Abbas Kiarostami, où est le siècle du cinéma?

 

Abbas à la DV 3

Abbas Kiarostami est mort le 4 juillet. Il était âgé de 76 ans. Il était un cinéaste, un des plus grands qu’ait connu cet art. Et il était aussi beaucoup d’autres choses.

Non seulement il aura ouvert la voie à la reconnaissance mondiale du cinéma de son pays, l’Iran, mais il aura incarné plus que tout autre l’immense mouvement qui, avec les années 1980-1990, a transformé la carte du cinéma mondial, de la Chine à l’Argentine. Il aura exploré de multiples ressources expressives rendues possibles par l’évolution des technologies et par les relations entre différents arts, cinéma, vidéo, photo, peinture, poésie.

Il était, aussi, l’élégance faite homme, le charme incarné, la voix la plus émouvante qu’il ait été donné d’entendre à tous ceux qui eurent la chance de l’approcher.

Sans doute le plus grand artiste de cinéma de sa génération, incarnation d’une mondialisation sans soumission, géant dans son propre pays et sa propre culture, artiste aux talents multiples, il était aussi –lui-même aurait voulu qu’on dise: surtout– un pédagogue, passionné de transmission, de partage, de découvertes. Ce qu’il n’aura jamais manqué de faire au cours d’innombrables ateliers, cours, débats et échanges avec des savants, des étudiants, des apprentis réalisateurs ou des petits enfants, partout où il le pouvait.

C’est avec des enfants qu’il avait commencé quand, à la fin des années 60, on lui confie la création du département cinéma de l’Institut pour la formation intellectuelle des enfants et des adolescents (Kanoun). Lui-même n’a pas 30 ans.

Conviant quelques uns des plus grands réalisateurs de l’époque (Amir Naderi, Bahram Beïzai, Dariush Mehrjui), il réalise à son tour un premier court métrage, Le Pain et la rue (1969), qui révèle d’emblée la finesse et la complexité d’une écriture cinématographique qui ne cessera de s’affirmer et de se diversifier.

S’il a toujours reconnu sa dette envers le néo-réalisme italien, le cinéma de François Truffaut et le grand cinéma moderne iranien qui s’est développé dans les années 1960, avec un attachement particulier à Sohrab Shahid Saless, Kiarostami va établir sa propre manière de filmer.

Avec le Kanoun, il tourne des petits films pédagogiques, sur la manière de régler un conflit entre écoliers, de monter dans le bus de ramassage scolaire, sur les couleurs, sur l’importance de se laver les dents. A chaque fois, l’attention aux personnes, aux gestes, le sens du rythme et des harmoniques que suscitent les situations les plus quotidiennes transforment le message en une sorte de chant visuel. Et au sens immédiat s’ajoute une idée de l’existence, des rapports humains, qui se déploie plus librement dans les fictions, brèves ou longues, qu’il réalise (La Récréation, Expérience, Le Costume de mariage).

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L’acuité de son regard de moraliste jamais simpliste, y compris sur les duretés, les injustices, les ambiguïtés, s’affirme avec son premier long métrage, Le Passager, en 1974. Film très singulier dans sa carrière, avec une dimension autobiographique et des ressorts psychologiques inhabituels, Le Rapport (1977) reste comme un témoignage de la vie urbaine à la veille de la révolution.

Peu après, Kiarostami signe un court métrage, Solution, qui est comme un manifeste de son idée du cinéma en même temps qu’on étonnante ode à la liberté, à partir de la situation ultra-simple et triviale d’un homme coincé en montagne avec un pneu à faire réparer.

En 1978, il met en œuvre toutes les ressources de la fiction et du documentaire, dont il a déjà à multiples reprises fait jouer les frontières, avec un film sans équivalent dans l’histoire, Cas n°1, cas n°2, sorte d’instantané du moment révolutionnaire. Deux saynètes de fiction servent de déclencheurs, et d’analyseurs, aux discours des principaux dirigeants politiques et spirituels du pays, qui vient de renverser le Shah, et où les luttes de faction font rage avant que ne s’impose l’islam politique incarné par l’ayatollah Khomeyni. (…)

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«L’Avenir» ou le pas de la vie

huppertL’Avenir de Mia Hansen-Løve, avec Isabelle Huppert, André Marcon, Roman Kolinka, Edith Scob. Durée: 1h40. Sortie le 6 avril.

À quoi cela tient-il? Peut-être, par exemple, à la démarche. À un rythme, un élan, le bruit des talons. C’est très physique, en tout cas. Dans ces montagnes où se termine le film, on dit «le pas» pour le passage entre deux sommets.

Il s’agit d’une traversée, d’un col à franchir dont on ne voit pas l’autre versant, dont on ignorait même qu’il se trouvait là, épreuve, rupture dans le fil des jours. Nathalie, comme toute personne réputée adulte sait ça, doit faire face à des tournants, de l’inattendu, un monde autre qui soudain peut devenir vôtre, de gré ou de force. De là à le vivre…

Nathalie le sait peut-être même un peu mieux, elle qui fait métier et passion de l’étude des idées, celles qui accompagnent et réfléchissent ce que c’est qu’être dans la vie –donc aussi avec la mort. Elle qui, chaque jour, adulte parmi ceux qui ne le sont pas encore, s’occupe de partager ce savoir, prof de philo dans un lycée parisien, gourmande d’échanges et de débats autant que pédagogue rigoureuse.

