“Les Secrets des autres” ou la boite magique

589368Les Secrets des autres de Patrick Wang, avec Wendy Moniz, Trevor St John, Oona Laurence, Jeremy Shinder, Sonya Harum, Gabriel Rush. Durée: 1h43. Sortie le 26 août.

Celui-ci, à ce moment. Celle-là, dans cette situation. Un instant plutôt joyeux dans la vie quotidienne. Une rencontre inattendue. Un accident évité de justesse. La maison avec les parents et les enfants. Un geste étrange accompagné de mots qui ne le sont pas moins… Il semble d’abord que, pour son deuxième long métrage (après le déjà très remarquable In the Family), Patrick Wang aligne se séquence comme une diseuse de bonne aventure tirerait des cartes, et les poserait côte à côte.

On ne voit pas trop ce qui les relie. Quelles sont les relations entre cette gamine au nom curieux, Biscuit, sortie du lac par un jeune homme timide flanqué d’un énorme chien et l’irruption dans une petite famille de Jess, fille d’un premier mariage du père sortie de nulle part ? Qu’est-ce que cela a à voir avec les problèmes au théâtre de la petite ville au Nord des  Etats Unis où il semble qu’on se trouve, avec le sort du fils obèse, maltraité par ses copains d’école, mais qui crée de puissants et inquiétants dessins ? Que viennent faire là les boites contenant des saynètes  que fabriquaient un vieil homme récemment décédé ?

Le film procède par scènes brèves, comme des notes ou des croquis, séparés par des fondus au noir. Les Secrets des autres est d’abord un assemblage sinon de secrets, du moins de ces petites énigmes que constituent des rencontres avec des inconnus, à propos desquels il se garde bien de livrer tout de suite des explications. Et ce qui est remarquable est combien ce manque d’information n’a en fait aucune importance.

Parce que chaque visage, chaque corps, chaque situation est filmée avec une attention sensible, une affinité quasi-miraculeuse. Sans trop savoir pourquoi, on se retrouve heureux de passer du temps avec ces gens-là.

Mais peu à peu les situations se relient.  Et finalement, il s’avère que Les Secrets des autres racontait bien une histoire, et même une histoire marquée par un drame, résultat d’une fatalité atroce et de choix calamiteux. Mais surtout le film raconte la manière dont on continue d’exister, individuellement et collectivement, après que le malheur a frappé.

Cela émerge peu à peu, c’est émouvant et précis. Cette construction par touches composant finalement une image n’est pas un effet de virtuosité dramatique, mais une réponse attentive, respectueuse, devant le malheur des gens, et les innombrables erreurs, maladresses, bêtises qu’ils commettent (que nous commettons) dès lors que la spirale du malheur s’enclenche.

La souffrance et la mort travaillent le film de l’intérieur, mais d’une manière étonnamment comparable à celle dont elles travaillent toujours, quoique de manières infiniment variées, le vie, la joie, l’amour, les plaisirs et engagements de chacun. Et le plus souvent, par la grâce de Patrick Wang, c’est ici d’une légèreté aux confins du burlesque, d’une étrangeté aux franges du rêve. Et, ainsi, d’autant plus réel.

Avec une liberté de filmer impressionnante, des surgissements d’inconnus qui redonnent de la profondeur aux protagonistes, des fondus, des surimpressions, des incrustations, tout un vocabulaire visuel joueur et au plus près des émotions, il met en acte l’idée sous-jacente qui porte le film : celle d’un nécessaire bricolage généralisé des relations entre les humains, de la nécessaire reconstruction permanente de ce qui peut être dit, partagé, thésaurisé, jeté au fil de l’eau ou du vent, ou du temps.

Entre soleil et solitude, avec sa demi-douzaine d’acteurs inconnus, tous admirables, et son histoire qui ne semblait converger que vers la prise en charge d’un deuil mais l’excède illico, vers d’autres chemins, dont on ne voit pas la fin.

