« Un jour avec, un jour sans », quitte et double sentimental en Corée

UN+JOUR+AVEC+UN+JOUR+SANS+PHOTO2Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo, avec Jung Jae-young, Kim Min-hee. Durée 2h01. Sortie le 17 février.

Ou

Lui, on ne le connaît pas, mais on le reconnaît. Cet homme entre deux âges, réalisateur en vue, et en visite dans une ville de province. Il erre aux abords d’un temple par désœuvrement avant de venir participer à un débat sur ses films qui ne l’intéresse pas du tout. C’est un nouveau double de Hong Sang-soo, coutumier du procédé. Mais c’est aussi, surtout, cette figure beaucoup plus vaste du représentant de l’auteur de la fiction dans celle-ci, double qui propose, dans d’innombrable romans, nouvelles, pièces de théâtre, films et même tableaux, un jeu de la sincérité et de la duplicité, l’expression d’une voix intime avec les atours de l’imaginaire.

Et qu’advient-il alors ? Au mieux, comme c’est ici le cas, presque rien. La plus minimale, la plus prévisible des histoires. L’homme rencontre une jeune femme, il marchent, parlent, boivent et mangent, se séduisent un peu, et un peu plus. Coucheront-ils ou pas avant qu’il reparte vers la capitale ? C’est la moins intéressante des questions (dans les films).

Plus l’anecdote sera ténue (personne n’est tué, aucune banque n’est attaquée, aucune catastrophe naturelle ne se produit non plus qu’aucun événement politique notable, aucune menace inédite ne pèse sur la galaxie), plus la rencontre de ces deux êtres pourra être riche de ce qui mobilise ce récit : l’infinie complexité des manières d’être. Hong Sang-soo raconte ça. On pourrait même dire qu’il ne raconte que ça, depuis le premier de ses désormais 17 films – mais la liste s’allonge d’au moins un titre par an. Il le raconte avec la subtilité précise d’un Maupassant, d’un Buzzati ou d’un Raymond Carver. Il y a chez lui un génie du novéliste, saturé par une dimension qui lel singularise à nos yeux occidentaux, et qui tient à la langue, aux corps, aux mœurs de son pays, la Corée, de son environnement, l’Asie.

Dans presque tous ses films, Hong utilise une construction binaire, qui reprend différemment la même histoire, ou deux histoires jumelles (il lui est arrivé d’aller jusqu’à 3, dans In Another Country en 2012, avec Isabelle Huppert ou Haewon et les hommes en 2013, et même 4, avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, son premier film en 1996).

Ici, le réalisateur Ham rencontre la jeune Heejeong dans un temple désert de la provinciale Suwon. Et puis, à la moitié du film, le réalisateur Ham rencontre la jeune Heejeong dans un temple désert de la provinciale Suwon.

Et alors ? Et alors il arrive d’abord une multitudes de détails pas du tout sans importance – les détails, c’est là qu’habite le diable, on le sait, mais sans doute aussi dieu, et surtout, si cela existe, ce qu’on pourrait appeler l’humain.

Il arrive des mots, des gestes, des silences, des émotions, des mensonges, des vérités. Mais pourquoi, pourquoi voudriez vous tellement qu’il se passe en plus on ne sait quel rebondissement spectaculaire, tel bouleversement explosif ? Qu’on viole quelqu’un, qu’on massacre quelques enfants par exemple. Alors que là, à bas bruit, de verre de soju en verre de soju, de confidence en confidence, de regards qui s’ajustent en clopes fumées dans le froid, tout arrive. Littéralement.

Et c’est le milieu du film. L’histoire est finie. Alors elle recommence. Pareil, et pas pareil. Effet comique, effet d’étrangeté, et puis autre chose. Car le même – le rituel, l’habitude, le déjà-prévu, la routine, ce qui rassure comme ce à quoi on ne sait pas échapper – est infiniment plus important, plus compliqué, et aussi plus riche et plus troublant, dès lors qu’un grand cinéaste s’en soucie, que l’abracadabrant et l’exceptionnel. Plus c’est pareil, et plus c’est passionnant.

Et pourtant ce n’est pas tout à fait pareil (ça pourrait). Chaque infime variation, chaque léger décalage, chaque glissement d’abord imperceptible et puis moins – entre elle et lui, avec les compagnons de soirée, lors du débat à l’issue de la projection – sont des stimuli supplémentaires, des éclats qui enrichissent et font miroiter ce parcours en forme d’épure.