Un tel métier, une telle passion, cela colore la capacité de faire avec les remous de l’existence, guère plus. Après… Les crises et le déclin de sa mère, son couple qui se brisent, les grands enfants qui suivent d’autres chemins, la séduction possible et impossible d’un ancien élève, l’exigence sans espoir d’une fidélité à une qualité des choses dont l’époque ne veut pas, l’affection et la peur. Pour elle comme pour chacun, même si pour chacun d’une manière un peu particulière.

C’est le tissu même des jours, la trame d’une existence qui n’existe que de gestes, de vibrations de voix, d’accélération ou de ralentissement d’un pas, de suspens d’une phrase.

Elle filme ça, Mia Hansen-Løve. Elle joue ça, Isabelle Huppert. Elles le font ensemble. C’est comme si c’était exactement le même flux, celui du récit et de sa mise en scène, celui de l’interprétation. Le film en palpite, de cette union secrète, qui accompagne les péripéties d’une vie.

Et dès lors L’Avenir, narration d’une totale limpidité, n’est plus, ou plus seulement, la chronique d’une femme, ou l’histoire d’un passage à un ailleurs d’un personnage dans l’âge qui vient.

C’est un flot irisé d’une infinité d’échos, de suggestions, d’harmoniques. Cette aventure de l’existence vaut pour chacun, à n’importe quel âge, de n’importe quel sexe, dans n’importe quelle situation matérielle, sociale, conjugale. (…)

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Rayon JLG à Sarajevo

 

P1070037 Bela Tarr avec ses élèves

Il y aurait un astre lourd du cinéma d’auteur contemporain, brutalement éjecté de son orbite. Il y aurait une multitude de corps célestes très différents entre eux mais tous porteurs d’une énergie singulière et très dynamique. Il y aurait un champ de forces venu des ténèbres anciennes. Il y aurait un bombardement cosmique de particules hétérogènes, aux charges imprévisibles, et un rayon puissant, lui aussi venu d’un autre espace-temps, et qui traverserait tout cela avec une force inattendue, et finalement féconde.

L’ « astre lourd » s’appelle Bela Tarr (et bien sûr le petit apologue qui précède se veut hommage à la scène d’ouverture des Harmonies Werckmeister). Il a quitté son labeur de réalisateur, et il a quitté son pays, la Hongrie. Ayant décidé qu’il avait filmé ce qu’il avait à filmer et que le temps était venu de transmettre, l’auteur de Satantango s’est autopropulsé pédagogue. Il a donc créé une école de cinéma, la film.factory. Et, pour de multiples raisons dont la moindre n’est pas la domination dans son pays par un parti d’extrême droite, il est allé s’établir au loin. A Sarajevo, « champ de force venu des ténèbres anciennes », cité hantée par les tragédies du 20e siècle (plus encore en cette année du centenaire de l’assassinat qui déclencha l’historique boucherie de 14) et, 20 ans après le début du siège, leur legs de misère, de corruption et de nationalismes bornés. Et les « corps célestes » ne sont autres que la trentaine d’élèves, jeunes réalisateurs choisis sur la foi de leurs courts métrages, venus du Japon, d’Autriche et de Pologne, du Mexique et de Croatie, de Grande-Bretagne et du Portugal, d’Australie et des Etats-Unis et de Corée. Et d’Espagne et de France. Chacun animé de son énergie propre, et pourtant ensemble constituant un chaleureux nuage de projets, de savoirs faire, de curiosités, de désirs et d’affects.

C’est ce « nuage » qui est soumis, à l’initiative de Bela Tarr, au bombardement de particules qui est supposé apporter à chacun les moyens de déployer ses propres ressources. Les « particules », ce sont les paroles, les idées, les savoirs, les exemples, les images et les sons des intervenants, un assez honorable aréopage de gens de cinéma – Christian Mungiu, Gus van Sant, Pedro Costa, Jim Jarmusch, Claire Denis, Apichatpong Weerasethakul, Tilda Swinton, Carlos Reygadas, le producteur Shozo Ichiyama, le spécialiste du documentaire Thierry Garrel, le chef opérateur Fred Kelemen, flanqués de quelques comparses faisant profession de parler de cinéma, pas les pires puisqu’on y trouve l’ami Jonathan Rosenbaum, Enrico Ghezzi, Ulrich Gregor, Jonathan Romney, Manuel Grosso, la curatrice du MOMA Jytte Jensen, et même moi qui écris ces lignes.

Je m’y trouvais pour la deuxième année consécutive durant 15 jours en mars, où j’aurai été le modeste véhicule du « rayon venu d’un autre espace-temps » : l’œuvre de Jean-Luc Godard. Les interventions à la film.factory sont dénommées masterclass, comme à peu près n’importe quoi aujourd’hui. Ce n’est pas par fausse modestie que je me suis présenté devant les élèves en disant espérer que s’il y aurait ici un « maître », maître au sens oriental plutôt que romain ou scolaire, ce serait Godard, ou plutôt les films de Godard – maîtres dont j’ambitionnais d’être seulement l’assistant pas trop maladroit (mais quand même avec en tête la figure de Marty Feldman en Fidèle Igor).

