Inherent Vice de Paul Thomas Anderson, avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson, Reese Witherspoon, Benicio Del Toro, Maya Rudolph, Katherine Waterston. Sortie le 4 mars 2015 | Durée: 2h29
Vers la fin du film la voix off d’une sorte de sorcière psychédélique nommée Sortilège dit quelque chose qui vise à donner son sens à ce qu’on vient de voir: une tentative de traduire en images hallucinées et récits déjantés la fin de l’utopie des années 60 aux Etats-Unis, le basculement du pays dans le consumérisme cynique et boulimique d’une nation à la fois avide et puritaine, dominatrice et rétrograde, qui atteindra son accomplissement quand Ronald Reagan passera du poste de gouverneur de l’Etat de Californie (le cadre du film) à celui de président des USA.
S’inspirant du roman éponyme de Thomas Pynchon (en français, Vice caché, Seuil), le cinéaste de There Will Be Blood et de The Master y trouve un matériau qui lui permet de suivre le fil de l’ensemble de son œuvre: une sorte d’histoire mentale (comme la maladie du même métal) et morale de l’Amérique, par les voies détournées d’un romanesque toujours aux franges du fantastique. Mais il aborde cette fois un registre loufoque dont Punch-Drunk Love avait pu laisser deviner les prémisses, mais qui est ici à la fois plus léger, voire volontiers enfantin, et plus profond. Il y parvient en fabriquant une sorte de collision entre deux codes hétérogènes, chacun poussés dans ses ultimes retranchements.
Autour de l’improbable Doc Sportello, faux médecin mais peut-être vrai détective privé, en tout cas assurément consommateur invétéré de toute substance planante passant à portée de briquet ou de narine, se déploient des tribulations au bord de l’hallucination permanente, délire complètement farfelu reposant sur l’hypothèse que c’est le scénario lui-même qui est high, et prêt à pouffer de rire même et surtout dans les situations les plus dramatiques, comme sous l’effet d’une herbe de première qualité.
Simultanément, et avec un délibéré manque de cohérence, les situations et une partie des répliques miment et caricaturent le cinéma noir classique, avec privé désabusé, femme fatale allumeuse, manigance des notables et flic teigneux.
Le résultat est un film alternativement, ou simultanément, brillant et creux – revendiquant d’ailleurs son brio comme son vide. Le mélange des genres évoque par instant, en moins méthodique, le Tarantino de Pulp Fiction ou certains films des frères Coen (un mix de Blood Simple et de The Big Lebowski), assez vite l’enjeu dramatique de l’enquête ou des rapports entre les personnage s’évapore comme la fumée d’un joint. Le véritable modèle aurait plutôt été à chercher du côté de Dr Folamour, au point d’incandescence entre burlesque et film noir (en remplacement de film de guerre), mais on est loin du compte.(…)
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Dire que ce début d’année 2011 a été stérile serait abuser. On a eu un moment de pure beauté du cinéma, l’Angelica d’Oliveira, une ouverture éblouissante sur une autre maniére de filmer, Pina de Wenders, un bon grand film de genre, True Grit des Coen Broth, une multitude de témoignages de la richesse de ce qu’on enferme sous le label documentaire (I Wish I Knew, Traduire, Dessine-toi, Boxing Gym, Nous Princesse de Clèves) et quelques échappées belles avec Poupoupidou, Dharma Guns, Santiago 73, The Hunter, Médée Miracle… Mais le premier trimestre a malgré tout été plutôt parcimonieux en découvertes importantes, eu égard au nombre de titres sortis. A contrario, il y aurait plutôt surabondance de biens au cours de ces deux mercredis, le 13 avec Road to Nowhere, L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu, Nuit bleue, Robert Mitchum est mort, et, cette semaine, Détective Dee, mais aussi Tomboy, La Pecora nera et Mainline. Cette abondance s’explique à la fois par le désir des distributeurs de profiter des vacances de Pâques (mais si tout le monde se met sur les mêmes dates ça ne sert pas à grand chose), et une sorte de liquidation des stocks avant l’ouverture de la saison suivante, c’est-à-dire le prochain Festival de Cannes. On a dit tout le plaisir qu’inspire le nouveau film de Tsui Hark, il serait dommage que l’attention légitime que le film attire renvoie dans l’obscurité d’autres titres dignes d’intérêt.