Un jour avec, un jour sans, amusant questionnement de ce que tout ce qui fait le tissu des jours comme l’étoffe des fictions, méditation poétique sur l’idée même de récit, ajoute à la désormais longue liste des œuvres siglées HSS qui, de manière ludique et minimaliste, mais avec une obstination de philosophe ami des liqueurs fortes, ne cessent de travailler la question.

Ou

Un homme s’assoit devant un temple dans une ville en Asie. Une jeune femme s’installe à proximité. Entre eux deux, quelque chose de miraculeux, une grâce de mots simples et de gestes simples. Les émotions, avouées, masquées, fugaces, joueuses, vont se déployer. Elles ne seront pas toutes heureuses, elles seront toutes justes et touchantes. A la santé de Hong Sang-soo, cinéaste de l’accueil et de l’écoute.

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Cinéma: les festivals face à la censure politique

People queue to buy tickets for Istanbul Film Festival at Atlas movie theatre in IstanbulA quelques mois d’intervalle, deux des plus grands festivals du monde, celui de Busan en Corée du Sud et celui d’Istanbul en Turquie, viennent de connaître de graves affaires de censure, qui témoignent d’un raidissement inédits de régimes pourtant considérés comme démocratiques.

En 20 ans, Busan s’est imposé comme la principale manifestation cinématographique d’Asie, porté par le dynamisme du cinéma coréen, l’essor général de la région, et aussi le vigoureux soutien public que le Festival a reçu depuis ses débuts en 1996. Busan a joué un rôle décisif dans la révélation des grands auteurs asiatiques contemporains et dans la multiplication des liens entre les cinématographies de la région. Enfant de la démocratisation du pays après des décennies de régime militaire ou paramilitaire d’extrême droite, le Festival comme un grand nombre d’autres activités culturelles dans le pays s’est trouvé dans un environnement moins favorable avec l’arrivée au pouvoir en février 2013 de Park Geun-hye, la fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee. Lors de la dernière édition du festival (du 2 au 11 octobre 2014), les autorités sont intervenues pour empêcher la programmation du documentaire consacré au naufrage du ferry Sewol, qui entrainé la mort de 304 personnes dont de très nombreux enfants. (…)

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Les tribulations de l’élève Gong-ju

-3A Cappella de Lee Sujin, avec Chun Woo-hee, Lee Youg-lan. 1h52. Sortie le 19 novembre.

Il est assez rare de nos jours de rencontrer un film sans en rien savoir. Entre systèmes de repérage (genre, thème, vedettes, nom du réalisateur…) et prolifération de discours d’accompagnement (publicité, critique, buzz…), la quasi-totalité des films arrivent accompagnés d’un cortège d’indices plus ou moins fiables. Or, voici que ce premier film d’un réalisateur coréen surgit parmi les 20  (20 !) nouvelles sorties de ce mercredi 19 novembre sans aucun éléments d’identification a priori.

Surtout, pour autant que des esprits assez aventureux prendraient le risque d’aller à sa rencontre, A Cappella ne fera rien pour clarifier les choses, ne présentera pas ses papiers, entretiendra durant près d’une heure une féconde incertitude sur les raisons d’agir de ses protagonistes, et la tonalité d’ensemble de l’œuvre.

Loin d’être un obstacle, cette incertitude se révèle au contraire une richesse, porteuse d’intensité, de curiosité, de capacité à s’intéresser à de multiples registres, de la comédie adolescente au drame de société, de la chronique quotidienne à l’interrogation sur les notions de vérité, de culpabilité et de puissance.

Finalement le récit livrera davantage d’éléments d’explication et inscrira le film dans ce qui est bien une sorte de genre, particulièrement nourri en Asie, le film de collège sous le signe de la cruauté des rapports entre adolescents et du renoncement des adultes, genre dont relevait récemment La Frappe de Yoon Sung-yun, également venu de Corée mais situé cette fois cette fois côté garçons.