Petit soldatUn jeune carabinier et des petits soldats…

Et là, je veux dire là chez Bela Tarr, là à Sarajevo, là devant ces étudiants-là, les films accomplirent leur tâche au-delà de tous mes espoirs. Une poignée seulement à travers l’œuvre de Godard, il ne s’agissait pas d’en faire l’histoire, il s’agissait d’y chercher une énergie productive, questionnante, à la fois déstabilisatrice et utile, à travers les décennies d’une activité qui aura toujours été extraordinairement de son temps. Le Petit Soldat, Une femme mariée, Week-end, Le Gai savoir, Ici et ailleurs, Vivre sa vie et Sauve qui peut (la vie) à la suite, Scénario du film Sauve qui peut (la vie) et Scénario du film Passion, les épisodes 1A et 3A d’Histoire(s) du cinéma auront ainsi émis une succession de chocs, où la beauté, la brusquerie, la virtuosité ludique, même les effets de décalage induits par la distance dans le temps (ah les habits et les musiques sixties ! et le vocabulaire seventies !) auront agi comme une succession de stimulations reçues 5 sur 5 par des jeunes si loin, si proches des questions telles qu’ici posées, et reprises, déplacées et, sinon résolues, du moins prises en charge avec bravoure et honnêteté, jusque dans le péremptoire de la période « révolutionnaire » ou la mélancolie de la période récente, et qui – comme la tristesse – dure toujours. Bien entendu, comme il se doit, le laborantin de service (moi) n’aura pas été plus épargné par ces effets. Il s’en porte fort bien.

 

 

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Béla Tarr ouvre une école de cinéma à Sarajevo

On le sait, l’auteur des Harmonies Werckmeister et du Cheval de Turin avait annoncé sa décision irrévocable de cesser de réaliser des films. Il avait promis de se consacrer désormais à la transmission de la haute idée du cinéma qu’il incarne. C’est ce qui est en train de se produire, avec l’ouverture à Sarajevo de la Film Factory conçue par le cinéaste hongrois.

Le seul pays où, malheureusement, il était certain de Béla Tarr n’établirait pas son école était à l’évidence le sien, soumis au véritable massacre du monde culturel, et notamment cinématographique qu’y perpètre le gouvernement fascisant de Victor Orban, parmi bien d’autres méfaits. C’est à Sarajevo que le réalisateur a trouvé les conditions propices à ce projet, qui entend associer excellence artistique et conformité aux critères universitaires internationaux. L’enseignement de la Film Factory, de niveau doctoral, donnera lieu à une thèse qui prendra la forme de la réalisation d’un long métrage de production bosnienne par chaque élève. Essentiellement pratiques, les cours menés par beaucoup des plus grands artistes contemporains du cinéma comprendront également des enseignements théoriques, auxquels contribueront plusieurs critiques (dont l’auteur de ces lignes).

L’approche de Béla Tarr se veut à la fois internationale et marquée par une très heure ambition sur les enjeux éthiques et esthétiques de l’image de cinéma, comme il s’en explique dans le communiqué de presse qui vient d’être publié.

Sarajevo, le vendredi 28 septembre 2012

Aujourd’hui à Sarajevo, la Faculté de science et technologie de l’Université de Sarajevo a annoncé la création du cursus doctoral de trois ans dénommé la Film Factory. Ce projet a été mis en place par le cinéaste hongrois Béla Tarr, en coopération avec des professionnels du monde entier. La liste des enseignants d’ores et déjà annoncés pour les deux premiers semestres met en évidence l’ampleur et l’ambition de ce projet. Béla Tarr , Fridrik Thor Fridriksson, Jean-Michel Frodon, Jonathan Romney, Thierry Garrel, Ulrich Gregor, Tilda Swinton, Gus Van Sant, Jonathan Rosenbaum, Manuel Grosso, Carlos Reygadas, Aki Kaurismaki, Andras Renyi, Fred Kelemen, Kirill Razlogov, Jytte Jensen, Jim Jarmush, Atom Egoyan, Apichatpong Weerasethakul participeront à cet enseignement, qui commencera le 15 février à Sarajevo.

Béla Tarr, doyen de la Film Factory, a ainsi expliqué son sens : « Alors qu’il y a de plus en plus d’images partout autour de nous, paradoxalement nous ressentons la constante dégradation de ce langage. C’est dans ce contexte que nous cherchons à démontrer, avec insistance et conviction, l’importance de la culture visuelle et la dignité de l’image pour la prochaine génération de cinéastes. Notre objectif est de former des cinéastes sûrs de leurs moyens et habités par un esprit humaniste, des artistes dotés d’un point de vue personnel, d’une forme d’expression personnelle, et qui font usage de leur pouvoir créatif au service de la dignité des hommes et en phase avec la réalité au sein de laquelle nous vivons. Affronter les questions concernant notre vision du monde et l’état de notre civilisation sera une caractéristique du nouveau programme d’études doctorales à Sarajevo ».

Ce cursus de trois années associera études théoriques et pratiques à travers une succession de master classes assurées par des spécialistes (réalisateurs, scénaristes, acteurs, chefs opérateurs, théoriciens) sous la direction de Béla Tarr, et donnant lieu à des films, produits en Bosnie, et signés de grands cinéastes du monde entier.

