«American Sniper»: Clint Eastwood, un œil fermé

american-sniper_612x380_1American Sniper de Clint Eastwood. Avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Jake McDorman, Luke Grimes. Durée: 2h12. Sortie le 18 février.

D’un point de vue hollywoodien, ce qui est pratique avec al-Qaida, a fortiori désormais avec Daech, c’est l’existence d’un consensus à présenter leurs combattants comme des monstres, des ordures absolues –Daech travaillant d’ailleurs, avec des méthodes de récit et de représentation hollywoodiens, à conforter cette image. Dès lors, il devient possible de retrouver le simplisme absolu des bons («nous», qui que soit ce nous: les Etats-Unis, l’armée américaine, les Occidentaux, les spectateurs de cinéma) et «eux», les méchants, traités sans complexes de sauvages, d’animaux et autres qualificatifs dans le film.

Dès lors, le macho texan Chris Kyle peut partir en guerre sans souci. Le Bien marche à ses côtés. Reconstituant sur le mode du panégyrique le parcours de celui que ses camarades de combat appelleront La Légende, le tireur d’élite ayant le plus morts à son actif de l’histoire de l’armée américaine, Clint Eastwood se permet de faire le contraire de son héros. Alors que celui-ci explique que pour bien tirer il a besoin de garder les deux yeux ouverts, et de voir ce qui se passe aux alentours de ce qu’il vise, tout le scénario et toute la réalisation éliminent les à-côtés qui risqueraient de compliquer inutilement la situation.

American Sniper est filmé comme à travers une lunette de tir de précision, entièrement centrée sur un seul objectif. Oubliés les mensonges du président Bush et de la totalité de la haute administration américaine pour déclencher la guerre en Irak. Ejectée la diversité de ceux qui, sur place, se seront alors opposés à l’occupation comme d’ailleurs l’existence de soutiens au sein d’une population civile ici réduite à une bande de brutes sanguinaires, femmes et enfants compris. Niées les bavures et les erreurs de l’armée d’occupation, sans parler de l’enlisement et finalement de la défaite que subiront les Etats-Unis, après que la géniale stratégie de George Bush ait fait de l’Irak un satellite de l’Iran.

La visée du film est aussi linéaire et rectiligne que les tirs de son personnage central. On peut filer la métaphore en remarquant que le film se soucie en revanche de son recul, de ce qui advient derrière le héro, chez lui. On reste toujours dans le même alignement (le reste de l’Amérique, différente des bons petits gars du Texas et des braves membres des commandos de marine n’existent pas) mais côté famille au pays, essentiellement de sa relation de couple, et de la difficulté de Kyle a redevenir un mari et papa cool en rentrant de ses périodes de mobilisation en Irak.

Sur les toits de Faloudja où il déquille les ennemis comme des cibles de foire comme en famille dans son jardin,  le personnage, et le film avec lui, sont pris dans cette linéarité qui leur donnent à la fois leur efficacité, et le caractère limité, mécanique.

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Le jeu et la règle selon Eastwood, variation en mineur

 Jersey-Boys-Film

Jersey Boys de Clint Eastwood. Avec John Lloyd Young, Erich Bergen, Michael Lomeda, Vincent Piazza, Christopher Walken. 2h15. Sortie le 18 juin.

 

Le 33e film de Clint Eastwood est-il un film de Clint Eastwood ? Pas plus que cela à première vue, dans la mesure où il s’agit de la très fidèle transposition à l’écran d’un musical à succès, qui sous le même titre fait les beaux jours de Broadway depuis bientôt dix ans. Et complètement, voire même triplement, dans la mesure où il se situe à l’intersection de trois veines importantes de l’œuvre considérable du cinéaste. Jersey Boys s’inscrit en effet simultanément dans la lignée des films sur l’art et le spectacle (Bronco Billy, Honky Tonk Man, Bird), ceux sur l’appartenance à une communauté (Sur la route de Madison, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mystic River, Mémoire de nos pères, Gran Torino) et d’une forme particulière de biopic (Bird à nouveau, Invictus, J. Edgar).

