Kalo Pothi, un village au Népal de Min Bahadur Bham, avec Prakash Raj Nepali, Sukra Raj Rokaya, Jit Bahadur Malla, Hansha Khadka, Benisha Hamal. Durée : 1h30. Sortie le 30 décembre.
« Kalo Pothi » veut dire « Poule noire » en népalais. Sans doute ne le saviez vous pas, moi non plus. Comme ni moi ni la quasi-totalité des spectateurs français (européens, occidentaux, non-Népalais…) ne savent grand chose de ce pays, hormis une poignée de clichés surnageant de l’ère baba-cool, ou les bribes d’information lorsque que s’abat sur le pays une catastrophe majeure comme les tremblements de terre de 2015.
De ce pays, le cinéma n’a jusqu’à présent presque rien montré, en tout cas qui ait circulé dans nos contrées (hormis Himalaya : l’enfance d’un chef d’Eric Vialli). Découvrir ainsi grâce à l’ambassade d’une poule noire un monde, des paysages – ni baba-cool, ni seulement himalayens – des comportements, des rapports entre des gens, simplement des visages et des voix auxquels on n’est en rien accoutumés, est une sorte d’aventure du regard et de l’esprit, une promesse que le premier long métrage de Min Bahadur Bham tient entièrement.
Fautes de repères sûrs, on cherche instinctivement des rapprochements, et celui qui vient le plus vite à l’esprit est, même s’il s’agit d’une histoire d’enfant dans le sous-continent indien, moins Pather Panchali de Satyajit Ray que Où est la maison de mon ami ? d’Abbas Kiarostami.
Dans le village où se situe la plus grande partie du film, l’amitié entre les deux garçons d’une dizaine d’années et leur quête obstinée, vitale malgré son apparente trivialité, ici la possession d’une poule, puis la volonté de la récupérer à tout prix quand ils en ont été dépossédés, apparaît comme un prétexte à la fois ludique, poétique et très concret à une parabole où péripéties et morale essentielle cheminent de concert – là on est plutôt du coté de Mark Twain ou de Stevenson.
Et c’est bien cela, mais aussi bien davantage. Car le roman initiatique, la découverte du monde à travers les choix de courage, de fidélité, de compréhension des rapports entre les gens et avec les choses, est redéfini par deux grandes lignes de fracture. Le conte prend en charge l’état de la société réelle, et celui du pays au moment où se situe l’action. La première ligne de fracture concerne la division de cette société rurale en castes, et les règles rigoureuses, à l’occasion brutales, qui définissent les relations au sein de la communauté.
La deuxième ligne fracture est rien moins que la guerre civile qui alors fait rage au Népal, opposant armée royaliste et guérilla maoïste, avec exactions de part et d’autres, violence prête à exploser pour des raisons où souvent rôde l’absurde et le ridicule, pas moins sanguinaires.
Il y a quelque chose de miraculeux dans la manière dont le réalisateur réussit à inscrire son récit enfantin dans ce double contexte, avec une assurance tranquille, sans effets de manche ni raccourci simplificateur. Tout compte dans cette histoire, qui est à la fois la « grande histoire » et la petite. Et tout peut trouver sa place et sa dynamique, grâce à la manière d’accompagner d’un regard juste, jamais aguicheur ni utilitariste, les jeunes interprètes, ou les autres protagonistes, familles et autres villageois. Grâce aussi à une façon retenue, non démonstrative, d’utiliser les décors, dont les paysages splendides de la région.
C’est cette cosmologie modeste et ferme qui permet au film de prendre finalement un élan vers d’autres contrées, d’autres types de récit, une autre tonalité. Par les bois et les montagnes, par les rêves et les imaginaires, Kalo Pothi en suivant son chemin se transforme au cours de sa dernière partie. Avec cette même apparente simplicité de l’évidence du conte, il se réinvente, et s’envole.
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Un été à Quchi de Tso-chi Chang avec Liang-yuYang, Yun-loong Kuan, Hui-ming Wen. Durée: 1h49. Sortie le 24 septembre.