L’appel à candidatures sera ouvert du 1er au 21 octobre 2012. Le processus de sélection mènera au choix de 16 candidats. L’appel à candidature est international et la Sarajevo Film Academy espère attirer des candidats venus de toutes les parties du monde. « La qualité des films figurant dans les dossiers de candidature sera décisive pour la sélection » a indiqué Béla Tarr.

Les droits d’inscription s’élèvent à 15 000 Euros par an.

Le programme a été élaboré conformément au « processus de Bologne » (European Credit Transfer System). Les candidats recevront une aide pour chercher des financements auprès de fondations et auprès des gouvernements de leurs pays d’origine. La Faculté de science et technologie de l’Université de Sarajevo et la Faculté de cinéma, Sarajevo Film Academy, piloteront ensemble le programme Film Factory. Durant les deux premières années, les étudiants tourneront 4 courts métrages, tandis que durant la troisième année, ils travailleront à leur thèse, c’est à dire à la préparation ou à la réalisation d’un long métrage.

Emina Ganić, directrice du développement de la Faculté de science et technologie et directrice exécutive de la Sarajevo Film Academy, souligne l’impact que le programme est susceptible d’avoir sur l’industrie du cinéma en Bosnie Herzégovine : « La Bosnie Herzégovine est un petit pays, avec des moyens matériels limités, mais qui s’est déjà fait une place sur la carte du monde cinématographique, grâce notamment à des artistes tels que Danis Tanovic, Jasmila Žbanic ou Aida Begic, et grâce au Festival du film de Sarajevo. Notre projet tend à faire de la Bosnie Herzégovine, et en particulier de Sarajevo, un lieu dédié à la création artistique, qui offrira aussi de nouvelles possibilités professionnelles aux producteurs, aux techniciens et aux artistes de ce pays. »

Béla Tarr est devenu lié à Sarajevo grâce à ses nombreuses visites à l’invitation du Festival de Sarajevo. Lui-même explique le choix de la ville en soulignant : « après avoir beaucoup réfléchi au meilleur emplacement pour installer ce programme, il ma paru évident que la vitalité et le multiculturalisme de Sarajevo faisaient de cette cité le meilleur lieu possible. »

Le programme complet des enseignements de la Film Factory et le formulaire de candidature sont disponibles sur www.filmfactory.ba . Toutes les questions peuvent être adressées à info@filmfactory.ba.

 

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La cinéphilie pour tous, et pour l’école

Cinéma-découverte, cinéma-passion, cinéma-découverte, cinéma-pensée… Au-delà du simple rapport de consommation et de loisir, le cinéma participe depuis longtemps à d’autres rapports au monde, plus ouverts, plus intenses, plus formateurs.

Au moment où la rengaine de «l’éducation artistique» sert de cache-sexe à l’absence de propositions politiques dans le champ culturel et où la réflexion sur l’éducation tend à se résumer au nombre de postes ouverts ou fermés, reprendre en compte l’histoire longue de la cinéphilie en France, et notamment un de ses effets les plus massifs et les plus efficaces, la présence du cinéma en milieu scolaire, permet de souligner à la fois l’ampleur des enjeux artistiques, pédagogiques et politiques, la multiplicité des pratiques, les espoirs et les dangers qui accompagnent cette action.

Le 17 janvier, sous l’appellation «Patrimoine cinématographique, éducation et construction de la cinéphilie», la journée de rencontres et de débats organisée par l’Institut National du Patrimoine, a permis de mettre en évidence les origines, les conditions d’existence et les perspectives de cette construction qui assemble les films, l’amour du cinéma et l’éducation. A l’école et en dehors.

Ce montage réunit les principaux temps forts des interventions durant cette journée.

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La poudre aux yeux de «Ciné lycée»

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Le seul dispositif “Lycéens au cinéma” d’Ile de France a concerné plus de 45 000 élèves cette année

C’est une des réussites les plus certaines et les plus porteuses d’effets dont la France puisse s’enorgueillir parmi les dispositions créées depuis 20 ans. Sous le nom (contestable) d’ « Education à l’image », il s’agit de la mise en place d’un maillage très complet, sur tout le territoire et de la maternelle à la terminale, de rencontres entre le cinéma et les enfants et adolescents, selon d’autres motivations que celles mises en place par le marché. Salués dans le monde entier, servant d’inspiration et de référence dans de nombreux pays, ces dispositifs font travailler ensemble enseignants, artistes et professionnels du cinéma, formateurs spécialisés, responsables de salles et décideurs culturels à tous les échelons territoriaux, du niveau national au niveau local, en croisant les compétences rattachées aux ministères de l’Education nationale, de la culture et de la Jeunesse et des sports.

