De Cavalier à Cavalier, une histoire de visages

 

Tandis que son sidérant Pater poursuit son beau parcours dans les salles, Alain Cavalier est encore deux fois présent cet été, grâce à deux sorties DVD. Ceux-ci mettent en lumière de manière particulièrement lisible, et plaisante, l’étonnant parcours de ce cinéaste.

Le premier de ces DVD, édité par Solaris, rend accessible en vidéo ce qui était devenu une rareté : La Chamade, réalisé par Cavalier en 1968. Cette adaptation du best-seller de Françoise Sagan, avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, est aujourd’hui une curiosité agréable à regarder, surtout pour les effets d’époque (ah les coiffures !), et le plaisir de retrouver un « moment » du talent des deux acteurs principaux. Au fil des péripéties de ce marivaudage upperclass entre une charmante oisive, un homme d’affaires et un jeune éditeur impécunieux, on ne cesse de retrouver les (lointains) échos avec les films des années 60 signés Godard, Truffaut ou Demy où apparaissaient les mêmes acteurs.

Mais La Chamade est aussi exemplaire d’une certaine dérive de ce qui a fait partie du surgissement moderne dans le cinéma français au début des années 60 surnommé Nouvelle Vague. Un cinéma de son époque, mais sans inventer de voie nouvelle, c’est à dire de nouvelles manière de filmer, de raconter en cinéma. Comme ses contemporains et amis Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau ou Claude Sautet, Alain Cavalier est un réalisateur doué, imprégné de la sensibilité de l’époque, mais qui se garde bien alors de quelque audace formelle ou exploration esthétique – à la différence des Godard, Resnais, Rohmer, Varda, Rivette, Demy, mais aussi, quoiqu’on en ait dit, Truffaut ou Chabrol.

Avec La Chamade, ses artifices, ses décors luxueux, ses stars, ses costumes haute couture, sa psychologie en abscisse et sa sociologie en ordonnée, on atteint à un sommet du « nouvel establishment » du cinéma français qui s’est alors mis en place. Comme le roman de Sagan, il ne boude pas la provocation, portée par l’« immoralité » de la jeune et belle Lucille, jouisseuse sans complexe, et – pas évident à l’époque – par l’évocation explicite de l’avortement. Le conformisme de la réalisation n’en est que plus visible, et pesant.

La date du film, 1968, compte évidemment. C’est très exactement à ce moment-là que Cavalier rompt sans retour avec une idée du cinéma qu’incarne à l’extrême sa Chamade. « A l’extrême », mais pas de manière caricaturale, tant tout cela est léger, et, avec le recul du temps, plutôt plaisant à regarder (comme Le Sauvage de Rappeneau qui vient de ressortir en salles, par exemple).

Le second DVD est édité par Documentaire sur grand écran dans le cadre d’une nouvelle collection, « Les collections particulières ». Les Braves porte à son paroxysme l’exigence et la confiance qu’Alain Cavalier a commencé de mettre dans les puissances du cinéma, au fil d’un long parcours initié par la rupture dans son parcours de cinéaste après La Chamade – rupture qui correspond aussi à des crises intimes, comme le savent les spectateurs de Ce répondeur ne prend pas de message et d’Irène. « Les Braves » : trois hommes, trois plans fixes, trois récits à la première personne du singulier. Raymond Lévy, résistant qui après un voyage hallucinant parvint à s’évader du train qui l’emmenait en déportation, Michel Alliot, prisonnier qui réussit à s’évader d’un camp allemand, Jean Widhoff qui, officier en Algérie, s’opposa l’arme au poing à la torture. Des visages, des voix, des mots : hyper-minimalistes, aux antipodes de la machinerie spectaculaire de La Chamade, ces trois films (qui font partie d’une série destinée à être continuée) se déploient entièrement dans le regard et l’esprit du spectateur, à mesure que la « grande histoire » et les « grands principes » se trouvent grandis de l’humilité avec lesquels ceux qui étaient alors de très jeunes gens, aujourd’hui des hommes âgés, décrivent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont éprouvé, ce qu’ils ont pensé.

