Tarzan, perdu dans la jungle des pixels et des bons sentiments

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Tarzan de Peter Yates. Avec Alexander Skarsgård, Margot Robbie, Christoph Waltz, Samuelk S. Jackson. Durée: 1h50. Sortie le 6 juillet.

Souvenez-vous au début de Vertigo d’Alfred Hitchcock, cet étrange effet de double mouvement à l’intérieur de l’image (un zoom avant en même temps qu’un travelling arrière). C’est un peu l’impression que fait ce Tarzan sorti de la naphtaline par le studio Warner.

Zoom avant: pas question de reconduire les clichés racistes et colonialistes des films des années 1930-40 (en fait quelques 40 titres entre 1918 et 1970, sans compter les dessins animés). Cette fois, il sera clair que les blancs mettaient alors (en ces temps lointains) en coupe réglée le continent africain pour satisfaire leur avidité. Cette fois, les Africains seront des individus différenciés et doués de raison et de sentiments. Cette fois, la nature sauvage aura droit à une réhabilitation en règle.

 Y compris dans le registre du récit d’aventures et la licence romanesque qui l’accompagne, ce nouveau Tarzan revendique une forme accrue de réalisme, loin des stéréotypes fondateurs. Ceux-ci sont d’ailleurs gentiment moqués dans les dialogues: l’histoire se passe après les aventures narrées par Edgar Rice Burroughs et filmées par W.S. Van Dyke, Richard Thorpe et consorts. Les bons vieux «Moi Tarzan, toi Jane» sont moqués par les personnages afin d’établir une complicité avec des spectateurs actuels non dupes.

Mais, travelling arrière, la condition pour filmer cet univers où l’Afrique, ses habitants, ses prédateurs, sa nature seraient plus «réelles» tient d’abord à un usage immodéré de l’imagerie digitale.

La grande majorité des films sont aujourd’hui tournés en numérique, là n’est pas la question. Mais avec ce Tarzan, l’image semble tellement saturée de pixels –bien plus que de héros, de lions ou de singes– que le film y perd des points sur le terrain du «réalisme» ou disons plutôt de présence. En terme d’artificialité, on se retrouve en fait plus loin qu’à l’époque de «jungleries» de la MGM.

Les décors d’alors étaient en carton-pâte et les baobabs peints en studio, mais le carton pâte et le stuc étaient finalement plus réels que cette vilaine bouillie numérique où sont noyés uniformément le méchant, les papillons ravissants et les féroces croco. Les acrobaties de Johnny Weissmuller, c’était du chiqué sans doute, mais l’ex-champion de natation était bien là, ces muscles étaient les siens, ce corps était le sien, il avait accompli ces gestes –et il en restait une trace qui aidait à partager (un peu) la croyance dans l’histoire. (…)

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« Taklub », autant n’en emportera pas le typhon

TaklubTaklub de Brillante Mendoza, avec Nora Aunor, Julio Diaz, Aaron Rivera, Rome Mallari, Shine Santos. Durée : 1h37. Sortie le 30 mars.

Quelle guerre, quelle vengeance d’un dieu haineux a causé cela ? Cet enchevêtrement de douleur et de boue, de misère et des débris, de courage, de bouts de plastique et de paroles ? Ni guerre ni vengeance divine, mais l’une des catastrophes qui martyrisent surtout les régions déjà les plus pauvres de la planète, effets de cette catastrophe climatique que les hommes ont créé et dont restent incapables de combattre les causes.

Combattre, c’est ce que font ceux-là. Le feu, l’eau, le froid sont leurs ennemis. Mais aussi cet enfer qu’on nomme bureaucratie, ces démons modernes que sont les manœuvres politiciennes et les complaisances médiatiques. Ravagé en novembre 2013 par le cyclone Haiyan, que les Philippins appellent Yolanda, le pire jamais mesuré, cette ville côtière des Philippines est un champ de ruine, un champ de désespoir, un champ de force aussi.

On ne sait pas très bien d’abord ce qu’on voit, ou plutôt quel est le statut de ce qu’on voit : ces gens qui se battent pour arracher aux flammes une famille qui, sous une tente de fortune, usait d’un chauffage défectueux, cette mère qui cherche ses enfants de tas de décombres en morgue d’hôpital de fortune, cette famille dans sa petite échoppe de poisson, cette quête acharnée d’identification des victimes.

Documentaire ou fiction, la question est vite dépassée mais si on se doute que certaines situations sont jouées – nous, spectateurs occidentaux, ne savons pas reconnaître que cette mère-courage qui peu à peu occupe une place centrale est interprétée par une des plus grandes actrices de la région, Nora Aunor.