Soit des dizaines de milliers d’intervenants permanents ou occasionnels, qui organisent chaque année, selon des modalités variées, la rencontre entre des dizaines d’œuvres de cinéma et des centaines de milliers d’élèves. « Rencontre avec des films » signifie non seulement de voir ces films (classiques du cinéma mondial, réalisations venues des quatre coins de la planète, œuvres permettant la découverte des  innombrables possibilités du langage cinématographique), mais de les voir dans un environnement qui permet d’en comprendre les singularités et les enjeux, d’apprendre à apprécier autre chose que ce vers quoi incline le goût jour après jour formaté par la plus puissante industrie du monde contemporain, le marketing. C’est la tâche assumée sous l’égide des structures dont les principales s’appellent Ecole et cinéma , Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma, mais auxquelles participent de nombreux autres organismes, comme la Ligue de l’enseignement, la Société des réalisateurs de films, l’association d’enseignants cinéphiles Les Ailes du désir, la Fédération des salles Art et essai…

Tâche immense, dont on voit qu’elle ne concerne pas le seul goût de voir des films, mais la construction d’imaginaires et de mentalités plus ouverts et plus complexes. L’accomplissement de cette tâche suppose des choix, des défis, et un énorme travail pédagogique, travail qui se situe aux limites de la pratique habituelle dans les établissements scolaires – ce n’est pas la moindre ses vertus. Il va de soi qu’un tel ensemble de dispositifs, fondés sur la collaboration entre des professions aux objectifs, aux habitudes et aux rythmes très différents, et reposant en grande partie sur l’engagement personnel, est fragile. Et qu’il n’existe que grâce à une dynamique dont il appartient aux politiques de l’accompagner et autant que possible de la soutenir.

Or c’est à l’exact opposé qu’on assiste aujourd’hui, avec la mise en place à la sauvette d’un projet baptisé Ciné Lycée, et annoncé par le ministre de Luc Chatel comme devant entrer en vigueur dès la rentrée prochaine. Ce projet, qui bénéficie des apparences de la  modernité et de la rationalité, est destructeur pour les dispositifs existants, et n’apporte pas grand chose. Ces choix et la procédure de sa mise en œuvre sont hélas exemplaires de ce qui se produit actuellement à beaucoup plus vaste échelle dans les domaines de l’éducation et de la culture. Qui trouverait le sujet marginal au regard des problèmes actuels devrait au contraire s’aviser de ce qu’il a de symptomatique, outre ses enjeux spécifiques, et qui ne sont pas minces.

Le 18 mai, le Ministre de l’Education nationale a donc annoncé la création de la plateforme Ciné Lycée, site de VOD qui rendrait accessibles 212 films aux élèves des 4000 lycées et lycées professionnels dès la rentrée prochaine. Ces films auraient été sélectionnés par 75 experts en cinéma sous la direction de Claude jean Philippe, selon l’annonce officielle. Du pipeau ! Je le sais, je suis un de ces experts. Tout ce que nous avons fait a été, dans un contexte entièrement différent, de dresser il y a trois ans des listes, comme les cinéphiles aiment à en fabriquer en permanence, pour désigner « les meilleurs films du monde ». Le résultat de ces cogitations a été publié dans un livre, 100 Films pour une Cinémathèque idéale paru en 2008 aux Editions des Cahiers du cinéma. Une approche qui fait inévitablement place à une sorte de consensus moyen, et fort peu innovant vu la moyenne d’âge des participants. Une approche qui n’a rien à voir avec la conception d’une programmation destinée aux adolescents.

En réalité, le maître d’ouvrage de ce projet se révèle être France Télévision, dont on ne voit pas bien la qualification en termes de travail pédagogique dans le champs cinématographique. On voit en revanche très bien se profiler la possibilité de rentabiliser un catalogue de droits, sans autre logique artistique ou d’enseignement. Et il ne suffira pas de brandir quelques titres-étendards, Citizen Kane, Les Enfants du paradis ou Metropolis, pour remplacer le travail de construction de programmes mené par les responsables pédagogiques. A cette étroitesse rigide du choix s’ajoute une procédure encore plus absurde : en fait seulement « une vingtaine » des fameux 212 titres (inconnus à ce jour) seront accessibles chaque mois. Un brillant conseiller en communication a eu l’idée d’ajouter que l’ensemble du catalogue serait accessible chaque année pendant le Festival de Cannes, on ne rigole pas.

Lors de son discours de vœux au monde culturel du 7 janvier, Nicolas Sarkozy en plein élan visionnaire s’exclamait : « tout le territoire devra être couvert par des conventions entre les écoles et les lieux de culture d’ici la fin 2010. Pour rendre la culture accessible à tous et partout, un portail internet vient d’être inauguré, il réunit toutes les ressources des institutions culturelles, nationales et par région. Un deuxième portail internet sera inauguré en 2010 pour que tous les Lycées et toutes les Universités de France puissent visionner des films de cinéma du patrimoine français et international, sans oublier des captations d’opéras, de théâtre, et des promenades virtuelles dans les collections des musées. (…) Les films, aussi : on ne fera pas concurrence aux salles de cinéma en permettant aux lycéens de voir dans leurs établissements les films. On crée un public. Il en va de même pour les théâtres. Allons chercher le public, n’attendons pas qu’il vienne! Donnons à tous la chance de rencontrer ces œuvres! Cet objectif, nous devons l’atteindre dès 2010 ».