En apparence, tout oppose les films qui se trouvent sur ces deux DVD. Mais pour l’édition DVD de La Chamade, Alain Cavalier a réalisé un bonus très simple, intitulé Elle, seule… Par un montage sans apprêt, il trouve dans le film d’il y a 43 ans quelque chose qui anticipe son cinéma d’aujourd’hui : l’attention avec laquelle il filmait le visage de Catherine Deneuve, et l’infinie richesse de ce que celle-ci donnait à la caméra, sous l’apparente uniformité de sa beauté ultra-formatée, ultra-maquillée y compris au lit ou à la plage. Il suffisait d’une intonation  – le « ah non, il se casse pas » de Lucille jetant à terre son faux diamant est un vrai diamant de jeu en finesse à l’intérieur d’une situation on ne peut plus convenue – pour que Deneuve  excède, plus encore que son rôle, son personnage de gravure de mode appelée à poser pour de grandes marques de cosmétiques. C’est cette richesse que, tant d’années après, Cavalier retrouve dans ses propres plans, avec la sensibilité de celui qui a su filmer comme des épopées les plans fixes des Braves.

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DVD d’été, santé !

Image 2Tonie Marshall dans La Campagne de Cicéron de Jacques Davila

Parmi les récentes éditions DVD, deux retrouvailles réjouissantes, avec des films qui ont marqué en leur temps, pas si lointain, un renouveau du cinéma en France. Deux auteurs, deux tons très différents, mais une comparable énergie, et une joie d’inventer qui est à jamais au présent.

Avec La Campagne de Cicéron en 1989, Jacques Davila inventait une tragi-comédie burlesque et fantasmagorique, où se croisent des personnages à la fois excentriques et formidablement proches. Autour de Tonie Marshall en musicienne recluse plus ou moins volontaire dans sa maison des Corbières, et de Jacques Bonnaffé en lunatique haut fonctionnaire culturel, deux des figures les plus drôles du cinéma français, c’est un étrange ballet qui se met en place. D’une résidence d’été à l’autre, sur laquelle règne l’inquiétante Judith Magre, Davila construit un récit où les croquis sur le vif , singulièrement acérés, des comportement d’une micro-société, les dialogues loufoques, une gestuelle chorégraphiée comme chez Keaton, la splendeur des paysages et la maladresse du quotidien tissent une trame d’une matière unique.

Image 4Jacques Bonnaffé, Michel Gautier, Tonie Marshall

Eric Rohmer avait salué à l’époque avec enthousiaste un film qui n’est pas du tout « rohmerien » au sens superficiel (celui qui trahit Rohmer en le réduisant à quelques signes extérieurs de style), un film qui ne ressemble d’ailleurs à rien. A rien sinon peut-être aux films des amis proches avec lesquels Davila travailla, comme Gérard Frot-Coutaz, dont Davila a signé le scénario de Beau temps mais orageux en fin de journée et de Après après-demain, Jean-Claude Guiguet, les premiers films de Tonie Marshall. Elle est ici actrice d’une impressionnante présence, capable de changer de registre et quasiment de corps d’une scène à l’autre. On retrouve également avec plaisir Sabine Haudepin dans un rôle de croqueuse d’hommes où l’ironie n’enlève rien à la sensualité. Le bonheur étrange de découvrir, ou de revisiter La Campagne de Cicéron, se double aujourd’hui de la sensation d’une belle promesse, qui n’a pas eu de suite.