Cette histoire, nous l’avons déjà vue au cinéma (et sans doute aussi lue, et pour pas mal de gens également plus ou moins vécue). C’est l’histoire d’un garçon d’une douzaine d’années envoyé loin de chez lui par ses parents, et se découvrant lui-même en étant immergé à son corps défendant dans un milieu différent. Ce motif existe dans le monde entier, mais il a existé de manière particulièrement repérable dans le cinéma asiatique moderne, y compris l’anime au Japon, et avec un chef d’œuvre, lui aussi réalisé à Taiwan, Un été chez grand-père de Hou Hsiao-hsien. Toute la réussite du premier film de Chang tient à ce que celui-ci sait très bien qu’il ne débarque pas en terre incognita, et à sa manière à la fois de vraiment raconter son histoire, avec ses passages obligés, et de ne pas se laisser coincer dans ce côté prévisible.
Un été à Quchi prend au sérieux les événements que sont la rencontre avec un autre mode de vie, l’éveil au désir adolescent, la peur devant des forces hors de contrôle et la possibilité d’y faire face, l’expérience de la disparition d’un proche. Durant la première séquence, un père submergé par ses problèmes de travail et de couple amène chez son propre père le jeune Bao, pas franchement ravi d’être arraché à ses copains et sa console de jeux vidéo (mais il a une tablette). Contrairement à ce que laisse supposer le titre, il ne s’agit pas d’une période de vacances, Bao va au collège, où il rencontre d’autres enfants. Les péripéties qui émaillent les relations entre le garçon, son grand-père, ses parents en pleine crise, un copain et une camarade de classe mais aussi l’habitat rural, la nature, le surnaturel, les relations entre les villageois, le rapport aux technologies actuelles, etc. Bref, il prend en charge tous les enjeux qui sont en quelque sorte le cahier des charges du genre.
Mais il le fait avec un sens aigu d’appartenance à ce genre, et une manière très fine de prendre de vitesse les attentes du spectateurs, de déplacer les points de vue, de sauter des cases ou au contraire de s’attarder sur des instants, des lieux, des situations. Il fait ce qu’un artiste peut faire de mieux à l’intérieur d’un genre codifié, dès lors qu’il considère, à raison, que le fait d’y trouver une relation personnelle et l’évolution récentes des mœurs justifie d’y revenir. Le recours à de multiples plans brefs sur les visages singularise la situation, l’attention sensible aux lieux, surtout les extérieurs, inscrit le récit dans une réalité particulière, en perçoit les vibrations singulières. A lui seul, un plan de partie de basket sous la pluie filmée de très loin (plan d’ailleurs très « houhsiaohsienien ») signe la justesse d’un regard de cinéaste.
Dès lors qu’il est clair que le cours du film ne sera pas un long fleuve tranquille s’insinue l’hypothèse d’assister à un montage d’extraits d’un film-chronique qui durerait cinq heures. Mais plus le réalisateur impose son rythme propre, plus il apparaît au contraire qu’il s’agit d’une composition subtile qui joue autant sur les temps faibles que sur les temps forts pour rendre possible une émotion, pour élaborer à la fois une singularité et une universalité aux tribulations du garçon surnommé Bear, de la fille aussi surnommée Bear et de leur copain Mingchuan.
lire le billetLa voix off qui ouvre le film est celle du réalisateur. Il dit qu’il va raconter un moment de son enfance. Ce réalisateur, Wang Xiao-shuai, est une des figures importantes de la génération de cinéastes apparue en Chine durant les années 90, celle qu’on appelle parfois « la sixième génération ». Littéralement, ce n’est pas le réalisateur lui-même que représente Wang Han, le garçon de 11 ans héros du film, puisque Wang Xiao-shuai est né en 1966 et que l’histoire se situe en 1974. Mais le cinéaste est bien, comme son personnage, et comme des millions de Chinois de sa génération, le fils d’habitants des villes envoyés à la campagne durant les années 60. Il ne s’agit pas d’intellectuels expédiés aux champs pour se « réformer », comme cela arriva au même moment pour des raisons idéologiques durant la Révolution culturelle, mais d’ouvriers et d’employés « repliés », sans qu’on leur ait demandé leur avis, vers l’intérieur des terres du fait du risque de conflit avec l’URSS. Immense mouvement de populations et d’infrastructures, cette méconnue « Troisième ligne » fut un événement considérable, un gigantesque brassage déterminant pour définir le paysage humain et industriel de la Chine d’aujourd’hui. Les parents de Wang venaient de Shanghai et rêvaient d’y retourner, pour les gosses nés à la campagne cette grande ville sera un imaginaire à la fois un rêve désirable et redoutable, dont le même réalisateur a raconté les effets dans un précédent film situé, lui, à l’âge de l’adolescence, Shanghai Dreams.