Conçue à la va-vite pour répondre à l’injonction présidentielle, aussi désinvolte vis-à-vis de l’existant que du possible et du souhaitable, cette réforme est annoncée sans répondre à aucune des questions qu’elle devrait résoudre. Ainsi est-il prévu que les films choisis (par qui ?) soient projetés, au rythme de « deux ou trois par trimestre », dans les lycées ? Où exactement ? Avec quels appareils ? On ne sait pas (« au moins un projecteur vidéo relié à une connexion Internet » lit-on sur le site du Ministère, merci pour l’exigence et la précision). Les régions découvrent avec une joie non dissimulée qu’elles seraient supposées assumer le coût de ces équipements. Pour septembre prochain, c’est une blague.

al02_1647551_2_px_501__w_ouestfrance_Les élèves de l’option cinéma du Lycée Marguerite de Navarre à Alençon (Orne)

Ce qui n’est pas une blague est qu’un des effets collatéraux est de rompre au passage la collaboration entre établissements scolaires et salles de cinéma qui participaient à ces dispositifs, grâce au travail de participation et d’accompagnement des exploitants engagés. Un système « gagnant-gagnant », puisqu’il avait aussi l’avantage de contribuer au financement de ces cinémas, souvent les plus fragiles, tout en habituant les élèves à l’expérience de la salle de cinéma, et à la découverte d’autres types de salles que le multiplexe du coin. De même le système tend à priver d’une source de revenus les ayant-droits de films de grande qualité, petits distributeurs courageux pour qui ce marché était un soutien bienvenu.

Ignorant délibérément l’immense travail d’accompagnement pédagogique existant, le projet compte sur l’apparition dans chaque établissement d’un enseignant volontaire, affublé du titre de « référent culturel » (mais où vont-ils chercher ça ?), et qui aura charge de choisir les films montrés, de mobiliser les élèves, de faire circuler une documentation fournie en ligne par France Télévision… Aucune formation, aucun accompagnement n’est prévu. Et puisqu’on est sur Internet, les élèves pourront ensuite écrire ce qu’ils pensent du film, soit ce qui se fait déjà sur des centaines de sites, dont Allociné est sans doute le plus fréquenté. Ce qui vaut à ce fer de lance de la découverte du cinéma innovant d’être également associé au projet. Patrice Duhamel, directeur général de France Télévision, assure que cette société « sera à la disposition des lycées pour obtenir que les réalisateurs avec lesquels elle est en contact viennent discuter des films ». Orson Welles et Fritz Lang vont avoir de quoi occuper leurs loisirs.

En principe, Ciné lycée ne remet pas en cause les dispositifs existants, il s’y ajoute. Mais confrontés à des restrictions de toutes sortes, et sommés de mettre en place ce nouveau projet, on voit bien que les chefs d’établissement ne manqueront pas de remettre en cause les actions existantes, infiniment plus ambitieuses, et qui s’inscrivent, elles, dans le temps scolaire, devenu une peau de chagrin. Sous ses airs cool et hightech, Ciné lycée programme en réalité la destruction à court terme de la fragile et féconde construction existante.

Alors que la réforme était en préparation, le Blac (Collectif de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle, qui fédère l’ensemble des organisations où on travaille à la rencontre entre les films et les publics, pas seulement dans le contexte scolaire), avait demandé au ministre d’être associé à ce projet. Le conseiller du ministre, Raphaël Muller, avait reçu les représentants du Blac le 25 février et leur avait promis que rien ne serait décidé sans eux. Il était justement question de se revoir en mai. Au lieu de quoi, sans qu’on n’ait jamais entendu le Ministre de la culture ou le Centre national du cinéma sur un sujet qui relève pourtant aussi de leurs compétences, une réforme qui concrétise toutes les inquiétudes est annoncée au débotté par Luc Chatel au cours de ce même mois de mai. La classe.

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Les mots pour le dire (tendrement)

Lors de la conférence annuelle des universitaires américains spécialisés dans le cinéma, une rencontre pour remettre à l’honneur l’amour de ce qu’on enseigne – et de ce qu’on étudie.

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J’accomplis en ce moment une tournée dans les universités américaines pour accompagner la parution de la traduction d’un livre que j’ai dirigé, Le Cinéma et la Shoah – périple heureux et fécond à bien des titres, qui fera peut-être l’objet d’un prochain texte sur  « Projection publique ». Dans ce cadre, je me suis trouvé invité à la convention annuelle de la Society for Cinema and Media Studies (SCMS) où un atelier sur le sujet de mon livre a été organisé. SCMS, qui fête cette année son 50e anniversaire, réunit tous les universitaires américains – et pas mal d’affiliés du reste du monde – enseignant dans les domaines du cinéma et des médias audiovisuels. L’occasion de découvrir un monde étrange, qui inspirerait aisément l’ironie, et mérite mieux.

L’ironie nait d’une part de ce qu’engendre tout assemblée, conférence, convention et autre états généraux qui agglutinent dans un lieu, singulièrement l’horrible (très) grand hôtel Westin Bonaventure de Downtown Los Angeles, les membres d’une profession, qu’ils soient distingués universitaires, représentants en sanitaires ou responsables d’un parti politique. On y repère sans mal les effets de ressemblance volontiers comiques, les comportements obsessionnels, les pratiques grégaires à fortes tendances régressives, durant ces quelques jours loin où ces braves genss sont assemblés dans un même lieu, de leur travail et de leur famille. Ah ! ces sérieux – et sérieuses – profs errant à 3 heures du matin de couloir en couloir pour finir les bouteilles planquées dans les chambres, et plus si affinités, comme au beau temps de leurs folles années étudiantes… Il est bon d’en sourire, il serait stupide d’en rester là.

