L’Ange blessé d’Emir Baigazin, avec Nurlybek Saktaganov, Madiyar Aripbay, Madiyar Nazarov, Omar Adilov, Anzara Barlykova. Durée: 1h52. Sortie le 11 mai 2016.
Court (En instance) de Chaitanya Tamhane, avec Vira Sathidar, Vivek Gomber, Geetanjali Kulkarni, Pradeep Joshi. Durée: 1h56. Sortie le 11 mai 2016.
Les feux du Festival de Cannes qui s’allument ce mercredi 11 risquent de renvoyer dans l’ombre deux très beaux films qui sortent en salle le même jour. Deux films asiatiques, même si ce même continent d’origine ne dit au fond pas grand chose, tant le style, l’approche et les racines de ces deux œuvres sont différents.
L’Ange blessé est le deuxième long métrage du réalisateur kazakh Emir Baigazin. Dès le premier, Leçons d’harmonie, révélation du Festival de Berlin 2013, on découvrait les ressources remarquables de ce jeune cinéaste. Certaines font de lui l’héritier (le seul ?) de la promesse d’un grand cinéma venu de la gigantesque zone asiatique de l’ex-URSS, promesse dont la principale figure était le compatriote de de Baigazin, Darejan Omirbaiev (Kairat, Kardiogramme, La Route, L’Etudiant).
Soit un cinéma inscrit dans des paysages définis à la fois par les steppes infinies et l’architecture stalinienne, avec une force véritablement hypnotique des plans, venus du grand art du cinéma soviétique des années 20 et 30, dont les puissances semblent s’être mieux conservées au-delà de l’Oural.
Mais tandis que les quelques talents venus de cette région disparaissaient peu à peu des radars, Omirbaiev compris, hélas, le surgissement d’Emir Baigazin faisait office de divine surprise : sans aucun artifice, ce garçon est capable de filmer une cruche à eau ou un type immobile sur une chaise et en faire un tableau matériel, physique, d’une capacité d’évocation et de mystère auquel n’atteindront jamais des milliers de tâcherons utilisant images étranges et moyens sophistiqués.
Mais ce n’est pas tout. Outre cette force du plan, Emir Baigazin détient un art du récit, c’est à dire à la fois des situations, des rythmes et de l’organisation des scènes, qui n’appartient qu’à lui. Sa manière d’alterner moments du quotidien et conflits dramatisés à l’extrême, sa capacité à proposer une circulation dans le temps qui ne soit ni assujettie à une chronologie stricte ni d’une virtuosité de bonimenteur, mais ouvrant sur d’autres interactions entre les êtres et entre les actes, est assez sidérante.
A voir ses films, on ne jurerait pas que le jeune cinéaste (il a aujourd’hui 32 ans) porte sur le monde et sur les humains notamment un regard particulièrement confiant et affectueux. Dur est ce monde, durs et obscurs les actes et les motivations de ceux qui le peuplent.
Cela tient, bien sûr, aux conditions d’existence locales, notamment dans cette région durant les années 90, époque à laquelle se situe le film, et où le réalisateur avait l’âge qu’ont ses personnages. Cela tient aussi à un pessimisme profond, qui trouve à nouveau dans L’Ange blessé des traductions très impressionnantes, inventant un point d’articulation entre fascination dantesque (le Dante de l’Enfer, bien sûr, ni Paradis ni Béatrice dans les parages) et questionnement vertigineux, sur les traces de Dostoïevski et de Kafka, sinon de Cioran.
Reprenant le titre d’un tableau de Hugo Simberg, le film est composé de quatre récits, ni mélangés ni entièrement disjoints. Quatre contes cruels de le jeunesse, quatre nouvelles centrées chacune sur un adolescent confronté à une crise, ou à un acte qui va changer sa vie. Chacun de ces récits serait un court métrage magnifique, l’ensemble est bien davantage que la somme des quatre. Et, malgré sa noirceur, L’Ange blessé porte cette heureuse nouvelle : le cinéma mondial compte un nouveau grand cinéaste, le cinéma d’Asie centrale a trouvé sa figure de proue.