Image 5Sabine Haudepin en pleine action

La Campagne de Cicéron incarne en effet ce qui aurait pu, ce qui aurait du devenir une veine singulière du cinéma français. Mais Davila, découvert 10 ans plus tôt grâce à un des meilleurs films évoquant la guerre d’Algérie, Certaines nouvelles, est mort en 1992 sans avoir pu réaliser de nouveau film. Et La Campagne de Cicéron, produit par une structure régionale disparue aussitôt après, était un film perdu, dont les copies s’étaient irrémédiablement détériorées, dont le négatif était lui aussi endommagé. On ne sait pas assez qu’en France, aujourd’hui, des films disparaissent ou sont en danger de disparaître, pas seulement des incunables ni des réalisations ultra-marginales mais des films qui ont eu une vie commerciale, ont été salués par la critique et sélectionnés dans des festivals. C’était le sort funeste de celui-ci, jusqu’à ce que la Cinémathèque de Toulouse entreprenne de ressusciter le film, avec l’aide de la Fondation Groupama Gan pour le cinéma, grâce leur soit rendue à l’une et l’autre.

Image 10Mireille Perrier dans Boy Meets Girl de Leos Carax

Les deux autres films édités en DVD cet été semblaient eux aussi disparus. Ce ne sont pas les copies de Boy Meets Girl et de Mauvais Sang, les deux premiers Leos Carax, qui étaient perdues, mais plutôt la disponibilité de ceux qui rendent possible la rencontre des films et des publics. Ceux-là, éditeurs et programmateurs, avaient choisi de ne pas (ré)ouvrir l’accès à l’œuvre d’un des cinéastes français les plus talentueux. Depuis que la production sinistrée des Amants du Pont-neuf a fait de Carax l’exutoire de la haine que l’industrie voue aux artistes, non seulement la capacité de tourner de nouveaux films lui est devenue une gageure (il n’a pu réaliser de nouveau long métrage depuis Pola X en 1998), mais son nom semble devenu tabou dans les bureaux où se décide ce qui sera  vu et ce qui ne le sera pas. D’où la grande rareté des possibilités de revoir les premiers films, jusqu’à l’heureuse initiative de cette édition.

Image 7Denis Lavant dans Boy Meets Girl

Boy Meets Girl, premier film d’un inconnu, fut l’événement du Festival de Cannes 1984.  Révélant Denis Lavant, qui serait son interprète de prédilection dans la plupart des films suivants, jusqu’au court métrage Merde ! qui fait partie du film collectif Tokyo (2008), le film impressionnait par l’élégance et la sincérité avec laquelle il réempruntait à toute l’histoire du cinéma, des grands classiques muets à l’irrévérence inventive de la Nouvelle Vague, pour raconter une histoire entièrement au présent. Dans le Paris de Jean Cocteau, un présent qui est celui des rêves autant que celui du quotidien, un présent inscrit dans une époque et portant d’une troublante intemporalité. La beauté, par moment presque surnaturelle, de Mireille Perrier, ballerine marquée du saut de la fatalité, mémoire vive de Paulette Goddard, de Falconetti et de Jean Seberg transfigurée par l’électricité punk, emporte au bout de cette nuit du désir et de la survie, à la rencontre de fantômes beaux et tristes.

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Rapide et désespéré, dansant comme rarement caméra et acteurs ont su danser à l’unisson, enfantin et érudit, révolté et affamé d’avenir, Boy Meets Girl rayonne d’une lumière intacte. Au tout début, il y a ces étoiles qui semblent briller alors qu’elles sont collées à un mur, surgit la métaphore de la lumière fossile nous atteignant bien que sa source soit éteinte. Mais l’étoile Carax n’est pas éteinte. Retrouver Boy Meets Girl, et à sa suite le lyrisme fiévreux de Mauvais sang porté par Juliette Binoche dans un de ses premiers grands rôles, entourée de Denis Lavant inspiré et de Michel Piccoli au meilleur de lui-même, c’est un bonheur, mais aussi une vive incitation. Celle de pouvoir voir un jour, bientôt, le nouveau film de Leos Carax.

La Campagne de Cicéron est édité chez Carlotta. Boy Meets Girl et Mauvais Sang sont édités par France Télévisions Distribution.

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