Baran Kosari dans Mainline de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab
Mainline, réalisé par la grande cinéaste iranienne Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab, accompagne la trajectoire d’une jeune fille en proie à un problème aussi répandu qu’occulté dans son pays, l’addiction aux drogues dures. Essentiellement construit sur le face à face entre l’adolescente et sa mère, à Téhéran puis au cours d’un long voyage en voiture, le film a l’intégrité parfois difficilement supportable de ne chercher aucune échappatoire romanesque à l’obsédante présence de la dépendance et de ses effets, violents, stupides, dangereux et pitoyables. Ce que raconte Mainline (et qui peut aussi valoir pour d’autres contextes que celui de la drogue) est surtout une impasse, l’échec de la croyance dans une évolution, une amélioration, et simultanément l’horreur de la répétition du même. Ce défi de mise en scène, porté par deux comédiennes étonnantes, trouve un épilogue plus psychologique avec les retrouvailles autour du père divorcé et handicapé, figure convenue au service d’une explication réductrice, qui affaiblit le film en semblant lui offrir un changement de registre.
Ascanio Celestini et Giorgio Tirabassi (au centre) dans La Pecora nera
Dans une tonalité complètement différente, La Pecora nera est une découverte réjouissante – de nos jours, tout film italien qui ne serait pas complètement nul est hélas une découverte, il fut un temps pas si lointain où c‘était le contraire, même raté un film italien était rarement nul. Le premier long métrage de fiction d’Ascanio Celestini, film adapté de son roman, dont il a aussi fait une pièce de théâtre et dont il interprète le rôle principal, est un drôle de film. C’est un drôle de film qui essaie d’être drôle et émouvant, et y réussit, mais parfaitement à contretemps de ses manœuvres pour atteindre ce but. Racontées en voix off par lui-même, les tribulations du « héros », pensionnaire d’un asile de fous à la campagne, à la fois interné et homme à tout faire, multiplient les gags insistants et les situations folkloriques, les ruses de scénarios et les ficelles sentimentales.
Dix fois, l’affaire semble entendue. Mais non. Il y a une étrangeté en plus, ou en moins, ou à côté. Il y a mieux que ces pauvres ruses tape-à-l’œil, au cœur ou au zygomatique. Une colère sourde, un sens de l’absurde, des ratés dans le récit qui le servent infiniment mieux que ces petites mécaniques burlesques ou mélo. Celestini sait quelque chose de la folie des fous, et de la folie du monde, et même s’il y va avec des gros sabots pour nous entretenir de l’une et l’autre, et de la manière dont elles se ressemblent et ne se ressemblent pas, il trouve autre chose. Il trouve un petit théâtre de la cruauté, des musicalités et des stridences qui échappent à la partition trop bien écrite et au jeu trop insistant. Ce « mouton noir » à cinq pattes finira par battre la campagne pour de bon, bestiole irréductible et finalement vivante.
Zoé Heran dans Tomboy de Céline Sciamma
Malgré les différences innombrables, la situation de départ de Tomboy, deuxième film de Céline Sciamma révélée en 2007 avec La Naissance des pieuvres, affronte un danger comparable. Lorsque le film commence, cette histoire d’une fille de 10 ans qui se fait passer pour un garçon auprès de ses copains et ne sait plus comment tenir cette identité usurpée, semble promise à une bien-pensante illustration du droit à la différence, et à la capitalisation sur les séductions faciles d’un groupe d’enfants confrontés à des conflits savamment organisés. Et oui, c’est ça. Sauf que sans cesse quelque chose en plus, ou en moins, ou à côté, vibre dans le plan. Ce « quelque chose » tient souvent à l’interprète principale, la jeune Zoé Heran, tout à fait étonnante de présence, d’opacité, d’existence vive qui ne se laisse assigner à aucun rôle réducteur, ni par les autres ni par le scénario. Mais celui-ci est aussi suffisamment fin pour déjouer son propre programme en de multiples occasions, préférer ce qui est là à « ce que ça veut dire », laisser la caméra regarder, le micro écouter.
Pour le dire autrement, le pitch de Tomboy était terriblement racoleur, toute la mise en scène en fait autre chose, autrement. Sens du mouvement, du rythme des mots et des cadres, heureuse légèreté dans la composition des personnages secondaires, confiance dans la lumière, la couleur et le cadre. Jusqu’au choix du territoire où se situe l’histoire : une cité de banlieue mais une cité plutôt paisible et bordée par des bois, lieu intermédiaire ouvert à des variations aussi importantes que celles autour de l’identité sexuelle, perturbée à son tour par l’imminence de la puberté. La proximité de la nature joue à son tour un rôle ambivalent, qui finit par emmener le film dans son véritable espace : pas celui de la psychosociologie enfantine ou de la guerre des sexes, mais celui autrement profond et complexe des contes de fée. De ce conte, Laure/Michael saura devenir l’authentique héro(ïne), et c’est tout à l’honneur du film, de sa générosité, de lui avoir ouvert cette place au lieu de l’asservir à sa fable. Parce que cette ouverture est aussi offerte à tous les spectateurs.
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