Court ne ressemble pas du tout à L’Ange blessé. Le titre, qu’on aurait gagné au moins à traduire, signifie « Cour » en anglais, au sens de « cour de justice ». Il s’agit en effet, en apparence du moins, d’un film de procès, film à sujet social et politique, situé aujourd’hui à Mumbai, sous le poids de la droite hindouiste au pouvoir en Inde, et dans la ville.
Chaitanya Tamhane raconte l’histoire exemplaire d’un vieil activiste persécuté par les forces de répression – police et justice – pour organiser des spectacles militants dans les quartiers pauvres de la mégapole. Il accompagne surtout le combat de l’avocat du vieil homme, à la fois légaliste et combattif, dans le dédale de procédures utilisées contre toute idée de véritable justice.
Il s’inscrit dans une tradition dans laquelle s’est illustré avec éclat le cinéma indien, de Satyajit Ray à Adour Gopalakrishnan, de Guru Dutt à Mani Ratnam ou à Shekhar Kapour pour ne citer qu’eux. Le film met en évidence à la fois la multiplicité des systèmes de références et de contrôle qui structurent la société, le côté presque fatal des inégalités et en même temps l‘énergie de ceux, démocrates ou révolutionnaires, qui inlassablement affrontent un système à la fois ancestral et, désormais, reconfiguré par l’intégrisme hindouiste du BJP, sa démagogie et sa violence, mais aussi son inscription profonde dans la société indienne urbaine d’aujourd’hui.
Et pourtant Court ne ressemble à aucun des films auxquels on serait tenté de le comparer. Passant avec une grâce confondante, et même une certaine malice, de la stylisation au quasi-documentaire, n’hésitant pas à suivre ses protagonistes dans des digressions qui semblent n’avoir aucun lien avec l’intrigue, le jeune cinéaste (29 ans) construit en réalité une représentation d’un monde vaste et complexe, sans perdre en chemin le suspens ni l’émotion.
Avec ce premier film impressionnant par son sens de la composition et sa capacité à varier les focales, jouant avec les codes du mélodrame social, du pamphlet et de la chronique réaliste, parfois de la comédie de l’absurde, Chaitanya Tamhane s’affirme lui aussi comme à la fois l’héritier d’une tradition majeure et un auteur capable de réinventer pour lui-même, de manière très contemporaine, un cinéma ambitieux et ouvert sur le monde.
lire le billetLeçons d’harmonie raconte l’histoire d’une vengeance, et bien autre chose. La vengeance sera celle d’un lycéen humilié et ostracisé par les autres élèves, sous la coupe de Bolat, un condisciple chef de bande. Mutique et renfermé, le jeune Aslan, qui vit seul avec sa grand’mère dans une ferme à l’écart de la ville, prépare méthodiquement l’élimination de son ennemi. Sauf que le combat d’Aslan et Bolat, combat de la victime contre l’oppresseur, stratégie asymétrique où l’intelligence du faible invente les réponses à la surpuissance du fort, s’il est en effet la colonne vertébrale du film durant les deux tiers de son déroulement, est loin d’en dire tout le sens, toute l’ambition et toute la puissance.
Cette intrigue est plutôt comme le propulseur, abandonné en chemin, d’une composition beaucoup plus ample et complexe.
L’élégance du premier film du jeune réalisateur kazakh Emir Baigazin est de ne sembler montrer que des situations simples, auxquelles aucun effet de style n’ajoute un discours, une généralisation, une ruse séductrice. Fixes ou en mouvements glissés, jamais très brefs ni très longs, les plans seraient comme les cases quasi-égales d’un échiquier sur lequel Aslan prépare sa revanche, comme un maître organise très en avance un coup particulièrement retors. Cette tension dramatique et formelle est enrichie par une manière de filmer étonnamment réaliste, au sens de la sensibilité aux matières, aux objets, aux lumières naturelles. Sans trucage ni astuce, Baigazin filme un verre, un visage, un stylo, un lavabo, un couteau, des chaussures de telle manière qu’ils acquièrent immédiatement une très grande présence physique à l’écran, présence qui densifie et rattache au monde quotidien un récit essentiellement abstrait. Apparemment raconté de manière très posée, le film est aussi capable d’accélérations foudroyantes, par exemple lorsque soudain tout se précipite au moment de l’installation dans la classe d’Aslan de Bolat le petit caïd.
