fiction sur la guerre en Bosnie. Faire remonter autrement une histoire qu’on connaît et qu’on ignore, défaire peu à peu les verrous de la lassitude, du « j’ai déjà donné et puis y a pas qu’eux », du tournons la page.

Une des plus belles scènes du film de Jasmila Zbanic montre la rencontre, près de Sarajevo, entre Kym et un Américain venu dans la ville durant le siège, et qui y est resté, et écrit à présent des guides touristiques chantant les multiples beautés de la région, en laissant dans l’ombre ses fantômes tragiques. Lui, qui n’oublie ni ne pardonne, pense que la seule chance de la région est de « regarder vers l’avant », comme on dit. Il est tout à l’honneur du film de donner place à cette parole sans la juger.

Tout comme, peu à peu, le film gagne énormément à la présence tendue, nerveuse, pas très sympathique, de cette Kym muée en figure mythologique vengeresse, érinye antique prenant en charge un passé si proche, d’un pays si proche, corps en tension et visage fermé surgis d’un enfer qui est bien moins le sien que celui de cet endroit-là, et le nôtre. L’actrice-scénariste Vercoe réussit en tandem fusionnel avec la cinéaste Zbanic et sa caméra à trouver les chemins qui mènent à ce point aveugle, et dont l’aveuglement est, différemment, si amplement partagé.

Il y a un mois, le Guardian publiait un article racontant comment les autorités de la Republika Srpska à Visegrad avaient fait effacer le mot “génocide” du monument commémorant les massacres qui se sont produits là, comment des survivantes des viols et des meurtres avaient réussi à empêcher que soient effacées les restes d’une maison où 59 femmes et enfants définis comme musulmans ont été brulés. C’était le 14 juin 1992, rue Pioniska à Visegrad. Et vous, vous faisiez quoi, ce jour-là ? Moi sûrement j’allais au cinéma.

 

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64e Berlinale, jour 3 : films monuments

OursLa compétition officielle du samedi était dominée par deux films aussi similaires qu’opposés. Deux films de plus de 2h, convoquant vedettes et grands moyens pour évoquer une période historique révolue, sous le signe delà culture. Die Geliebten Schwestern (Sœurs bien aimées) de l’Allemand Dominik Graf et Monument Men de l’Américain George Clooney sont caractéristiques de deux types de réponse qu’un cinéma à vocation spectaculaire et commerciale n’ayant pas abdiqué toute ambition est susceptible d’apporter à un tel programme.

Dominik Graf, qui fut associé au renouveau du cinéma allemand connu sous l’appellation « Ecole de Berlin » avant de surtout travailler pour la télévision, raconte les amours tumultueuses de Schiller avec deux sœurs, dont une fut son épouse, sur fond d’Europe des Lumières fascinée par la modernité puis terrifiée par la violence de la Révolution française. On voit bien le modèle principal de Graf : François Truffaut, moins Jules et Jim malgré le récit d’une histoire d’amour à trois que Les Deux Anglaises et le continent et Adèle H  (auxquels on pourrait ajouter ce beau film mal aimé qu’était Les Sœurs Brontë d’André Téchiné). Soit des films qui semblaient jouer le jeu de la reconstitution historique appliquée et décorative, mais ne cessaient de le déborder par la rigueur radicale de la mise en scène, le mise en tension des corps contemporains et des accessoires d’époques, l’usage des voix et des sons comme facteurs de trouble excédant  (sans les trahir) les références historiques et littéraires.

20147812_5_IMG_543x305 Hannah Herzsprung et Henriette Confurius

Une des réussites de Sœurs  bien aimées  tient au choix des deux actrices (Hannah Herzsprung et Henriette Confurius), qui semblent non seulement sœurs sans se ressembler, mais toutes deux sœurs de l’Isabelle Adjani de l’époque (sublime) d’Adèle H, souvenir troublant qui passe comme un fantôme. La durée du film est aussi une arme indispensable, une des rares à vrai dire dont se dote le réalisateur, pour faire entrer un peu de complexité et de cruauté, un peu de vie matérielle aussi, dans un film constamment menacé de se figer sous les poids ajoutés de la reconstitution historique et de la simplification scénaristique, aggravée par des citations picturales appuyées (et anachroniques).

La durée du  film de Clooney est, elle, sans raison particulière sinon le système narratif en vogue désormais à Hollywood et qui a besoin d’une succession de scènes « qui paient », répliques ciselées, insert sentimental ou explosions plein les yeux, petits morceaux de bravoure plus ou moins nécessaires à l’ensemble mais que assurent une jouissance immédiate du spectateur.  A quoi s’ajoute ici la volonté d’enfoncer son clou. Car il s’agit dans ce cas – et cela est dit sans la moindre d’ironie – d’un film à thèse : dans les heures du plus grand péril, les humains ont besoin de culture, de symbolique, d’un « supplément d’âme », tout autant que des moyens matériels de survie. La thèse, on le voit, n’a rien perdu de son actualité, et nul doute qu’en racontant l’histoire (« basée sur des faits réels ») de la brigade de l’armée américaine chargée, en pleine guerre mondiale, de sauver les trésors de la culture européenne volés par les nazis, Clooney n’ait aussi en tête la dictature du fric et de l’évaluation à la rentabilité devenu l’alpha et l’omega des pratiques politiques et sociales, pas seulement aux Etats-Unis.