Cadré par cette thématique, le film n’y perd rien en émotion et en complexité, grâce à un sens de la narration non linéaire et de la mise en scène privilégiant la présence charnelle et l’inscription des corps dans des ambiances toujours très sensorielles. Déplacée, manipulée, à la fois volontaire et toujours prête à l’esquive, la jeune Gong-ju, interprétée avec intensité et complexité par Chun Woo-hee (révélée par l’admirable Mother de Bong Joon-ho) existe au-delà du fait divers sinistre qui marque son destin. De même les figures qui l’entourent (le prof qui l’emmène  dans une autre école, la mère de celui-ci chez qui elle loge, la nouvelle copine de lycée, le garçon victime de harcèlements violents, la mère de Gon-ju, son père, etc.), sont toujours à la fois dessinés avec précision et habités de dimensions qui dépassent l’anecdote ou la seule nécessité dramatique.

Lee Sujin possède ce talent peu commun de savoir donner une présence, un potentiel affectif et narratif, à quiconque apparaît devant sa caméra.  Assurément A Cappella raconte à la fois l’histoire d’une jeune fille et un état pas franchement exaltant de la société coréenne. Surtout, il réussit à engendrer un monde à la fois cohérent et complexe, un monde d’émotions, d’énergies et de rapports de force que la mise en scène rend perceptible de multiples manières, au service, si on veut, de ce qu’il raconte, mais jamais asservi par un sujet ou un thème, vibrant de multiples harmoniques qui l’excède et ne le rende que plus réel, et plus émouvant. Un monde où le sexe, la musique, la famille, l’éducation, la natation, nourrissent autant de branches qui se renforcent réciproquement.

Ainsi, ayant fini par expliciter son thème central et la clé dramaturgique qui organise la succession de situations, A Cappella dépasse son propre sujet, s’épanouit selon plusieurs lignes de force à la fois, devient universel tout en restant physiquement ancré dans sa réalité. Et c’est fort bien ainsi.

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Un conte d’automne tardif

Sunhi de Hong Sang-soo. avec Jung Yu-mi, Kim Sang-joon, Lee Sun-kyun, Jung Jae-young. 1h28. Sortie le 9 juillet.

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Il faut en prendre son parti. La quasi-totalité des films de Hong Sang-soo se passent en conversation dans des bars ou en déambulations dans les rues et les parcs – comme la quasi-totalité des pièces de Tchékhov se passent dans des propriétés rurales de la province russe, ou la quasi-totalité des films d’Ozu d’après guerre se passent dans des intérieurs de maisons d’employés, dans leurs bureaux ou dans des bars. On pourrait aussi se référer à Eric Rohmer, pour de multiples raisons et notamment dans la manière dont l’utilisation des mots sert à déplacer le point de vue, dont le langage fait littéralement de la mise en scène. Le plus souvent, le réalisateur coréen y ajoute cette caractéristique que ses personnages appartiennent au même milieu que lui, celui du cinéma d’auteur, des études de cinéma et des festivals. Cela confère une intimité supplémentaire et quelques harmoniques de possible autobiographie, qui rime avec auto-ironie.

Comme avec Tchékhov, Ozu ou Rohmer, chaque nouvelle œuvre pourrait aisément apparaître comme un nouveau chapitre d’un seul grand opus, ou comme une variation sur des thèmes déjà maintes fois abordés. Et comme le Russe, le Japonais ou le Français, le Coréen tire parti de cette manière de faire pour proposer au contraire une recherche extrêmement subtile et approfondie sur des questions nombreuses, bien au-delà d’un thème ou d’une obsession auxquels on essaie souvent de les réduire.

Dans les tonalités brune et dorée d’une fin d’automne, son quatorzième film est construit autour d’une structure géométrique en apparence simple : une jeune femme et trois hommes. Elle, Sunhi, termine ses études de cinéma et demande à son prof une lettre de recommandation. Puis elle rencontre son petit ami avec lequel elle est en train de rompre et ensuite un réalisateur avec qui elle a eu une liaison. Accomplissement exemplaire de l’art du cinéma selon HSS, le film associe deux gestes distincts, et les rend complémentaires.

L’un est un geste de « pure réalisation », si on peut dire. Il concerne la fluidité de la manière de filmer, la capacité à enchainer les mouvements, dans les plans et entre eux, pour construire à la fois l’unité qui correspond à la présence presque constante de Sunhi, la jeune femme, et les variations de rythme et de densité qui correspondent à la particularité de chaque homme.