Ce récit, anecdote dramatique, fait divers, fable morale, histoire d’une stratégie dans un contexte de film noir un peu à la manière d’Un prophète (ce qui serait déjà beaucoup) est en fait retramé par une réflexion beaucoup plus vaste, d’autant plus passionnante que le cinéaste la met en scène sans pour autant s’en faire le propagandiste, comme une interrogation inquiète plutôt que comme l’affirmation d’une thèse.
Leçons d’harmonie met en jeu l’idée très archaïque et très contemporaine qu’on a (abusivement) baptisé le darwinisme social. Deux lézards verts dans un bocal en sont peut-être les véritables personnages principaux, quelques cafards ligotés sur une chaise électrique miniature en sont les représentants terriblement troublants. Des bribes d’émissions de télé et plusieurs cours enseignés aux lycéens permettent de rappeler quelques éléments auxquels se réfère cette conception de la lutte généralisée de tous contre tous et de la valorisation de la force comme seul principe de survie. Ils le font d’une manière qui n’a, elle, rien de scolaire mais est toujours dans le mouvement de l’action.
Et c’est la composition du film qui permet de déployer les racines et les effets réels de cette approche dont il n’est nullement besoin de savoir qu’elle eut comme principal théoricien Herbert Spencer. Grâce à sa construction en ces petits blocs d’espace-temps que constitue chaque scène, le film inscrit son récit propre dans des réseaux de plus en plus étendus, ceux des systèmes de racket et de contrôle social par des organisations mafieuses rivales, ceux du rôle de l’autorité publique, de la directrice du lycée à la police, les rapports capitale/province et ville/campagne, ceux de la modernisation libérale, ceux de la religion et des différents régimes de croyance et de superstition, dont font aussi partie, à côté de l’islam et de l’animisme, l’idéal éducatif, l’organisation administrative ou le miroir aux alouettes des nouvelles technologies du loisir et leur pouvoir addictif. Il faudrait y ajouter encore les abîmes psychiques. Là rôdent le désir sexuel, et simultanément les fantasmes de pureté – Aslan se lavant compulsivement, la terreur du regard des garçons éprouvés par la jeune fille. Là, les pulsions sadiques ne sont nullement réservés aux « méchants » de l’histoire, lesquels agissent au contraire plutôt rationnellement (le pseudo-darwinisme à la mode Spencer) même si de manière immonde.
Apparemment très sage et en fait très audacieuse et disponible à d’innombrables ouvertures, la composition du film autorise des déplacements gigantesques qui adviennent comme naturellement, fruits d’une nécessité interne dont on ne découvre l’existence que durant le déroulement du film. Ainsi, en particulier, du recours aux ellipses, dont la puissante coupe franche qui, au moment du passage à l’acte, rappelle les stratégies narratives de Robert Bresson, ou plus récemment des frères Dardenne. Ainsi, également, la dimension onirique, qui du tout premier plan au tout dernier est comme un filet d’air qui parcourrait ce film apparemment ultra-réaliste, ou plutôt d’un réalisme assez rigoureux pour précisément accueillir aussi l’onirisme, y compris des scènes de rêves filmées exactement comme des scènes de « réalité » (n’est-ce pas le propre du rêve ?), et jusqu’au cauchemar final dans le commissariat qui redéploie tout l’enchainement possible des faits, d’une manière que la logique policière ne peut pas davantage résoudre que l’extrême violence des flics.
Cette tension ouverte et complexe ne tient pas à la seule composition du film, mais aussi à la manière dont Emir Baigazin filme chaque plan. La première image, peut-être rêvée, est d’une grâce élégiaque. La première séquence, entre comique et cruauté, réalisme et geste propitiatoire – est-ce pour être mangé ou pour attirer la clémence des dieux sur le film que ce mouton est sacrifié sous nos yeux ? – installe d’emblée dans un monde qui n’est pas le nôtre, et dont on ne peut douter de l’authenticité. Plus que tout peut-être, la relation entre la caméra et le corps et le visage d’Aslan (Timur Aidarbekov) est comme celle du projecteur avec le grand écran : tout peut y apparaître. Aslan est un écolier timide, il est un jeune guerrier, il est un habile stratège, il est aussi un garçon qui rêve de la jolie fille dans sa classe, et un enfant qui a peur (d’être atteint d’une maladie inconnue). L’inexpressivité de surface de son visage, en fait très riche de possibilités jamais formulées mais offertes à l’imaginaire du spectateur, et sa raideur corporelle qui évoque par instants Buster Keaton et par instants Nosferatu, inscrivent une tension où le burlesque voisine avec l’inquiétant, et qui nourrit sans cesse la capacité de porter attention au personnage, sans pour autant s’identifier à lui.