Loin d’être opportuniste ou artificiel, cet assemblage de thèmes différents trouve une légitimité grâce à la tonalité avec laquelle Eastwood traite son récit et construit sa mise en scène : comme toute une part de son œuvre, celle qui a souvent – pas toujours – donné ses meilleurs films, Jersey Boys est un film en mineur. Un film qui réussit à prendre en charge de nombreux enjeux, à évoquer des situations spectaculaires, à repasser dans les ornières les plus profondément creusées des films de genre avec une sorte de légèreté, comme planant à quelques centimètres de ces territoires si balisés, si insistants. Avec ce nouveau film, il en va ainsi de la « demi-success story » d’un groupe pop des années 60, les Four Seasons, issu des bas-fonds du New Jersey où la mafia règne depuis bien avant les Sopranos, et donc aussi réalisation située dans le système codé du film de gangster.

Christopher Walken campe, dans un rôle secondaire, une variation à la fois subtile et amusée des grandes figures de parrains de cinéma. Il est le seul acteur connu ajouté à un casting presqu’entièrement repris de la distribution pour la scène, geste courageux qui privilégie l’adéquation de l’interprète au rôle plutôt que les bénéfices du star-system, selon un geste qui rappelle, en moins radical, celui des Lettres d’Iwo Jima avec tous les rôles confiés à des acteurs japonais. D’un caméo du jeune Eastwood dans Rawhide, le feuilleton qui l’a lancé à la fin des années 50, à une citation littérale d’un gag de Chantons sous la pluie, le vieux Clint ne finasse pas avec les références, il en fait au contraire, sans jamais insister, une matière explicite de son récit. C’est pour mieux brancher son film sur un environnement qui est lui-même un château de cartes mémoires de ses propres histoires, à la fois fragiles, biseautées et indestructibles.

Un film en mineur est un film qui fait systématiquement le choix du « moins » : Eastwood ne se soucie pas d’ajouter les usuelles enjolivures « de cinéma » quand on adapte une pièce, pas de scène de foule, à peine d’extérieur. Principe d’économie assurément, mais qui n’est pas seulement économie financière. Jersey Boys ignore superbement le monde où se produit l’ascension du groupe de crooners pop entourant Frankie Valli et sa curieuse voix attirée vers les aigus –pas plus qu’un vrai gangster movie ou une métaphore de l’Amérique des années 50-60, le film ne sait pas qu’il existe un type nommé Elvis Presley ou un autre Bob Dylan, sans parler des Beatles et des Stones.

Film d’intérieur, tourné vers le petit groupe de ses personnages, faisant un usage modéré des tubes (vous ne vous souvenez pas de Sherry,  Walk Like a Man, Bye-bye Baby, Who Loves You, Oh What a Night ? Vous les connaissez pourtant, sans parler des reprises par les yéyés français), il y trouve la possibilité d’un jeu sur les variations, les nuances, et surtout les complexités du monde dont finalement il s’occupe, mais différemment. Le désir de musique et le besoin d’affirmation de soi, les mécanismes du capitalisme et du showbiz, les besoins contradictoires d’autonomie et d’appartenance, l’impossibilité de réduire une personne à une définition, tout est bien là dans Jersey Boys, mais toujours en demi-teinte, d’une manière finalement non-conclusive, qui n’assigne personne sans appel à une place, un rôle, une fonction, un destin. Le recours aux procédés de l’adresse directe au spectateur et de la multiplicité des points de vue, qui n’a rien de neuf, prend ici une validité et une force inattendue. C’est vrai en particulier de ce thème central de l’inscription dans un groupe (un famille, une bande, un cadre ethnique…), que le film réussit à affronter sans décider à la place des gens, ni énnoncer aucune morale.

Aussi étrange que cela puisse paraître à propos d’un réalisateur aussi américain qu’Eastwood, pour le meilleur et pour le pire, à propos d’une histoire si profondément inscrite dans la culture populaire américaine, émerge pourtant l’idée que Jersey Boys est en fait un film français. On veut dire ici un film dans l‘esprit de Jean Renoir. Un récit disponible à la perturbation du « tout le monde a ses raisons », qui ne se soucie de plaider aucune juste cause ni d’assurer le triomphe d’aucun héros. Une façon d’entrer dans les histoires, et dans l’Histoire, qui n’a pas d’avance sur ses personnages, et croit plus émouvant, plus juste et capable de rendre heureux ses spectateurs, ce qu’il fait, sans lui avoir rien imposé ni édicté, sans l’avoir non plus satisfait par le triste assouvissement d’attentes déjà verrouillées.   

 

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