A cette composition, très comparable à un travail musical, s’ajoute, toujours du côté de la « pure réalisation », le talent d’intensifier la nature de la présence à l’image de chaque protagoniste. C’est la manière de filmer qui rend ainsi Sunhi à la fois attirante, un peu manipulatrice et ayant du mal à s’affirmer, et qui confère à chacun des trois hommes son mode particulier d’assurance professionnelle et masculine, ses propres failles et maladresses, ses frustrations. Si le dialogue fournit des indices de toutes ces dimensions, le filmage des visages et des corps, des espaces entre eux, des gestes, des silences tisse un réseau très riche donnant une étonnante existence à des êtres dont on voit bien qu’ils sont au départ quasiment des conventions de récit, des « types ».

Or cela répond très précisément à un des principaux enjeux de ce qui circule effectivement entre ces protagonistes. Chacun d’eux d’une manière particulière est amené à formuler ce qu’il ou elle sait, ou croit savoir, veut afficher à propos de Sunhi – d’abord chacun des trois hommes en sa présence, puis ensuite les trois ensemble sans elle, lors de l’épilogue d’un comique douloureux dans le parc d’un ancien palais de Séoul. La jeune femme a fini par disparaître, sans qu’on puisse affirmer si elle s’est dissoute dans les descriptions d’elle ou si elle a juste choisi la liberté de leur échapper.

Mais en tout cas l’enchainement des échanges entre Sunhi et ses trois compagnons aura mis en branle tout un questionnement, tour à tour ludique, érotique, brutal ou émouvant, autour de l’idée même de définir… quoi ? Une personne ? ou un personnage ? C’est la question cachée au cœur du film, ce tremblement entre la construction de personnages comme artefacts et la vérité incernable de chacun : s’il est évident que, parlant de, et à Sunhi, Dong-hyun, Mun-su et Jae-hak parlent autant et plus d’eux-mêmes, le film vibre sans fin de la tension entre ce qui tient de la construction (du « théâtre », si on veut, en fait de la fiction) et ce qui renvoie à des humains réels, enregistrés attentivement, dans toute la gamme des changements de ton dans la voix, de lumière dans le regard, de coloration de la peau, sans oublier les échappées liées à la consommation d’alcool, facteur de vérité, de courage et de lâcheté, de tricherie et d’humour, de transgression et de conformisme très important chez Hong Sang-soo.

Sunhi a les apparences d’une petite tragi-comédie cruelle dans un milieu très particulier, c’est en réalité une très délicate machine infernale qui ne cesse de déplacer les repères et les certitudes, suscitant un trouble à la fois gracieux et inquiétant, d’autant mieux que le cinéaste y semble toujours mis en question aussi bien que tous ceux qu’il montre.

A noter, la sortie en DVD de deux autres films de Hong Sang-soo, The Day He Arrives (2011) et Haewon et les hommes (2013) dans la collection “2 films de” édités par Why Not. Deux films qui s’inscrivent parfaitement dans l’entreprise d’ensemble qu’est le cinéma de HSS.

 

 

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A Pink is a pink is a pink

Pink de Jeon Soo-il

Rose est la couleur de rien. Rose est le rectangle nu qui fait office d’enseigne d’un minuscule bar, au bout d’une jetée de béton et de débris, faubourg d’un port au bout du monde, monde déjeté, monde dépourvu de sens et de tendresse. Dépourvu de sens, le nouveau film de Jeon Soo-il, cinéaste coréen qui a connu en Europe un début de  reconnaissance grâce surtout à La Petite Fille de la terre noire (2007), l’est aussi, à sa manière. Mais certainement pas dépourvu d’intensité, de beauté et de mystère. Chaque séquence semble portée par une inquiétude, un tremblement, un souvenir, un espoir ou une angoisse. Et c’est l’assemblage de ces forces qui compose l’univers absurde et incroyablement concret que fait naître le film, comme un poète ivre ferait en marchant surgir sous ses pas des images mentales, des musiques intérieures.

La jeune femme est arrivée sous la pluie.  Nu, le garçon court à perte de vue dans l’infini champ de boue que laisse la mer à marée basse. Le vagabond a laissé sa guitare en dépôt, parfois, il passe et chante et disparaît. Les habitants campent dans la rue, ils essaient d’empêcher la destruction de leur quartier par les promoteurs, la mère du garçon est parmi eux, elle tenait le bar, elle a fait venir la jeune femme pour pouvoir se consacrer à son fils et à la lutte. Le jeune pêcheur est bien charmant, quand même la pieuvre qu’il apporte dans une bassine en plastique est assez inquiétante. Est-ce le monde qui se découpe dans les embrasures de fenêtres comme des coupes franches dans la matière ? Est-ce vrai que les œufs, dans le vieux frigo fatal et de guingois, donnent naissance aux mouettes ?