C’est une des très subtiles opérations réussies par le film que d’instaurer cette mobilité de la relation du spectateur au personnage central, élément majeur de la constante mobilité d’imagination et de réflexion qu’il suscite, mobilité qui est le résultat paradoxal du côté apparemment très statique de la mise en scène. Ainsi la beauté des plans et l’intensité dramatique des situations stimulent constamment la capacité de chacun d’entrer dans le mouvement intérieur de ce film étrangement dynamique à l’intérieur de son apparente lenteur.
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Dans la jungle des propositions de film qu’est cette Berlinale capable d’offrir bien des découvertes mais définitivement inapte à construire l’intelligibilité d’une programmation, il est possible de capter de multiples échos venus de la terre entière. Un peu comme la navigation sur ces radios ondes courtes qui captent des émissions venues de toutes parties du globe, l’entrée plus ou moins au hasard dans les multiplexes qui accueillent Compétition, Panorama et Forum sont l’occasion de rencontres ô combien inégales, mais parfois réjouissantes. Florilège après deux jours et demi de présence :
– En compétition officielle, une véritable découverte, celle d’un jeune réalisateur de Kazakhstan, Emir Baigazin. Son film, Harmony Lessons, est d’une rigueur brutale, accompagnant sans fléchir le parcours « darwinien » d’un adolescent ostracisé par ses camarades, et qui va construire les conditions de sa survie. Cette fable cruelle, constat sans phrase de la violence sociale, s’impose par la précision de sa composition, sa capacité à ne pas détourner le regard comme à choisir l’ellipse qui ouvre sur le temps, l’espace et l’intelligence.
– Dans un tout autre esprit, Kai Po Che (Brothers for Life) d’Abhishek Kapoor semble de prime abord un pur produit de Bollywood, avec stars draguant éhontément la caméra et bons sentiments à la louche. Et de fait… c’est exactement ça. Mais ça au service d’une interrogation sur ce qui divise et unit la collectivité nationale indienne, avec une capacité à regarder en face la violence des conflits de communauté, de sexe, d’âge et de statuts sociaux qui ne cesse de surprendre. Autour de l’histoire de trois copains passionnés de cricket qui créent leur petite entreprise tandis que montent les antagonismes qui mèneront aux pogroms anti-musulmans du Gujarat en 2002, le film témoigne fièrement des capacités d’un cinéma classique, délibérément adressé au grand public, de prendre en charge de manière frontale les grands enjeux de sa société – une démarche dont on a quelques difficultés à trouver l’équivalent dans les cinémas occidentaux.
– Sur un mode encore très différent, voici une comédie venue du Mexique, et intitulée Workers. Ce premier long métrage de Jose Luis Valle semble d’abord plonger avec détresse dans l’univers fort peu exaltant de quelques travailleurs de Tijuana, un « technicien de surface » salvadorien approchant à l’âge d’une retraite qu’il ne pourra toucher, et les serviteurs d’une riche vieillarde excentrique. Très vite pourtant, des détails d’abord infimes, une distance ou un décalage qui ne feront que se préciser, sans s‘alourdir, travaillent de l’intérieur ces chroniques qui s’avèrent aussi implacables que loufoques. Et l’humour slow burn se révèle un excellent ressort critique, renforcé par l’évidente affection du réalisateur pour ses personnages.
– De l’humour, il y en a également beaucoup dans A World Not Ours du Palestinien Mahdi Fleifel. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi rire, en suivant cette chronique intime et violente de l’existence dans le camp de réfugiés d’Ain Al-Hilweh au Liban, camp dont la famille du réalisateur est originaire, et où ses proches et ses copains n’en finissent plus de végéter, usés par la fatalité du sort de leur peuple. Avec sa caméra utilisée comme pour des films de famille et sa voix off à la fois lucide et ironique, Fleifel dresse un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.
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