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Pendant cinq jours, la plus grande librairie de cinéma du monde: la Book Exhibition de SCMS

Le deuxième et plus consistant motif d’ironie concerne la masse de parole et d’écrits (la conférence annuelle de SCMS est aussi une foire aux livres de cinéma) produite sur un sujet plus souvent tenu comme occasion de plaisir. Un tel lieu produit en effet une concentration de discours savants, voire pédants, qui le reste du temps sont dispersés à travers tout le pays ou dans les rayons spécialisés des bibliothèques. Aux Etats-Unis comme ailleurs, les études cinématographiques se sont constituées lentement, et toujours avec difficulté, en creusant leur propre espace au sein d’institutions académiques hyperpuissantes et archi-structurées, mais sans bénéficier- à la différence de la France – d’une valorisation culturelle du cinéma et de l’apport stratégique d’une critique de cinéma puissante et organisée. Ce n’est pas le lieu d’en faire ici l’histoire, qui serait passionnante à plus d’un titre – il faut aussi se souvenir que ce sont de ces départements cinéma d’universités américaines que sont sortis des Coppola, Scorsese, De Palma, Spielberg, Lucas et autres galopins promis à un avenir digne d’intérêt.

A survoler le thème des quelques 400 conférences, tables rondes et ateliers organisés du 17 au 21 mars, n’importe que observateur trouvera matière à sourire d’intitulés bizarres et de lubies professorales diverses. Mais à y regarder de plus près, on percevra une inquiétude sur les réalités du monde actuel, une disponibilité à de multiples angles d’approches de la réalité aussi bien que de l’histoire sociale, politique, des techniques. Qui a suivi la constitution de ce jeune domaine de recherche, surtout depuis la France, a pu s’agacer naguère du systématisme de certaines approches, notamment sur la base des cadrages théoriques par le sexe (Gender Studies) ou l’appartenance ethnique (Ethnic Studies, Post-colonial Studies), de manière souvent mécanique ou réductrice. Même si ces tropismes n’ont pas disparu, on perçoit aujourd’hui l’ouverture à des approches sensiblement plus nuancées, capables de mettre en question ces cadres de réflexion pour laisser place à une plus grande disponibilité aux films comme œuvres et comme produits de distraction. Dans un contexte de révolution technologique, de crise (pas seulement économique mais de modèle social et civilisationnel), de conflits internes qui ne cessent de se radicaliser et de mondialisation où le leadership américain est de moins en moins assuré, la production cinématographique américaine, mais aussi du reste du monde (notamment en Asie et en France), fait l’objet d’approches de plus en fines et complexes.

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Affluence pour la conférence d’un des meilleurs profs de cinéma des Etats-Unis, Dudley Andrew (Université de Yale): ou comment rendre nouveau et vivant un sujet académique aussi rebattu que l’adaptation littéraire.

C’est dans ce contexte que s’est notamment tenue une table ronde particulièrement réjouissante. Intitulée « Wrinting About Films », elle mettait face-à-face des interlocuteurs séparés par un très visible fossé générationnel : à la tribune, six grands professeurs de cinéma blanchis sous le harnais, dans la salle, une majorité d’étudiants. Les professeurs, tous également auteurs de nombreux ouvrages parmi ce que l’édition universitaire compte de plus respecté en la matière, et pour certains (David Steritt, Murray Pomerance) également critiques, se sont livrés à une attaque en règle contre les stéréotypes du discours universitaires sur le cinéma. Ces grands profs partaient de leur propre souffrance, d’avoir à lire des centaines de devoirs de leurs étudiants conformes aux lois de rédaction académiques, pour appeler de leur vœux originalité, invention de langage, capacité de changer les règles. Ces enseignants, qui tous ont fait partie des pionniers de la discipline, avaient l’air de docteurs Frankenstein conscients d’avoir enfantés des monstres. Remise en question d’autant plus délicate que face à eux les étudiants étaient plutôt demandeurs de procédés rhétoriques leur assurant la réussite aux examens que d’incitation à se rebeller contre le carcan.

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L’atelier “Writing on cinema” avec, à la tribune, David Steritt, William Rothman, Adrienne McLean, Lesley Stern, Murray Pomerance et Vivian Sobchack.

Les appels à la capacité de trouver une manière de s’exprimer à la fois en phase avec ce dont on parle (arrêter d’écrire de la même manière sur Murnau, sur Jia Zhang-ke et sur 24 Hours) et faisant place à la personnalité de l’auteur valaient comme critique générale de ce que l’expression universitaire dans son ensemble peut avoir de réducteur et de glacial. Mais en outre, les interventions soulignaient combien le cinéma, mieux que la plupart sinon tous les autres sujets, appelle et légitime cette parole plus instable, plus sensuelle, plus émotionnelle – qui ne réduit en rien la nécessité de la recherche, bien au contraire. Dans ce qui fut le bastion d’une scientificité de l’écriture sur le cinéma, par opposition à la fois à la vulgarité des columnists des grands médias et de l’approche « sensualiste » de la critique européenne, c’était grand plaisir d’entendre plaider cette cause avec beaucoup de verve et d’humour. Une cause qui est loin de ne concerner que les Américains, ni que les universitaires. Elle travaille par exemple un débat très français aujourd’hui en cours, celui de la place des arts (et singulièrement du cinéma) à l’école, alors que se trament des réformes où les décideurs paraissent pour l’instant bien loin de la préoccupation qui devrait être centrale. Et qui, c’était la grande idée défendue par les panélistes de Los Angeles, se résume par: on n’apprend bien que ce qu’on aime.