Les dioramas, ces boites en bois où sont figurées des scènes en miniature, sont une des manifestations matérielles d’une idée de la vie en commun, vie affective, vie sociale, vie rêvée tout à la fois. Fabriqués par une sorte de Facteur Cheval local (mais le film est tourné à Nyack, la ville natale de Joseph Cornell, le grand artiste du diorama), ces objets aussi farfelus dans l’inspiration que dans les moyens figuratifs deviennent moins la métaphore que la métonymie du film : partie ludique, accessoire, pour le tout d’une dynamique narrative, qui rapproche et accompagne des personnes, des affects, des sensibilités.

A peine esquissé, le parallèle entre les boites à histoires et la scène théâtrale fait partie de ces multiples pistes à demi enfouies qui parcourent le film, et prend davantage de force si on sait que Le Secret des autres est inspiré d’un roman de Leah Hager Cohen, par ailleurs grande spécialiste du théâtre.

Ces emboitements (c’est le cas de le dire) du diorama à la maison familiale, de la maison au théâtre et du théâtre à la petite ville, ne visent pas à un vertige qui fascinerait mais à un écart. Sur le ton de la chronique quotidienne, sensation renforcée par l’usage du très beau super-16 couleur, entre home movie, document d’archive et images de rêves, ils contribuent à donner de la place aux émotions complexes des protagonistes, et à celles des spectateurs, à la fois vis à vis de ces protagonistes et chacun vis à vis de lui-même, de sa propre histoire, tant ce qui se passe dans Le Secret des autres est susceptible de trouver d’échos dans l’existence de chacun. Puisque bien sûr, « les autres », c’est aussi nous – vous, moi.

 

 

 

 

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Cannes/10: «Mountains May Depart»: la montagne cannoise a bougé

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Zhao Tao dans Mountains May Depart de Jia Zhang-ke

Mountains May Depart de Jia Zhang-ke, avec: Zhao Tao, Sylvia Chang, Zhang Yi, Liang Jing-dong. Durée 2h10. Compétition officielle. Sortie France: 9 décembre.

En ce temps-là, vivait dans une petite ville du centre la Chine une charmante jeune femme et deux amis, tous deux amoureux d’elle. Le siècle et même le millénaire allaient basculer. Le pays le plus peuplé du monde allait passer à une vitesse foudroyante du statut d’immense zone de sous-développement à celui de quasi-première puissance mondiale.

Dans la petite ville, on célébrait l’entrée dans les années 2000 avec force pétards et en dansant gaiment sur Go West, le tube des Pet Shop Boys et de Village People. Un des soupirants, ouvrier à la mine, se voyait en quelques semaines supplanté par son rival, prospère gérant d’une station-service, aspirant capitaliste bientôt vertigineusement enrichi. C’est lui que la belle Tao a choisi, lui qui faisait péter la glace du Fleuve jaune à coup de dynamite, lui qui conduisait –même n’importe comment– une Audi rouge vif et offrait à sa dulcinée un petit chien et la promesse du confort.

Le père de Tao, homme sage et doux, homme d’un autre temps, n’a rien dit. L’heureux élu a acheté la mine où travaillait son ex-ami et l’a viré. Celui-ci a quitté la ville et c’était comme si ce qui jamais ne pouvait être rompu, le lien entre amis d’enfance, l’appartenance à une collectivité, le partage des épreuves et des réussites, s’était déplacé sans retour. Ce n’était qu’un début.

Le nouveau film de Jia Zhang-ke commence comme un conte contemporain, prenant en charge de manière à la fois stylisée et très physiquement inscrite dans une réalité matérielle les gigantesques mutations de son pays. Et en effet ce sera un conte, mais un conte à la fois désespéré et sentimental, où le plus grand cinéaste chinois réinvente sa manière de montrer et de raconter, en totale cohérence avec ce qu’il a fait auparavant (Xiao-wu, Platform, The World, Still Life, A Touch of Sin étant les jalons majeurs de ce parcours) mais en explorant de nouvelle tonalités. D’ores et déjà événement majeur de la compétition cannoise, et accueilli comme tel par les festivaliers, Mountains May Depart est un récit en trois épisodes, situés respectivement au début de 2000, en 2014 et 2025. (…)

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