Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.
Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.
Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment Reality de Matteo Garrone.
Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.
Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!
lire le billetElena Cotta et Emma Dante dans Via Castellana Bandiera
Nous attendions l’une et pas l’autre. Ce « nous » ne concernent pas les festivaliens italiens, qui connaissent, eux, Emma Dante, figure importante du théâtre conemporain, et également romancière. Son premier long métrage, Via Castellana Bandiera, dont elle est aussi une des interprètes principales, à côté de la star montante Alba Rohrwacher, est une très heureuse surprise. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on pourrait le surnommer « le petit embouteillage », puisqu’il ne met aux prises que deux voitures, bloquées face à face dans une ruelle de Palerme. Mais si Via Castellana Bandiera évoque en effet le meilleur de la comédie italienne des années 60-70, il renvoie aussi à deux autres traditions, la tragédie antique et le western. C’est dire combien cette situation simple comme une parabole est riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir surtout porter un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait les dénoncer, comme récemment Reality de Garrone.
Jesse Eisenberg dans Night Moves de Kelly Reichardt
Plus attendue, mais pas tout à fait là où on l’attendait, la réalisatrice américaine Kelly Reichardt confirme néanmoins tous les espoirs suscités par Old Joy, Wendy et Lucy et La Dernière Piste. Son nouveau film, Night Moves, conte l’histoire de trois militants écologistes radicaux décidant de faire sauter un barrage, et ce qu’il en résulte. Il vaut moins par sa trame narrative que par la beauté et la richesse de chaque plan. Les forêts de l’Oregon, les fruit de la ferme coopérative, la nuit sur le lac de retenue, ou les échanges entre les trois protagonistes sont filmés avec une grâce légère, où sans cesse vibrent une pluralité de sens, une capacité de proximité et en même temps d’interrogation, la convocation d’imaginaires qui viennent aussi bien de l’imagerie de l’action révolutionnaire que de souvenirs de films d’aventures, ou de Dostoïevski.
Rares sont les films qui réussissent à construire autant d’empathie avec leurs personnages tout en conservant les doutes sur ce qu’ils font, rares sont les œuvres où les ressorts tendus du thriller s’activent avec cette douceur capable de respecter les humains et les arbres, les lumières et les matières.
Kelly Reichardt est une grande cinéaste sensualiste, du genre qui rendrait vibrant la figuration à l’écran d’une borne routière. Pas parce qu’elle possède on ne sait quelle technique supérieure, mais parce qu’il est clair qu’elle ne filme que ce avec quoi elle entre, d’une manière ou d’une autre en résonnance intime, et qu’elle sait faire en sorte que sa caméra en garde la trace. Si elle ne fait rien exploser, elle est bien elle aussi une sorte de ciné-écologiste radicale, au sens d’une très intense connexion avec la multiplicité et l’hétérogénéité du monde, par les moyens du cinéma.
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