Mais la fureur des éléments qui à nouveau se déchaine, mais l’organisation obstinée de la solidarité, mais la détresse démultipliée par l’ordre officiel de démanteler Tent City, mais la ferveur religieuse où se mêlent christianisme et animisme, mais l’omniprésence des vieux schémas machistes et claniques, nul ne les joue ni ne les fabrique.

Ils sont la matière même du film, matière que Brillante Mendoza rend plus sensible, plus perceptible en y inscrivant les trajectoires de personnages joués par des acteurs.

Tourné sur plus d’un an, accompagnant les étapes d’une résilience qui est aussi un chemin de croix aux stations impitoyables, Taklub (« le piège » en tagalog) rend un hommage aux habitants de cette ville martyre nommée Tacloban, à ces personnes alternativement ou parfois simultanément victimes, combattantes, chaleureuses, égoïstes, généreuses, terrorisées.

Taklub+0cComme si la même puissance surhumaine qui a imbriqué la terre et le bois, les corps, les eaux et le fer en ce qui semble un retour au chaos primordial, avait aussi fondu en ce creuset terrifiant les émotions et les comportements les plus extrêmes. Si Taklub est une fiction, ses metteurs en scène en sont à la fois Mendoza, Yolanda et celles et ceux qui lui ont survécu.

Mais en même temps que cette inscription puissante dans un lieu et moment très précis, le nouveau film de l’auteur de Tirador et de Lola émeut et impressionne par les échos plus indirects qu’il suscite aussi.

D’une précédente catastrophe (le cyclone Durian en 2006), Lav Diaz, autre cinéaste philippin de première grandeur, avait réalisé la gigantesque fresque Death in the Land of the Encantos. Lui aussi associait, mais d’une manière totalement différente, documentaire et fiction, et il est passionnant de voir comment deux artistes prennent en charge les tragédies qui frappent leur pays par des moyens du cinéma qui à la fois résonnent l’un avec l’autre et ouvrent vers des horizons différents.

Autres horizons encore : au-delà de la trop réelle multiplicité des situations peu ou prou comparables, et qui ne vont faire que se multiplier dans les années à venir, ces images renvoient en partie à d’autres drames, beaucoup plus proches. L’Asie du Sud-Est, l’Afrique noire, l’Amérique latine ou les déserts du Moyen-Orient n’ont plus l’exclusivité des ces visions horribles.

Camps de fortune, familles vivant dans le froid et la boue, menaces d’expulsion, tracasseries et brutalités officielles, énergie et inventivité des survivants : nous avons aussi cela à portée de TER. Tacloban n’est pas Calais, évidemment, mais les images, elles, se font sourdement écho. De très sombres échos.

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“La Glace et le Ciel”: y a-t-il une écologie des images?

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La Glace et le Ciel, le nouveau film de Luc Jacquet, le réalisateur de La Marche de l’empereur, est un portrait-hommage au scientifique Claude Lorius. Les travaux de ce grand spécialiste de l’Antarctique sur les couches profondes de la glace ont contribué à la représentation de l’évolution du climat sur des durées très longues. Si Lorius n’est pas le seul savant à avoir travaillé sur ces questions devenues stratégiques(1), et même fatales pour des millions de personnes, ses recherches ont joué un rôle important dans la prise de conscience, au moins de la communauté scientifique à l’époque (les années 1980), de la gravité de la situation et de l’ampleur des évolutions.

Aujourd’hui âgé de 83 ans, Claude Lorius raconte les principales étapes de sa carrière, illustrée par des archives, ou des scènes tournées pour les besoins de la cause. C’est un hommage à un savant, et à une forme de recherche associant exigence scientifique et esprit d’aventure dans des conditions physiques et psychologiques extrêmes.

En attendant la COP21

Mais la sortie du film s’inscrit aussi dans le contexte de la préparation de la COP21, et de la montée en puissance des manifestations concernant les questions d’environnement à la veille d’une conférence internationale sur le climat présentée comme pouvant être décisive, et qui suscite de multiples formes de mobilisation –scientifique, politique et diplomatique, militante et associative, médiatique, etc.

Si les avis divergent sur la capacité de la Conférence de Paris à mettre en place les mesures d’urgence pour réduire les effets catastrophiques de la détérioration de l’environnement, il n’existe heureusement plus guère de voix pour mettre en doute sa réalité, et ses causes.

Le modèle de développement des sociétés depuis le début du XIe siècle mais avec une aggravation foudroyante au milieu du XXe ont déclenché ce basculement mortifère, pour une part déjà irréversible, basculement qui a mené les scientifiques à considérer que la planète est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, caractérisée par la prééminence du poids des actions humaine sur l’ensemble de la terre.