Peu, très peu de mots. Des fantômes.

La peur. La jeune fille qui s’occupe à présent du bar Pink a peur. Le garçon mutique a peur.

La peau. La peau nue qui cherche un contact moins érotique que rassurant, quelque chose d’humain, ou même peut-être d’animal.Il fait chaud, mais les corps, même transpirants, ont froid.

Les habitants du quartier ont peur, d’un avenir qui ne peut être qu’une défaite – qui ne peut que défaire ce qui les a constitués, et qui n’avait certes rien d’exaltant, mais c’était leur vie. Il y a eu un père incestueux. Il y a les autres à l’école qui battent l’enfant différent. Il y a les flics qui embarquent les protestataires. Il y a ces relations barrées, injouables. Pourtant, il n’y a pas de suspens. Jeon Soo-il ne filme pas pour alerter d’un danger qui vient, ni pour jouer sur la montée d’une menace. Il filme que la catastrophe a déjà eu lieu, que tout est déjà joué, et perdu. Le crime, la mort ne sont pas des conséquences, seulement des répliques, des épiphénomènes. Pourtant chaque moment est si chargé d’émotions contenues mais qui palpitent à fleur d’écran que ce désespoir est saturé de vie, quand même. Comme peut l’être un monochrome inspiré – dont l’abstrait rectangle qui sert d’enseigne au bistrot est non pas l’illustration mais le symptôme.

Les circonstances, qui ne sont pas le hasard, veulent que sortent sur les écrans français, trois mercredis de suite, trois films coréens. Chacun est signé d’un réalisateur remarquable, et aussi différent que possible des deux autres. Hong Sang-soo, signataire de Haewon et les hommes sorti le 16 octobre, est à bon droit une grande figure du cinéma d’auteur contemporain le plus relevé. Bong Joon-ho, dont Le Transperceneige sort la semaine prochaine, est aujourd’hui à juste titre reconnu parmi les grands réalisateurs internationaux. Jeon Soo-il, malgré neuf films tous remarquables depuis 16 ans, ne jouit pas (encore ?) de la même reconnaissance. La force expressive de Pink devrait permettre de faire diminuer cette injustice.

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L’étrangère et les truands

In Another Country de Hong Sang-soo. César doit mourir de Paolo et Vittorio Taviani

Deux histoire de « corps étrangers », celui d’une européenne en Corée, celui du texte de Shakespeare incarné par des gangsters italiens : deux nouveaux films à déguster sortent ce mercredi 17 octobre

In Another Country de Hong Sang-soo s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.

Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de la mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux, où se retrouvent sous des configurations différentes les mêmes lieux (une auberge, la plage, la tente du maître nageur, le phare) et, plus ou moins, les mêmes protagonistes.

On songe à Eric Rohmer, pour la légèreté du ton et la profondeur de la méditation ainsi proposée sur la manière dont se regardent et se parlent les humains, avec et malgré les différences de langue et de références, pour l’interrogation amusée et attentive de ce qui fait narration, et ce qui fait personnage, dans certains agencements de situations.

Composés comme de rigoureuses aquarelles, les plans d’une vibrante élégance ouvrent tout l’espace aux puissances qu’ils mobilisent: puissance des ressources de jeu d’Isabelle Huppert qui jouit ici d’une exceptionnelle liberté, puissance de la mer et du vent, puissance du rire. A Cannes où le film était présenté en compétition, on a ri, beaucoup et de bon cœur dans la grande salle du Palais du Festival, avant que le public ne fasse au réalisateur et à ses acteurs un triomphe aussi mérité que réjoui. Les ovations sont fréquentes, les éclats de rire nettement moins.

César doit mourir est une belle surprise, qui permet de retrouver des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des réalisateurs de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le « vécu » du film, ce qu’on ressent durant la séance, est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la polyphonie riche de sens des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.

L’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien –  la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de César doit mourir un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.

 

(Ce texte est composé de nouvelles versions de deux critiques publiées sur slate.fr lors de la présentation des films à Cannes et à Berlin)

 

 

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