20147918_7_IMG_543x305Matt Damon, Hugh Bonneville, George Clooney

Avec son bataillon de stars (Clooney himself entouré de Matt Damon, Bill Murray, John Goodman, Cate Blanchett, Jean Dujardin…), l’opération est menée de main de maître au service d’un message pour l’essentiel digne d’éloges – même si l’opposition des gentils Américains donnant leur vie pour récupérer une statue de Michel-Ange et la rendre à ses précédents détenteurs et des vilains Russes qui pillent les œuvres pour le embarquer à leur tour mériterait quelques bémols. Et on sait bien qu’à Hollywood un tel projet ne peut être transformé en grosse production qu’avec l’engagement de telles vedettes – et encore, non sans mal, et la mobilisation de pas moins de deux Majors Companies, Fox et Columbia.

On pourrait également dire que le film, dans sa détermination à faire entendre ce qu’il a à dire, est une sorte de visite guidées des procédés de Hollywood pour transmettre sa vision du monde, sans la moindre interrogation sur ces moyens (narratifs, de représentation) et la place qu’ils jouent dans la culture mondiale, ce bien commun de l’humanité invoqué à plusieurs reprises dans les dialogues. Il ne s’agit pas de comparer la razzia nazie d’alors et la domination formelle hollywoodienne d’aujourd’hui, il s’agit de dire que s’il y a des questions de forme à se poser, des questions de diversité, de modernité, de mises en crise des représentations dominantes par un art moderne qui certains appelèrent jadis « dégénéré », il y aurait quelque raison qu’une telle interrogation apparaisse dans la manière de faire un film qui prétend s’y consacrer. Un aspect qui n’a semble-t-il effleuré personne dans ce cas, alors que, pour le meilleur et pour le pire, on sentait au moins l’effort d’un Dominik Graf pour affronter les effets de conformisme d’un film supposé raconter une situation transgressive durant une période révolutionnaire.

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Pourquoi l’«Exception culturelle» est un combat légitime

La Commission européenne multiplie les embuches et les blocages à l’encontre d’un système bénéfique pour la culture mondiale dont on aimerait plutôt qu’existe l’équivalent dans d’autres secteurs économiques.

 

ça tire dans tous les sens. Une bataille sur plusieurs fronts, et d’une possibilité destructrice considérable s’est déclenchée autour de la notion d’exception culturelle, et du cinéma français. La situation est d’autant plus paradoxale qu’en ces temps où presque tout va mal, la situation du cinéma est en gros favorable, et que les dispositifs placés sous le signe de l’exception culturelle en sont en grande partie responsable.

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2011, bonne année, quelle santé ?

La guerre est déclarée de Valérie Donzelli, une des belles surprises de la cuvée 2011

e commençons pas tout de suite par parler d’argent. 2011 a été une belle et bonne année pour le cinéma, c’est à dire pour la créativité artistique dans ce domaine. Sans trop chercher, j’ai retrouvé 46 titres de films sortis en salle cette année et qui, selon moi, contribuent à cette réussite.

En détaillant cette offre conséquente, plusieurs traits s’imposent. D’abord la petite forme du cinéma américain: deux très beaux films, œuvres majeures de leur auteurs, un de studio, Hugo Cabret de Martin Scorsese, l’autre indépendant, Road to Nowhere de Monte Hellman. Et de belles réussites des frères Coen (True Grit), de Woody Allen (Minuit à Paris) ou Gus van Sant (Restless), mais qui n’ajoutent pas grand chose à la gloire de leurs signataires.

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Hugo Cabret de Martin Scorsese. DR

Mentionnons aussi Meek’s Cutoff de Kelly Richards, cinéaste qui reste prometteuse sans vraiment s’imposer, et c’est tout. Ni côté grand spectacle ni côté expériences les Etats-Unis englués dans les calculs d’apothicaires qui mènent à la reproduction des franchises et maltraitent encore plus les indépendants se sont révélés anormalement peu féconds.

Aucun film important n’a pour l’heure accompagné les printemps arabes, l’Afrique est muette, et si l’Amérique latine ne cesse de monter en puissance, aucun titre ni aucun réalisateur n’a pour l’instant incarné de manière incontestable cette évolution.

Du monde asiatique, on retiendra le beau Detective Dee de Tsui Hark et les réussites signées par les Coréens Hong Sang-soo et Jeon Soo-il, et l’admirable I Wish I Knew de Jia Zhang-ke. C’est terriblement peu.

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Detective Dee de Tsui Hark. DR

Le Moyen-Orient aura été relativement plus prolixe, avec un chef d’œuvre turc, Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Celan, le passionnant Ceci n’est pas un film des Iraniens Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb et Au revoir de leur collègue Mohammad Rassoulof (mais pas le complaisant Une séparation), et la très belle trilogie de Nurith Aviv consacrée à l’hébreu.

Autant dire que c’est l’Europe qui, la chose n’est pas courante, aura dominé les débats.

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