Manipulation du non-humain

Cet ensemble complexe de phénomènes dont la traduction la plus lisible (et la plus chiffrable) concerne les émissions de dioxyde de carbone, repose sur une attitude de prédation, d’emprise utilitariste par les hommes sur le monde, de manipulation sans scrupule des composants non-humains par les humains pour en tirer avantage, au nom d’un supposé droit de prédation sur un environnement artificiellement clivé par des conceptions binaires, séparant «l’homme» de «la nature», conceptions dominatrices aux effets ravageurs.

Le récent ouvrage de Bruno Latour, Face à Gaïa (Editions de La Découverte), synthétise les processus intellectuels, politiques et scientifiques qui ont conduit à ces conceptions, et en explicite les conséquences, potentiellement mortelles à des échelles inédites.

Un film OGM

Or, que fait Luc Jacquet racontant l’histoire d’un savant qui, malgré de très nombreuses résistances, a contribué à la preuve scientifique et à la prise de conscience de cette réalité? Il fait, avec son matériau à lui, Jacquet, c’est-à-dire avec les images et les sons, exactement ce qui a été fait avec les matériaux dont les humains se sont emparés depuis deux siècles. (…)

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Le documentaire sur l’environnement peine à respirer

lignepartageeauxDes films récents comme «La Ligne de partage des eaux» ou «Holy Land Holy War» témoignent de la difficulté de ce genre très présent dans les salles à transformer une inquiétude légitime en oeuvre de cinéma.

Mercredi 23 avril est sorti en salles La Ligne de partage des eaux, de Dominique Marchais, un documentaire consacré à plusieurs enjeux environnementaux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas seul –ni le seul documentaire, ni le seul à se soucier d’écologie.

Depuis une quinzaine d’années, profitant de certains dispositifs réglementaires et de l’effet d’une poignée de succès de box-office (Être et avoir, Le Cauchemar de Darwin), le nombre de documentaires sur les grands écrans ne cesse d’augmenter. En quinze ans, il est passé d’environ 40 à plus de 90 longs métrages.

Qui porte intérêt à la diversité des films et revendique la pleine appartenance de ce genre au cinéma devrait s’en réjouir. Les choses sont pourtant moins simples.

Car si on trouve en effet quelques véritables œuvres de cinéma ayant l’usage des moyens documentaires (récemment At Berkeley de Frederick Wiseman, Les Trois Sœurs du Yunnan de Wang Bing, Comme des lions de pierre d’Olivier Zuchuat, À ciel ouvert de Mariana Otero, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann), la grande majorité n’utilise caméra, micro et montage que pour illustrer un discours informatif ou polémique, ou mettre en circulation une imagerie –des activités dont la place devrait être à la télévision, si celle-ci remplissait son rôle (sic).

Un grand nombre de ces produits abordent des sujets liés à l’écologie. Qu’ils traduisent une légitime inquiétude face à l’état de la planète et le désir d’alerter et d’informer est tout à fait légitime; ce n’est pas pour autant une raison d’occuper un espace qui n’est pas le leur, celui des salles de cinéma, espace par ailleurs envahi de trop nombreuses productions (de fiction) qui le rendent déjà illisible, et quasi-inaccessible à des œuvres dont il est la seule destination possible. Mercredi 2 avril, on avait droit à la sortie simultanée de deux films sur, c’est à dire contre, le gaz de schiste (Holy Land Holy War et No Gazaran).

Cette dérive est entretenue par l’essor d’une utilisation de certaines salles comme lieux de débats sur des sujets de société (dont l’écologie) sans souci aucun de la qualité du film, du moment qu’il est l’occasion d’une mobilisation portée par des associations concernées. Mais comme on vend tout de même des billets à l’entrée, ces meetings d’un genre particulier ont la faveur d’exploitants qui en ont fait une ressource relativement stable grâce à la présence régulière de militants. Et bien sûr, l’existence de ces circuits alternatifs alimente la production de films correspondants à ces critères, critères où le cinéma n’a pas sa part.

Voilà pour le constat d’ensemble –qui touche aussi nombre de productions récentes concernant d’autres thèmes de mobilisation, tels que la grande précarité, les diverses malversations des grandes puissances financières ou la prise en charge de certaines pathologies.

Dans le cas des films directement liés aux sujets environnementaux, qui constituent le plus fort contingent au sein de cet activisme documentaire, on constate un autre problème, plus singulier et plus profond: la difficulté pour des réalisateurs qui, à n’en pas douter, se posent des questions de mise en scène, de conception formelle, de trouver comment faire un film de cinéma.

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