«Seul sur Mars», check-list pour un vol (plus ou moins) habité

Seulsurmars5Seul sur Mars de Ridley Scott, avec Matt Damon, Chiwetel Eliofor, Jessica Chastain, Jeff Daniels. Durée : 2h21. Sortie le 21 octobre.

Deux modèles étendent leur ombre, ombre de taille très inégale, sur ce séjour martien. L’un relève du réflexe pavlovien des grands studios hollywoodiens (décliner dès que possible une formule qui a marché), l’autre de l’inscription dans une longue tradition culturelle (adapter à un contexte contemporain un récit fondateur et largement connu, conçu dans un tout autre contexte). Le nouveau film de Ridley Scott s’inscrit donc en orbite croisée autour de Gravity et de Robinson Crusoé.

Du second, il conserve un peu du côté matériel, technique, quotidien. Dès lors que l’astronaute et botaniste Mark Watney est laissé pour mort sur la planète rouge par l’équipage dont il faisait partie, contraint de fuir devant une tempête, la description des techniques de survie, le bricolage créatif fournissent les meilleures scènes du film.

On y retrouve le plaisir principal du roman de Defoe (ou de L’Ile mystérieuse de Jules Verne), une histoire de garçon plutôt, de boyscout avec son Manuel des Castors Juniors et seulement un canif et trois allumettes dans la poche pour réanimer un monde vivable. Le visage, le corps et le jeu à la fois enfantin et viril, sans aucune sophistication, de Matt Damon conviennent parfaitement à la tâche.

Mais, pas plus que Gravity de surfaite mémoire, Seul sur Mars n’ose tenir le pari de la solitude. Du moins, immense avantage sur son prédecesseur, les retours sur terre destinés à meubler ne sont plus dévolus au crétinisme familialiste. Le contrepoint terrestre de l’aventure se joue entièrement chez les responsables de la Nasa, et ceux auxquels ils doivent rendre des compte (et demander de l’argent): les politiques et le public.

Bien que mise en œuvre de manière singulièrement naïve, pour ne pas dire bébête, la tension entre action et émission d’information fabrique le véritable et intéressant ressort du film.

Coté terre, la question est dédoublée en «on fait quoi?» (une nouvelle fusée? un vol cargo pour envoyer de la nourriture? une alliance avec les Chinois? le changement de trajectoire de l’équipage sur le chemin du retour?) et «on dit quoi?», «on raconte quoi?» (aux dirigeants, aux publics –traités ouvertement comme une masse de veaux– aux partenaires mi-ennemis mi-alliés de l’étranger, et à Mark Watney himself, bloqué à mille miles de toute terre habitée, mais relié par un fil de com).

Cette double question est symétrique de celle qui se pose au personnage principal, elle aussi divisée entre «je fais quoi?» (pour faire pousser des patates sur Mars et traverser un désert rouge plus vaste que toute l’œuvre de Michelangelo Antonioni) et «je sais quoi?». Et ça, ça fait un scénario qui tourne, la mécanique de Seul sur Mars.

Scénario intéressant, aussi, par sa manière de jouer sur une autre limite. Le titre est lourd de malentendu. Assurément Watney est seul sur sa planète, pas de Vendredi en perspective, ni d’E.T., ni expérience de l’«autre» ni utopie d’un monde plus grand et plus riche que ce que nous en savons. (…)

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“Interstellar”, poussif vaisseau spatial

Interstellar-2014-Poster-WallpaperInterstellar de Christopher Nolanavec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49

Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.

Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.

A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.

On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.

Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.

Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.

Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)

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L’espace utopique d’Anri Sala

 

C’est à droite en entrant dans le Centre Pompidou. Les habitués du lieu connaissent bien la Galerie Sud, qui a accueilli de nombreuses et mémorables expositions. Mais pas plus que les autres ils ne connaissent l’espace dans lequel convie Anri Sala. Un univers régi par des règles inconnues, un plurivers plutôt, tant l’organisation singulière de l’espace et du temps y résulte de l’agencement de « manières d’être » différentes, et d’ordinaire disjointes sinon inconciliables. Rien de très spectaculaire pourtant, même s’il y a quelque chose de monumental dans les 5 très grands écrans disposés dans la salle selon des angles originaux, dont on perçoit très vite qu’ils n’ont rien d’aléatoires. A cette diffraction concertée des images répond l’unité d’un univers sonore homogène, dont les principales dominantes sont un mouvement de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski et la mélodie de Should I Stay or Should I Go des Clash. Mais il y a aussi…

Mais il y a aussi une multitude d’autres éléments moins immédiatement perceptibles – mains atrophiées sculptées (Title Suspended), batterie de caisses claires qui se mettent à jouer toutes seules, boîte à musique, photos aux motifs abstraits. Mais il y a aussi cette grande vitre donnant sur la rue, procédé fréquemment employé par des expositions dans la Galerie Sud, mais qui engendre ici des effets singuliers, en terme de lumière (surtout quand il fait beau) comme de jeu dedans/dehors.

Mais il y a aussi les…, le…, enfin les gens qui sont là. Qu’on hésite à nommer spectateurs, ou visiteurs, ou public. Ils regardent, ils écoutent. Mais aussi ils se déplacent selon un ordonnancement programmé par Anri Sala, sans avoir rien de contraignant. Une sorte de proposition de chorégraphie de groupe, aussi peu insistante que possible, où un monsieur âgé, une maman avec son bébé dans une poussette trouvent leur place, et s’en éloignent à leur gré. C’est qu’il s’agit de suivre ce qui apparaît sur les écrans, le plus souvent – pas toujours ! – un écran à la fois, au gré de projections qui s’enchainent.

Ces images proviennent de quatre œuvres audiovisuelles d’Anri Sala. L’une d’elle est le bouleversant 1395 Days without Red, film tourné à Sarajevo en 2011 et évoquant la terreur du siège et la résistance de la population, en particulier en ayant continué leurs pratiques artistiques malgré les balles serbes. Ses séquences alternent avec des plans issus d’autres réalisations de Sala (Answer Me, Le Clash, Tlatelolco Clash), qui relèvent davantage de l’installation vidéo. L’artiste d’origine albanaise excelle dans plusieurs registres, depuis que son travail a commencé d’être montré régulièrement un peu partout dans le monde à partir de 2000, on a pu mesurer les beautés de ses créations plastiques, vidéo, sonores, parmi lesquelles quelques œuvres relevant explicitement du cinéma, comme Dammi colore ou l’inoubliable âne perdu de Time after Time. Même fractionné entre plusieurs parties et plusieurs écrans, 1395 Days without Red bouleverse par le rapport à la durée, à la présence physique des visages et des corps, par l’expressivité du cadre, des vibrations de la lumière, par la puissance du hors champ, des hors champs.

Les expositions de Sala ont toujours associé différents registres, avec l’expo sans nom de Beaubourg, il invente cette fois un espace commun qui, avec le renfort des rayons extérieurs et grâce aux effets organisés mais impossibles à contrôler du déplacement des visiteurs, dépasse les puissances de chacun de ces registres artistiques. Et voilà que le lieu vibre aussi de réminiscences d’autres expositions qui s’y tirent, notamment celle de Jean-Luc Godard (à qui paraît empruntée aussi telle qualité de gris bleu, telle manière de filmer, image et son, un orchestre qui répète), et celle de Philippe Parreno (qui signe en outre un très beau texte dans le catalogue Anri Sala), expositions qui, par des chemins très différents, exploraient eux aussi ce dépassement des ressources associées à tel et tel moyen d’expression.