Le verbe « apprendre » étant bien sûr à prendre dans ses deux sens.

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Le noir fantasme de la Jupe

Le César à Isabelle Adjani pour son rôle dans La Journée de la jupe résonne d’inquiétante manière dans l’actualité récente.

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Un film sous le signe de la peur

Isabelle Adjani a donc, comme prévu, reçu le César de la meilleure actrice pour La Journée de la jupe. Ce qui ramène sur le devant de la scène ce film qui eut un écho certain à sa sortie en mars 2009, alors même que de récents événements attirent à nouveau les projecteurs sur la sécurité dans les établissements scolaires. Après l’agression d’un élève au lycée Adolphe-Cherioux de Vitry-sur-Seine, le mouvement des enseignants dénonçant la dégradation des conditions d’enseignement, principalement du fait des diminutions d’effectifs imposées par le gouvernement, a occupé, à bon droit, le devant de l’actualité. La parole officielle, organisée, des enseignants explicite des responsabilités, formule des questions argumentées.

Il en va tout autrement du film de Jean-Paul Lilienfeld, qui aura, lui, pris la forme d’un cri de rage faisant office de symptôme, symptôme terriblement inquiétant d’un double refoulement. Le succès du film est en effet, entre autres, le fait d’enseignants, qui se sont retrouvés dans le geste incroyablement violent du personnage joué par Adjani, braquant ses élèves avec une arme à feu et les prenant en otage. Toute la construction dramatique du film est conçue pour garder le public de son côté, rendre « compréhensible » son geste, voire légitime la violence qu’elle libère contre les sauvageons qui la persécutent et foulent aux pieds les valeurs  de la République dont elle est à la fois le produit, le garant et supposément le passeur.

Le « ouf » de soulagement et de gratitude d’un portrait à charge aussi violent contre des adolescents « issus de l’immigration », des noirs et des arabes donc, que le film a suscité chez tant de spectateurs, sonne comme la libération d’un double blocage. Le premier aura été celui de ne pouvoir dire la peur, sinon la haine, ressentie envers les jeunes. Le second concerne le sentiment d’être incompris des représentants du pouvoir, politique, administratif et médiatique, pouvoir officiel qui bloque la possibilité de manifester de tels sentiments. La Journée de la jupe a permis cette double « libération ». Contre les élèves, qui « méritent » de se faire braquer, et ne l’auront pas volé s’ils finissent avec une bastos en pleine tête, et contre les piliers du politiquement correct, qui empêchent que s’exprime ce malaise violent des enseignants confrontés à des obstacles souvent insurmontables dans les termes dans lesquels ils sont en fait ressentis : c’est de la racaille, ils mériteraient un bon coup de karsher, ou de flingue.

la-journee-de-la-jupe-41884Les élèves enfin à leur place (fantasmée): en tas au sol, comme une grosse flaque d’excréments

Les spécialistes du monde l’enseignement connaissent ces blogs où des profs laissent s’exprimer leurs peurs, et leur agressivité contre leurs élèves – ces blogs sont anonymes : les professeurs n’ont pas le droit d’exprimer en leur nom leur avis sur leurs élèves, et ce qu’ils aimeraient leur infliger.  Le Journée de la jupe, symptôme franchement dégoûtant d’une maladie hélas bien réelle, n’aide en rien à comprendre quoi que ce soit, ni du côté des enseignants, ni du côté des élèves, ni à propos du système d’enseignement en général. Le film se contente de refléter avec complaisance des pulsions nauséabondes, qu’il n’est jamais souhaitable de dissimuler (loin de les faire disparaître, cela ne peut que les exacerber), mais sans ouvrir la plus petite possibilité d’une réflexion, ou de l’hypothèse de construire une place pour soi (qu’on soit enseignant, élève, parent, ou simplement citoyen). La Journée de la jupe est un film de haine prenant le parti de certaines victimes contre d’autres victimes, soit le principe même de la pire démagogie, celle qui stigmatise toujours des faibles comme exutoires des malheurs d’autres faibles.

Bien sûr, et fort heureusement, ce fantasme n’est pas celui de tous les enseignants, y compris ceux qui éprouvent de la peur en se rendant dans leur classe. Les nombreux entretiens avec des professeurs et autres personnels éducatifs témoignent au contraire d’une grande diversité de réaction, et d’innombrables tentatives de trouver des éléments de réponses dans ce contexte catastrophique. Quant à Isabelle Adjani, qui a su à plusieurs reprises prendre position avec courage contre les injustices, elle se retrouve ici, sans paraître s’en rendre compte, au service d’une bien sinistre entreprise.

À LIRE ÉGALEMENT SUR LES CÉSARS: Ce qu’il faut retenir de la 35e cérémonie des césars; La soirée de la robe et Pourquoi je n’ai vraiment pas aimé La Journée de la Jupe

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