La voix off de Wang Xiao-shuai ne parle pas de la situation en Chine, ne parle pas d’économie ni de diplomatie. Elle parle du monde d’un gamin de 11 ans. Et à sa suite, le film se consacrera d’abord aux rapports avec les copains, les parents, les filles, les profs, aux affrontements entre bandes, à a découverte de la nature environnante. Ce sera la réussite du film d’être surtout un récit d’enfance, dont les principaux ressorts pourraient jouer sous toutes les latitudes. Le décor et la langue sont chinois, et les conditions de vie bien sûr déterminées par la situation politique, notamment la propagande, la paranoïa et les violences de la Révolution culturelle. Ces aspects sont présents dans le film, mais se fondent dans une trajectoire enfantine où la question d’avoir une belle chemise pour se montrer à tous en classe ou la découverte des puissances du travail d’un pinceau sur une toile sont des événements aussi prégnants que le foulard rouge que tous les enfants portent autour du coup, ou le grand portrait de Mao qui trône au milieu du village.
De même est-ce autour d’un récit de violence, de peur et de fascination vis-à-vis d’un jeune homme caché dans la forêt que se joueront les choix et les avancées du personnage principal et de ses copains. Héros, assassin et victime tout à la fois, celui qui se cache et essaie de mettre le feu à l’usine est une figure de conte fondateur tout autant que le protagoniste d’une triste et banale histoire d’adolescente abusée par un petit chef autoritaire, qui est ici cadre du Parti comme il serait ailleurs hobereau ou fils de patron. Avec un grand sens des scènes composées une par une, chacune abordée pour elle-même plutôt qu’au nom d’un « programme » (idéologique ou autobiographique), Wang Xiao-shuai réussit la gageure d’être du côté des individus et d’abord de l’enfant, sans en faire ni un symbole, ni seulement son propre représentant. Incarnation du difficile problème du je/nous dans toute fiction, Wang Han est au meilleur sens du terme un personnage de cinéma, un être tissé de réalités factuelles et d’imaginaire abstrait, qui à son tour fait lien entre des situations individuelles (celle du réalisateur, celle de chaque spectateur, quelle que soit sa nationalité et son parcours) et une « situation », elle aussi définie par des paramètres très généraux (« l’enfance ») et d’autres plus singuliers (être fils d’employés urbains déplacés dans la campagne chinoise durant les années 70).
Deux éléments concourent à cette réussite. Le premier est la manière dont Wang Xiao-shuai filme les lieux – une constante chez lui, qui s’était déjà fait remarquer avec ses descriptions des villes, depuis son premier film, The Days (1993), et notamment avec Beijing Bicycle et Chongqing Blues. Ici, ce sont le fleuve, les bois, le pont, la petite cité ouvrière entre village et champs, qui donnent au récit entièrement centré sur l’enfant une ampleur et une profondeur décisives. Le deuxième élément est l’importance accordée au télescopage entre monde chinois et systèmes de représentation artistique occidental : à une époque où cela relève de la haute trahison, le père de Wang Han initie son fils aux beautés de la peinture impressionniste. Sur ce registre cette fois explicitement esthétique, se rejoue non pas l’affirmation de la supériorité d’un code visuel sur un autre – aucune ironie contre les éléments esthétiques chinois – mais une forme d’ouverture, de disponibilité aux variations et aux contradictions qui est le pari souterrain du cinéma de Wang Xiao-shuai.
C’est, si on y songe, le problème de tous les cinéastes du monde ayant à affronter la remodélisation de codes culturels locaux par la mondialisation – sauf les cinéastes hollywoodiens, qui sont déjà et par construction au cœur de ce dépassement. En ce sens aussi, 11 fleurs est un film important, même s’il ne paye pas de mine.
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