L’installation proposée par Sala engendre, on l’a dit, une chorégraphie collective – collective puisqu’on danse avec les œuvres tout autant qu’on « danse », sans y prendre garde, avec les autres personnes présentes. Cette chorégraphie est ouverte, au sens où elle admet la distraction des soudains roulements des « tambours sans maître » installés selon un ordre secret, l’appel décalé vers les quelques œuvres plastiques accrochées aux cimaises, le désordre d’une échappée vers l’extérieur ou de l’intrusion de la lumière du jour, le suspens du regard de spectateur devant des écrans devenus subitement et hypnotiquement monochromes. Tout ce jeu avec l’espace, l’attention, les arrêts et les postures adoptées, les déplacements mentaux aussi (voyage Sarajevo-Bordeaux-Mexico-Berlin, changements de saisons, d’univers musicaux, de luminosités, de rythmes, de rapport au réel…) construit en douceur un ailleurs à la fois cohérent et aventureux.

Un hasard (mais il n’y a pas de hasard) veut que l’exposition d’Anri Sala accomplisse réellement ce qu’une autre exposition, située juste à côté, se contente de décrire en alignant des objets, des machines et des graphiques informatiques. « Multiversités créatives » (Espace 315) entend donner à comprendre comment les nouvelles technologies génèrent des formes – éventuellement esthétiques. Vaste programme, fort intéressant, que les pièces exposées illustrent avec plus ou moins de bonheur. L’exposition d’Anri Sala, elle, n’illustre rien. Avec les nouvelles ou de très anciennes technologies, elle est la mise en forme aux ramifications sans fin d’une programmation à la rigoureuse et en constante mutation, programmation dont la liberté et le sens de la beauté seraient les algorithmes.

 

Informations exposition Anri Sala au Centre Pompidou.

 

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Ça veut dire quoi, «un film de Tarkovski»?

1596 cm3 exactement. C’est tout petit. C’est le volume du coffret qui, pour la première fois, rend accessible l’intégrale des films d’Andrei Tarkovski. C’est énorme. Sept longs métrages seulement en un quart de siècle, de L’Enfance d’Ivan (1962) au Sacrifice (1986), mais une œuvre immense, à explorer sans fin. Le petit nombre de films raconte un peu de l’histoire, ils disent l’infinie difficulté pour faire exister chacun de ces êtres géants et fragiles.

Le coffret comporte également de nombreux documents, une présentation de chaque film par le critique Pierre Murat, un portrait réalisé par un jeune Russe élevé aux Etats-Unis, Dmitry Trakosky, et les courts métrages tournés dans les années 1950. On y trouve aussi une sorte de journal filmé pendant un voyage de repérage avec le scénariste de Nostalghia, Tonino Guerra, qui est surtout un beau dialogue entre les deux artistes, Tempo di Viaggio. C’est très utile et judicieux. Il faut bien dire que cela fait pâle figure, ou plutôt n’appartient pas au même registre, à la même dimension.

Les films de Tarkovski sont des dragons, immenses et fascinants, mais pas à leur place dans ce monde. Le Sacrifice, au Festival de Cannes, on croirait peut-être qu’alors la place essentielle de son auteur était enfin acquise. Mais la projection de presse s’était achevée devant une salle presqu’entièrement vide, que des rangs entiers de gougnafiers accrédités journalistes de cinéma quittaient en faisant exprès claquer les fauteuils. Honte éternelle sur ces pisse-copie qui se nourrissent du cinéma sans l’aimer (il y a, hélas, bien d’autres exemples).

Le mois suivant, le rédacteur en chef d’un célèbre magazine de cinéma signait un éditorial qui disait en substance «il paraît que Tarkovski est très malade, vivement qu’il meure et cesse de nous casser les pieds». Ce type-là, dont il vaut mieux oublier le nom, est aujourd’hui un réalisateur à succès du cinéma français dans ce qu’il a de plus médiocre et de plus prospère. Il a été exaucé, Tarkovski est mort, du cancer qui le rongeait, d’épuisement au terme d’une vie de combat incessant.

Mort avant d’avoir vu la fin de l’URSS

Il est mort le 28 décembre de cette même année 1986. Il avait 54 ans. On le voit dans le film bouleversant que lui a consacré Chris Marker, Une journée d’Andreï Arsenevitch, tourné en janvier 1986. Malgré la tignasse et la moustache très noires, il a un visage…

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